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CHAISES MUSICALES (accès libre)
À tout bientôt, Monsieur Sémon !

C’est comme Patek sans Philippe, Greubel sans Forsey ou Roux sans Combaluzier : on a du mal à imaginer l’horlogerie LVMH sans la silhouette de Guy Sémon, sans la rondeur bonhomme de son sourire et sans la boîte à idées qu’il a promené depuis seize ans dans les coulisses des marques du groupe. Vous savez quoi ? On va bientôt entendre reparler de lui…


On commence par les pivoines ou par les nanotubes de carbone ? De toute façon, on ne pourra pas parler des unes sans parler des autres. C’est ce qui rend, in fine, le « dossier Sémon » si passionnant et si intéressant : par quelque bout qu’on le prenne, on en vient à balayer les splendeurs et les misères de l’horlogerie dans les deux premières décennies du XXIe siècle. Le plus simple, le plus évident, c’est peut-être de commencer par les nanotubes de carbone et par ce qui semble relever de la rationalité scientifique : c’est d’ailleurs ce qui est mis en avant dans le communiqué officiel qui annonce le départ de Guy Sémon, qui aura définitivement quitté à la fin octobre sa direction générale de l’« Institut TAG Heuer ». Lequel « « Institut » est la dénomination un peu énigmatique d’une structure de R&D satellite de la division horlogère du groupe LVMH : on a connu plusieurs identités à ce « service » d’une trentaine de surdiplômés de haute volée aux non moins énigmatiques occupations, visiblement plus portés sur l’équation scientifique de niveau intergalactique que sur la péréquation du taux moyen de profit d’une manufacture horlogère.

Que nous expose donc le communiqué qui officialise la séparation entre le groupe LVMH et Guy Sémon, qui aura passé seize ans en compagnie de TAG Heuer ? Stéphane Bianchi, patron de la branche horlogère du groupe et de TAG Heuer : « Je remercie Guy Sémon pour ses seize années de collaboration avec les marques horlogères de la Division. Ces années furent marquées par certaines des plus grandes innovations horlogères des deux dernières décennies : la Monaco-V4 à courroies, le 1/100e, 1/1000e, 5/10000e de seconde, la réinvention du principe mécanique de Huygens et développement du spiral en nanotubes de carbone, pour ne citer que les principales ». Des chiffres, toujours des chiffres, et des faits, dont on pourrait allonger et détailler la liste :

• Monaco V4 : « Ça ne peut pas marcher et ça ne marchera jamais », expliquaient en 2004 les experts de l’horlogerie. Il faut dire que c’était industriellement aussi mal parti que c’était bien joué en communication. Jean-Christophe Babin, qui dirigeait alors TAG Heuer, n’en pouvait plus d’essuyer les moqueries des « professionnels de la profession ». Il a donc été repêcher un consultant dépourvu de toute expérience horlogère [hormis une affinité de souche ethnoculturelle], mais pourvu d’un solide bagage scientifique. En 2004, il fallait tout reprendre à zéro, à commencer par l’étude de la distribution énergétique dans une mécanique horlogère à courroies. Avec beaucoup d’heures (coûteuses) de supercalculateur pour étudier tout ça, on a fini par y arriver alors que se mettait en place l’embryon d’un service de R&D « fondamentale » qui n’existait pas chez TAG Heuer, ni ailleurs dans l’horlogerie [où la R&D est le plus souvent considéré comme un service d’enregistrement des brevets déposés par le marque] : Guy Sémon devait finir par en prendre la direction début 2008, à temps pour pouvoir présenter une V4 fonctionnelle à la foire de Bâle et se présenter dans la foulée à la communauté horlogère, qui ne comprenait pas toujours très bien ce dont il parlait…

• Les chronographes : sans vraiment le comprendre d’emblée, mais avec l’instinct très sûr du chasseur, Jean-Christophe Babin lâchait alors Guy Sémon, son pitbull scientifique, sur la chronographie, terrain de manœuvres habituel de TAG Heuer. On remoulinait de nouveau des tonnes de données dans les supercalculateurs [désormais mués en « outils » horlogers de nouvelle génération] et on aboutissait à quelques furieuses innovations, comme le Mikrograph (2009 : chronomètre et chronographe au centième de seconde), le Mikrotimer (2011 : chronomètre et chronographe au millième de seconde), le Mikrogirder (2012 : chronomètre et chronographe au deux millièmes de seconde), le MikrotourbillonS (2012 : double tourbillon chronomètre et chronographe au centième de seconde), le Mikropendulum (2013 : chronomètre et chronographe à spiral magnétique au centième de seconde) ou le MikropendulumS (2013 : double tourbillon chronomètre et tourbillon magnétique au centième de seconde). En moins de cinq ans, Guy Sémon avait proprement révolutionné la chronographie mécanique ! Du moins ses principes fondamentaux, parce qu’une telle cascade d’innovations techniques avait passablement révolutionné l’idée que les amateurs se faisaient de TAG Heuer et perturbé leur comportement d’achat. Peu importe, d’ailleurs, puisque Jean-Christophe Babin était exfiltré dans l’urgence pour relancer Bvlgari, maison à la dérive dont il a depuis restauré les grandeurs. Fin de la parenthèse ultra-chronographique dans la très haute horlogerie…

