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APPLE WATCH ULTRA (accès libre)
« Tchak ! On vient de planter un nouveau clou sur le cercueil d’une certaine horlogerie en apesanteur »

Quand le « premier-horloger-du-monde » vend deux fois et demie plus de « montres » que tous les horlogers suisses réunis, ces derniers devraient forcément prêter attention à ce que mijote Apple. La nouvelle Apple Watch Ultra est une initiative stratégique majeure. Et ce n’est pas une bonne nouvelle pour les montres traditionnelles…


Magnifiques Geneva Watch Days ! De quoi oublier pendant quelques jours, sous le ciel sans nuages des rives du lac de Genève et sur les moquettes de ses palaces, les échos d’un monde extérieur qui s’abîme dramatiquement dans le fracas des bombes et les menaces de pénuries dans tous les domaines. Eh oui, l’histoire est cruelle quand elle fait rouler ses dés au-delà de nos frontières et quand battent les tambours de bronze des nouvelles guerres hybrides. Eh oui, l’histoire est tragique, même et surtout pour une horlogerie suisse qui se vautre avec inconscience dans le déni de réalité, sans voir que ses plus féroces concurrents ont décidé d’avoir sa peau…

On ne va pas refaire le match, pour se contenter d’un traveling arrière sur ces dix dernières années : justement, voici dix ans, en 2012, Business Montres commençait à tirer la sonnette d’alarme à propos des montres connectées. « Élucubrations » de journaliste, répétait à l’envi l’établissement horloger. La doxa officielle du mainstream médiatique était soit de ne pas parler d’un feu de paille insignifiant (« Il n’y a pas de marché pour les montres connectées »), soit d’affecter la plus grande indifférence pour ce qui ne semblait en rien une menace crédible pour l’horlogerie suisse – d’ailleurs, Nick Hayek n’avait-il pas jeté à la porte les responsables d’Apple qui suggérait de lancer une iWatch by Swatch ? Pour Business Montres, un grand moment de solitude éditoriale, alors même que le danger se précisait. Pour les élites horlogères, un grand moment de rigolade, entre ironie bienveillante et calomnie malfaisante. Évidemment, personne à l’époque – pas même nous – ne pouvait imaginer qu’un marchand d’ordinateurs comme Apple pouvait devenir en dix ans le « premier-horloger-du-monde » et vendre des volumes d’Apple Watch deux fois et demie plus importantes que la totalité de ce que vendent chaque année toutes les marques suisses réunies. Personne dans la communauté horlogère [à part sans doute Business Montres, qui actionnait sans se lasser le signal d’alarme] ne pouvait imaginer que les montres connectées allaient conquérir aussi rapidement et aussi largement des dizaines de millions de poignets, ceux des juniors comme ceux des seniors – ces derniers, qui étaient les meilleurs clients de la montre suisse, sacrifiant leurs belles mécaniques pour des accessoires de santé rendus indispensables par le poids des ans…

Précisément, au cours de ces dix dernières années, on a vu le marché de ces montres connectées évoluer selon deux axes stratégiques majeurs. D’une part de cette segmentation, des « montres d’activité », dédiées aux pratiques sportives et aux entraînements de haut niveau, avec de véritables ordinateurs de poignet et de nouveaux leaders comme Garmin. D’autre part, des « montres de santé », avec des instruments connectés capables d’analyses très pointues de l’activité physique du porteur et de ses paramètres biomédicaux – Apple en est resté le leader naturel. Il reste désormais peu de place entre les deux, avec des stratégies de followers tantôt frontales (Samsung), tantôt territoriales (Huawei), des initiatives « mixtes » intéressantes, des « niches » comme la « montre connectée automatique » de Sequent  (Suisse) et des positionnements très pointus dans le néo-chic connecté façon Louis Vuitton, le néo-chic sportif à la TAG Heuer ou à la Hublot, voire le néo-luxe digital dans le goût Hermès. Jusqu’ici, ce fractionnement du marché maintenait cependant un petit espace vital pour les montres suisses, qui ont vu la base de leur pyramide de marques s’effondrer sous les coups de boutoir des smartwatches et qui ont été contraintes à monter en gamme et à trouver un refuge dans la réassurance patrimoniale et dans la spéculation iconique – un refuge moral dans l’immoralité, ça laisse rêveur ! Les montres traditionnelles pouvaient néanmoins continuer à se flatter des références légitimes qu’elles demeuraient dans des aires de jeu comme le sport, l’aventure ou l’héroïsme pionnier…

