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MOONSWATCH (accès libre)
« Une seule montre vous tente, et tout est relancé » (première partie)

Les historiens de l’horlogerie retiendront certainement la MoonSwatch (lancée au printemps dernier) comme la « montre de l’année 2022 ». À la faveur de chiffres récents, on comprend qu’elle aura non seulement déplombé les comptes du Swatch Group, mais également sauvé la face de toute l’horlogerie suisse. Il est sans doute temps d’écrire sa vraie histoire…


Pour une fois, Nick Hayek, le CEO du Swatch Group, ne nous enfume pas (trop) en revendiquant un million de MoonSwatch fabriquées en 2022 par les chaînes de production ETA : c’est à peu près conforme à nos informations (voir nos notes de ces derniers mois à ce sujet), en se souvenant que ce million de montres estimé par nous était mis en doute par les meilleurs experts. C’est ce million de montres qui fait vraiment de la MoonSwatch la « montre de l’année » : sans ce million supplémentaire, le volume des exportations horlogères aurait été négatif [un déficit d’un million de montres, ce n’est pas rien] – et la valeur globale exportée bien moindre sans cette injection inespérée des 250 millions de francs suisses apportés par une montre en biocéramique. Sans ce million de MoonSwatch, dont le seul apport financier a représenté, en 2022, le chiffre d’affaires total de la marque Swatch en 2021, les comptes annuels de la marque Swatch seraient encore plus déséquilibrés : ils ne sont toujours pas positifs, mais on ne peut plus dire que Swatch perd un million de francs suisses par jour ouvrable – on est simplement passé à une dizaine de millions de perte par mois ! Sans l’impact de ce million de MoonSwatch sur les comptes du Swatch Group, le chiffre d’affaires annuel du groupe serait en recul, de même que les profits du groupe si on les amputait du résultat de l’opération MoonSwatch. On en déduira que la MoonSwatch, « montre de l’année » pour l’ensemble de l’horlogerie suisse, a non seulement sauvé la peau de Swatch, mais elle aura également permis à Nick Hayek de sauver la face en 2022, alors que ses performances étaient plus que médiocres…

Ce qui n’est pas une raison pour raconter n’importe quoi à propos de cette MoonSwatch ! Contrairement au storytelling officiel, Nick Hayek – qui semble marcher sur l’eau depuis qu’il a ce joujou à portée de main – n’est pour rien dans l’assomption de cette montre, imaginée sans lui et développée sans lui, sa responsabilité managériale ne semblant engagée que dans le gâchis logistique de sa production et dans le gaspillage fatal de la fantastique cartouche commerciale qu’elle aurait pu représenter, tant pour le groupe que pour toute l’entrée de gamme horlogère. C’est pourquoi il est temps, maintenant, de raconter la vraie histoire de la MoonSwatch, celle dont le narratif n’est pas biaisé par des forfanteries d’égo et le souci maladif de cacher les insuffisances stratégiques de la direction du Swatch Group…

❑❑❑ Une demande initiale : tout commence chez Omega, par le besoin de disposer d’une « montre de courtoisie » [celle qu’on prête à l’amateur le temps de faire réparer sa montre]. C’est une tradition horlogère un peu perdue aujourd’hui, mais qui remonte aux années 1920 et dont Lip a. prouvé l’efficacité dans les années 1960, quand les clients de la marque préféraient garder pour eux la montre qu’on leur avait prêtée. Problème : comment concevoir une montre qui s'impose à la fois comme digne du statut de la marque, qui soit peu coûteuse et qui reste valorisante par le client ?

❑❑❑ Une suggestion industrielle : dans le même temps, ETA [le bras armé industriel du Swatch Group et la manufacture de tous ses mouvements] avait beaucoup investi dans une ligne de production de montres en biocéramique destinée à la marque Swatch. Cette biocéramique est un matériau de synthèse issu d’une poudre de céramique (pour les deux-tiers) et de dérivés de l’huile de ricin (pour un tiers). Le résultat, éthiquement correct, est très doux au toucher. Problème du groupe : les Swatch en biocéramique étant loin d’avoir trouvé leur public, ce bide commercial a libéré des capacités que les autres marques du groupe pourraient donc utiliser. « Qui en veut ? », demande Nick Hayek en réunion de la direction élargie du groupe. Pas un doigt ne se lève ! D'office, il désigne donc Omega – la plus « forte » de ses marques – pour être… volontaire dans l’utilisation de cette biocéramique…