• Les années Biver : au jeu des chaises musicales chez LVMH, c’est Jean-Claude Biver qu’on a exfiltré d’urgence de chez Hublot en 2014 pour le projeter chez TAG Heuer, où il y avait le « feu à la maison ». Les lecteurs de Business Montres étaient alors aux premières loges pour comprendre les tenants et les aboutissants de ces chaises musicales. Il s’agissait alors pour la R&D TAG Heuer d’explorer d’autres horizons. Certes, on restait dans l’horlogerie avec le tourbillon greffé sur la V4 à courroies en 2014 [indéniable succès commercial], mais il s’agissait surtout de finaliser le projet de montre connectée soutenu et encouragé par un Jean-Claude Biver soudain converti à la carpo-révolution. Là, on ne parlait plus de supercalculateurs, puisque les nouveaux interlocuteurs de la marque – Intel, Google et quelques stars de la Silicon Valley – avaient les leurs et qu’il s’agissait d’accorder les violons horlogers de La Chaux-de-Fonds dans cette fosse d’orchestre californienne. Gros succès à New York, en 2015, lors de la présentation de la première Carrera connectée : là encore, les lecteurs de Business Montres ont pu profiter en direct de cet événement technologico-fromager, qui ouvrait de si belles perspectives « modulaires » (seconde génération en 2017) ! En parallèle, l’équipe R&D de Guy Sémon s’étoffait en « Institut de recherches » (2017) et se flattait de la mise au point du mouvement tourbillon chronomètre Heuer-02 (2016), qui sera certifié chronomètre à Besançon (« tête de vipère » poinçonnée en 2018). Retour à l’horlogerie également du côté de chez Zenith, avec la réalisation en 2018 du calibre El Primero 21 (chronomètre à double régulateur). On verra également plus tard (Stéphane Bianchi regnante) une intéressante Zenith Defy El Primero 21 (chronographe double tourbillon chronomètre au centième de seconde). C’était pourtant du côté des spiraux que Guy Sémon lorgnait…

• Les spiraux : en matière de recherche « fondamentale », l’horlogerie ne s’en était plus souciée depuis Huygens en 1675, sinon pour réaliser ces spiraux à une échelle industrielle de plus en plus automatisée. En 2017, la Defy Lab de Zenith créait dans ce domaine la première disruption technologique depuis la fin du XVIIe siècle [il était temps], avec une certification chronomètre par l’Observatoire de Besançon à la clé. En 2019, la Defy Inventor constituait la version « commerciale » de la Defy Lab précédente. Sa mise au point annonçait la création du premier spiral en carbone amorphe à matrice de nanotubes de carbone (2019), aussitôt utilisé dans le tourbillon chronomètre TAG Heuer Nanograph (Heuer-02).

On en oublie, forcément, notamment la liste des Grand Prix de Genève [dont une Aiguille d’or] décrochés par les montres qu’on doit à Guy Sémon ou la liste des récompenses internationales glanées ici ou là à travers le monde. L’idée n’est pas d’en remplir un tableur Excel, mais de comprendre comment fonctionne le facteur Sémon, qui sonne toujours deux fois : une première fois à une échelle fondamentale et stratosphérique [mieux vaut un Master en physique avancée pour comprendre tout ce qui est annoncé dans les champs nanométriques explorés] et une seconde fois dans un registre plus « commercial » – même s’il est évident que les résultats ne sont pas quantifiable montre par montre [la R&D relève du goodwill global, pas d’une logique comptable de retour sur investissement référence par référence]. C’est que l’articulation R&D-industrialisation est souvent mal comprise : toutes les « innovations » listées ci-dessus ont été « inventées » en partant de la base, donc de zéro. Toutes sont originales, pionnières et donc coûteuses : le chronographe Zenith Defy au centième de seconde n’a pas une goupille commune avec le Mikrograph au centième de seconde de TAG Heuer. C’est là que les logisticiens braillent et que les comptables renâclent – d’autant que toute œuvre pionnière réclame du temps pour digérer ses péchés de jeunesse, incompatibles avec l’impérieuse nécessité de raccourcir le time to market

