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SANS FILTRE #33 (accès libre)
Un excellent motif d’émerveillement horloger

Les avancées numériques de l’économie des montres sont fulgurantes, mais elles conduisent à s’interroger sur la place des montres dans un quotidien désenchanté par sa digitalisation


Il faut savoir applaudir quand la performance le mérite. Des deux mains s'il le faut. Par exemple, saluer d’un coup de chapeau très bas la performance logistique d’une marque horlogère – en l’occurrence Breitling – qui livre à domicile, le lendemain matin (dès sept heures !), une montre commandée en ligne la veille – à l’intérieur des frontières d’un même pays, précisons-le. C’est là qu’on mesure les incroyables progrès réalisés par les marques en matière de e-commerce et de services concrets à leurs clients : moins de vingt-quatre heures entre le dernier clic en ligne et le coup de sonnette du livreur sur le palier, sans avoir à se déplace ren boutique, en toute simplicité (même pour le paiement), c’est tout de même stupéfiant quand on songe que, pour cette même marque [autres temps, autres mœurs, autres actionnaires, autres managers], au début des années 2000, Internet était une sorte de succursale de l’enfer ! Dès l’arrivée sur le site Breitling, parce qu’il fallait bien avoir une telle vitrine (ça faisait moderne), un sévère panneau d’avertissement précisait bien aux amateurs de montres que jamais Breitling ne fréquenterait cette caverne d’Ali Baba [celle des quarante voleurs] qu’était alors Internet, ce paradis des contrefacteurs et des arnaqueurs selon les vestales de l’intégrité horlogère, et que jamais Breitling ne se vendrait en ligne. Ce n’est pas si vieux, moins de vingt ans : tous ceux qui ont un peu de mémoire pourront en témoigner…

Cette merveilleuse et presque miraculeuse efficacité logistique pousse tout de même à la réflexion. Toutes les marques sont concernées par la mutation qui se profile et s'accélère sous nos yeux.

• Quid de l’avenir des boutiques horlogères, qu’on parle ici de nos amis les distributeurs multimarques ou des boutiques purement Breitling où la marque sait déployer les multiples charmes de son nouveau concept commercial ? À force de transformer les premiers en déballeurs de carton et en simples terminaux de paiement pour des montres dont les ventes sont prémâchées par le marketing horloger (logique de cash and carry), on les a démotivés. À force de transformer les secondes en Disneyland de la marque où les cast members (le personnel) en savent moins sur les modèles que leurs clients, on leur a ôté toute légitimité de représentation un peu sérieuse pour cet achat marquant que doit rester l’acquisition d’une montre…

• Quid de l’avenir de la communication des marques, qu’on parle ici de la promotion publicitaire dans les médias imprimés, du marketing expérientiel, des opérations de séduction sur les réseaux sociaux ou des événements sportifs, sinon mondains soutenus par les marques ? La fragmentation tribale accélérée des segments de marché réclame aujourd’hui du tailoring personnalisé, alors que ces canaux d’expression relèvent d’une consommation de masse de plus en plus obsolète, alors même que les marchés se déglobalisent et alors que les particularismes ethno-culturels, sinon politico-religieux [le communisme en Chine, l’islam dans l’arc de crise arabo-africain, le wokisme en Occident, etc.] reprennent le dessus un peu partout dans le monde…

Quid encore de l’hyperdigitalisation frénétique de nos vies quotidiennes, qui nous condamne à ne plus être que des vecteurs de QR codes (à l’extérieur) et des « patates de canapé » polysensoriellement stimulés (à l’intérieur) ? La montre classique, qui aurait pu – sinon dû – s’instituer en rempart contre la déshumanisation du quotidien et en symbole de la résistance à cette numérisation forcenée croit pouvoir trouver une illusoire stratégie de survie en se coulant dans les habits de cette e-mutation et en tirant fierté de ses progrès foudroyants dans le commerce en ligne. N’est-on pas en train de scier la branche horlogère sur laquelle nos traditions étaient assises ?

La survie de l’horlogerie traditionnelle au cours de ces quatre derniers siècles est un miracle industriel sans équivalent quand on songe que les « montres » – au sens large – sont nées au temps des arbalètes et des chevaux, alors qu’elles s’arrachent toujours au temps des drones et des missiles nucléaires, après avoir résisté à toutes les révolutions socio-culturelles de la Renaissance à nos jours. Il aura pourtant suffi d’un simple virus respiratoire pour bousculer cet édifice patiemment équilibré par la sagesse de nos prédécesseurs. On pourrait se satisfaire des succès enregistrés par les marques aux enchères, des files d’attente dans certaines boutiques et des prix délirants pratiqués sur un marché gris où la demande est phénoménale [aucune autre industrie ne connaît un tel phénomène, pas même la maroquinerie Hermès], mais ce sont autant d’arbrisseaux qui cachent la forêt : plus les montres se vendent facilement en ligne, et moins on en vend en volume ; plus on en parle sur les réseaux sociaux, et moins on en porte au poignet, d’où elles sont de plus en plus éjectées au profit d’outils de santé connectés travestis en montres. Les montres relèvent-elles des simples commodities ou ne devraient-elles pas conserver une part de singularité et d’extravagance dans un monde qui en manque terriblement ? On vous laisse réfléchir là-dessus… 

NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES

Des pages en accès libre pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les trente premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #30 ci-dessous)…  

❑❑❑❑ SANS FILTRE #32 « Pourquoi les horlogers suisses ont-ils eu si peur de Napoléon ? » (Business Montres du 7 mai)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #31 « Désolé, mais le compte n’y est pas » (l’ahurissante inflation de nos temps d’écran : Business Montres du 10 novembre 2020) 

❑❑❑❑ SANS FILTRE #30 « Mais veulent-ils vraiment que le salon Watches & Wonders 2020 ait vraiment lieu en 2021 ? » (Business Montres du 28 octobre 2020)



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