Apple semble casser cette fragmentation décennale du marché avec son Apple Watch Ultra, qui vient non seulement piétiner les plates-bandes sportives de ses concurrents dans les montres d’activité (par exemple, Garmin), mais aussi les territoires de légitimité des montres classiques. On se fera une idée des performances de cette Apple Watch Ultra dans nos pages « Repérages » (Business Montres du 9 septembre), mais il faudrait deux ou trois articles de cette taille pour venir à bout de toutes les possibilités d’une telle montre, aussi à l’aise sous l’eau que sur terre et dans les airs – ceci dans la durée des 60 heures de réserve de marche annoncées. Aucune activité de l’extrême ne lui fait peur, aucune expédition dans l’inconnu ne saurait épuiser ses capacités, aucun défi ne pourrait lui poser un ultimatum : si Ulysse avait porté une Apple Watch Ultra pour rallier Ithaque, son odyssée n’aurait duré que quelques heures et, grâce à un des GPS les plus géniaux jamais embarqués dans une montre, il n’aurait pas perdu dix ans à errer dans la Méditerranée. Il faut donc s’attendre, dans les mois qui viennent, à un combat de Titans entre Apple et les spécialistes de la « montre d’activité » de la classe Garmin : on ne se fera pas de cadeau et il n’y aura pas beaucoup de survivants, mais les victimes collatérales seront nombreuses. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’Apple veut la totalité des part du gâteau et la totalité des « parts de poignet » – souvenons-nous aussi qu’Apple avait expliqué, dès 2013, vouloir faire la peau des horlogers suisses…

C’est bien cette approche « totalitaire » du futur de la carpo-révolution qui nous fait penser que cette Apple Watch Ultra est un nouveau clou sur le cercueil d’une horlogerie en apesanteur, qui n’a rien voulu voir venir et qui s’est laissé dépouiller de son territoire biologique (le poignet) et de ses meilleurs clients (tous ceux qui achetaient des montres mécaniques, pour toutes sortes de raisons). Une horlogerie suisse qui n’a pas su opposer à ce tsunami connecté des produits crédibles et séduisants [avec une iWatch x Swatch, on aurait tué le virus en gestation] et qui s’est enfoncée dans une logique aberrante d’abandon des volumes, qu’on nous jurait compensés par une inflation des prix tout aussi suicidaire à court terme – mais c’était une autre illusion ! Tétanisées par leur bonus de fin d’années, les états-majors ont navigué à vue dans le brouillard, tous phares éteints. Le nez sur leurs dividendes immédiats, les actionnaires ont pris la menue monnaie sans comprendre que d’autres plumaient leur poule aux œufs d’or. Aujourd’hui, l’Apple Watch Ultra vient déconstruire un peu plus insidieusement le narratif de ce « sport chic » dont certains ont voulu faire le dernier rempart de la résistance à la carpo-révolution. En accompagnant son porteur dans à peu près tous les compartiments de sa vie [qu’il soit explorateur ou rangé des voitures, qu’il pète la santé ou qu’il soit retraité], l’Apple Watch Ultra délégitime la « plongeuse » de base aussi bien que la « pilot watch » de référence : elle en donne tellement plus qu’il faudrait être fou pour se contenter de moins, sachant qu’on a aussi toutes les chances de se faire couper le bras par le premier malfrat de rencontre qui aura identifié l’icône au poignet de son porteur…