On peut donc commencer à parler de… pivoines ! Derrière le scientifique amoureux d’une aventure horlogère qui lui a permis de comprendre et d’ordonner des connaissances qui n’étaient que des intuitions empiriques, derrière l’animateur d’une équipe qui a pu établir le dialogue avec celles d’Intel ou de Google [qui vivent sur une tout autre planète que La Chaux-de-Fonds : le réalise-t-on vraiment ?], derrière l’innovateur horloger ravi de faire la nique à Huygens, capable de forcer au respect la tête de vipère ou soucieux d’imposer à la haute mécanique le choix des courroies, il y a un massif Comtois solidement enraciné dans cette terre horlogère qui produit des montres autant que des pivoines. C’est ce substrat ethnoculturel dont nous avons parlé qui est au cœur de la mécanique Sémon, mais c’est aussi cette dimension « humaine » – trop humaine ? – qui passe de moins en moins bien dans les états-majors horlogers hantés par le culte de la performance et reformatés par l’usage du tableur Excel. Les équations de Guy Sémon sont plus scientifiques qu’économiques, mais sa logique est plus visionnaire que gestionnaire. Ceci explique pourquoi le « dossier Sémon » est si révélateur des servitudes et des grandeurs horlogères (pour paraphraser Alfred de Vigny) : on peut y lire les déchirements d’une industrie qui a du mal à trouver son point d’équilibre entre la rationalité du compte d’exploitation [certains ont pu parler d’« horreur économique »] et la passion disruptive qui reste le soubassement de toute démarche hors des sentiers battus.

Entre ces deux mondes, le courant peut passer, mais il faut trouver le bon fusible : Guy Sémon sera remplacé par Édouard Mignon, recruté dans la foulée de ce grand élan de richemontisation de l’horlogerie LVMH [plus la moitié de l’actuel état-major de TAG Heuer est composé de transfuges du groupe Richemont]. C’est ce qu’avouait récemment Frédéric Arnault, qui devrait prendre les commandes de la marque avant la fin de l’année. Il déclarait en substance au Financial Times : « TAG Heuer a braconné des personnalités prestigieuses sur les terres de ses concurrents (allusion à Édouard Mignon piqué chez Richemont, à Carole Forestier exfiltrée de chez Cartier, à Franck Touzeau ou Yann Bouillonnec récupérés chez Piaget et Vacheron Constantin, etc.). Reste à savoir si une équipe de R&D hormogène, dont la cohésion était assurée par un facteur charismatique (Guy Sémon) autour d’excitants objectifs scientifiquement ambitieux, peut maintenir sa puissance de travail sans ce grain de folie créatif qu’apporte, précisément, ce facteur humain qui reste irréductible à l’élément purement cartésien du management contemporain…

Esprit de géométrie contre esprit de finesse : vieille querelle pascalienne et vieux débat jamais tranché ! Le départ de Guy Sémon, à l’orée d’une crise horlogère que tout annonce ravageuse, tient clairement du signal faible à décoder correctement. « Pour ma part, explique-t-il, il ne s’agit évidemment pas d’une retraite, car je vais poursuivre ce métier fantastique d’innovateur différemment, en me tournant vers l’enseignement, la recherche et d’autres industries. Je resterai bien sûr proche du groupe LVMH dont je partage les valeurs de créativité et de valorisation des métiers, et nous aurons l’occasion de collaborer sous de nouvelles formes à l’avenir ». Des mots qui en disent long sur l’essence même d’une « mission » personnelle, les valeurs d’une vie et sur les raisons qui font qu’on va chercher ailleurs ce qu’on ne trouve plus ici.

Une certitude en voyant se tourner paisiblement et sans éclats cette page du chapitre Sémon chez TAG Heuer : seize ans, c’est le tiers d’une vie active, mais ce n’est pas la fin d’un parcours. Derrière les avancées horlogères, il y avait les progrès de la connaissance dans l’infiniment petit et l’infiniment précis. Guy Sémon s’est trop amusé en jouant avec les matériaux pour s’en tenir là. Il reste encore bien d’autres statues à déboulonner que celle du pauvre Huygens. Il reste encore bien d’autres certitudes à vaporiser que celles de l’horlogerie bien comme il faut et bien propre sur elle. Ce n’est qu’un au revoir, camarade, pas un adieu. À tout bientôt, Monsieur Sémon…


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