Plus grave aux yeux des derniers tenants du storytelling statutaire de l’horlogerie de luxe : cette Apple Watch Ultra a tout pour devenir un nouveau signe extérieur de richesse, capable de remplacer les fétiches ostentatoires de l’ancien monde horloger. Facilement repérable au poignet par son format XL (49 mm) autant que par son habillage particulier (intégration de la couronne et du poussoir), cette Apple Watch a vu son prix doubler, sinon tripler par rapport aux modèles précédents : c’est, en matière de connexion, un nouveau standard de luxe, celui d’un néo-sport chic tendance high-tech qui n’oblitère pas les propositions des griffes très puissantes par ailleurs (Louis Vuitton, Hermès entre autres), mais qui péjore très sérieusement les tentatives de réponses connectées formulées par des marques horlogères moins vigoureuses. Par ses performances en matière de santé, l’Apple Watch d’ancienne génération était devenue l’apanage des seniors. Avec sa montre présentée comme Ultra, Apple repart à la conquête des juniors à haut ndice d’activité personnelle, tous en pleine forme et en attente de nouveaux symboles générationnels. La nouvelle Apple Watch Ultra démode les précédentes Apple Watch sur le segment de la représentation statutaire : ce n’est plus un accessoire de santé ou d’activité, c’est le must have de la saison, celui qui signe à la fois la passion sportive supposée de son porteur, mais aussi son goût de l’extrême ainsi que la modernité de son attitude, le non-conformisme radical de ses choix et le niveau élevé de son statut social – autant d’attributs qui étaient traditionnellement ceux des montres de prestige et qui ne le sont plus vraiment…

Avec cette extension du territoire de la lutte entreprise par Apple, une page vient de se tourner dans l’histoire des montres. Winner takes it all : il est maintenant limpide que le futur vainqueur exigera la totalité des « parts de poignet ». Avec un instrument aussi complet que son Apple Watch Ultra, Apple se hisse vers d’autres sommets, non sans une tentation évidente vers les pratiques du marketing du luxe : on peut déjà parier qu’il y aura « collabs » cross-canal et multi-marques, des célébrités au rendez-vous et des endorsements mercenaires. Entre nous et sans tentation complotiste, qu’est-ce qui consonne le mieux avec la société du « contrôle social » à la chinoise qu’on nous prépare : la bonne vieille icône ostentatoire qui sent trop la spéculation, sinon la corruption, ou l’accessoire connecté qui met chacun à portée du premier Big Brother qui se présente ? Vous préférez quoi : les symboles révolus et vermoulus de l’ancien monde ou les mille aventures des lendemains qui chantent ? Vous voulez vivre où : dans le passé ou dans l’avenir ? Les fétiches de l’hyper-classe de demain ne seront plus ceux des élites en faillite d’aujourd’hui…

Oui, mais alors, que faire et que tenter contre cette nouvelle blitzkrieg d’Apple sur les poignets ? Bonne question, pour l’instant sans réponse, faute de mobilisation de la classe pensante horlogère : elle préfère s’inquiéter des nouveaux canaux à mobiliser pour surstocker en Chine plutôt que réfléchir à l’impératif de survie face au défi d’Apple ! On peut se résigner à une lente agonie, qui serait un peu celle des marchands de chevaux qui n’ont pas cru l’avenir d’un truc aussi nul et puant que l’automobile. On peut cependant réagir, dans l’esprit de la campagne de publicité lancée par Timex (« Sans filtre #51 » : Business Montres du 22 août) pour bien mettre en valeur de nouveaux arguments anti-connexion. Il faut non seulement se préparer à une refragmentation du monde, qui va obliger l’industrie horlogère à ne plus rêver de la seule hyper-classe des uber-riches, mais qui va la contraindre à proposer d’autres montres, à d’autres prix et à d’autres publics [la reconquête du marché européens et de ses bons vieux clients est impérative]. Il lui faudra aussi se concentrer sur le désenchantement qui naîtra des dérives et des abus de l’hyper-connexion de tous à tous, dans le cadre de plus en plus contraignant de la « société de contrôle » et du « capitalisme de surveillance » qu’on tente de nous imposer. Pour chacun de ceux qui vivent notre post-modernité, le besoin de repères se fait plus pressant, tout comme la tentation du lâcher-prise pour échapper à la virtualité de plus en plus oppressante de l’univers des réseaux et d’un métavers de plus en plus déshumanisé. On sort de l’horlogerie vanitaire. Quoi de plus rassurant et de moins gaspilleur qu’une montre mécanique traditionnelle ? Survivante inespérée, dans sa splendide obsolescence, de cinq siècles de progrès techniques et technologiques qui ont changé le monde sans changer la fascination exercée par les objets du temps, la montre mécanique pourrait bien être le talisman idéal et le vecteur d’une déconnexion contrôlée. Encore faudrait-il préparer la revanche ! L’irruption sur le marché de l’Apple Watch Ultra nous oblige à s’en préoccuper. Comme on en reparlera forcément dans les semaines qui viennent, on vous laisse réfléchir là-dessus…

 

Coordination éditoriale : Eyquem Pons


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