❑❑❑ Une idée géniale : donc pourquoi ne pas créer cette « montre de courtoisie » (dont Omega ressent le besoin) dans cette biocéramique peu coûteuse, mais de belle facture apparente ? Un comité très restreint se met en place chez Omega pour trouver une solution, qui va consister à s’inspirer de tous les codes de la Speedmaster MoonSwatch pour les infuser dans une nouvelle version d’entrée de gamme, avec toutes les variantes chromatiques que peut autoriser l’utilisation de la biocéramique. Dans la confidence, Raynald Aeschlimann, le président d’Omega, et Grégory Kissling, son vice-président en charge du développement produit, sont responsables de ce projet, confiné pour l’instant chez Omega. Nick Hayek ne sera mis au courant que bien plus tard…

❑❑❑ Une dérivation opportuniste : le problème de Nick Hayek, le président du Swatch Group, est précisément le « sauvetage » de Swatch, marque qui fait eau de toute part, mais qui ne peut pas faire naufrage puisqu’elle porte le nom du groupe. Avec l’approbation forcée de Raynald Aeschlimann, Nick Hayek va donc « récupérer » pour Swatch le bébé Speedmaster Moonwatch en biocéramique, pour en faire un MoonSwatch dotée d’attributs planétaires amusants (une couleur par planète en plus de quelques symboles comme les anneaux de Saturne). Ceci dans un esprit de « collab » professionnelle entre Omega et Swatch : ce qui a du sens et ce qui n’est qu’un prêté pour un rendu, Swatch ayant sauvé Omega du désastre dans les années 1980…

❑❑❑ Un échec logistique : puisqu’il ne s’agissait à l’origine que d’une « montre de courtoisie » [qui ne réclamait pas d’énormes volumes] et d’une récupération industrielle de capacités de production en biocéramique, on ne va raisonner dans un premier temps qu’en milliers de montres. « Ce n’est qu’un clin d’œil », pense-t-on, une blague, un pied-de-nez, une insolence comme on adore les faire chez Swatch ! Il faudra tordre le bras de Nick Hayek pour qu’il commence à réfléchir en termes de dizaines de milliers de pièces. Pas beaucoup plus, parce que la chaîne de production, assoupie par l’insuccès des collections Swatch en biocéramique, n’a plus vraiment les compétences pour passer à un rythme industriel [la marque Swatch, qui ne produit plus que moins de deux millions de montres par an, comptait vendre des centaines de milliers de références en biocéramique, mais on n’a jamais dépassé les dizaines de milliers de pièces vendues !]. Les ventes potentielles de la MoonSwatch sont dès le départ sous-estimées et les objectifs de production sous-dimensionnés. Ce qui explique les premiers ratés logistiques et la difficulté d’ETA pour monter en puissance : il faudra six mois pour parvenir à une qualité satisfaisante, qui aura mis en tension tout l’appareil ETA et provoqué bien des burn-out dans les équipes, où les démissions se sont multipliées…

❑❑❑ Une timidité marketing : les premières réactions internes des initiés à cette nouvelle collection MoonSwatch ont beau être très positives, ni chez Omega, ni chez Swatch, on ne va prendre le moindre risque. La frileuse timidité des journalistes lors de la première présentation, trois jours avant le lancement officiel, confirme cette prudence d’approche. Personne au Swatch Group ne semble comprendre la « bombe MoonSwatch », ni la capacité explosive d’une telle « collab », qui associe une des icônes du marché [la Speedmaster est une vraie icône horlogère pour amateurs passionnés, pas une valeur spéculative pour investisseurs avides de profits immédiats] et une des marques dont la réputation a sédimenté depuis longtemps dans les consciences, même si Swatch n’est plus vraiment, pour les nouvelles générations, ce que la marque a pu être dans un passé glorieux...

❑❑❑ Un gâchis promotionnel : le marketing de la MoonSwatch a négligé plusieurs facteurs dont la conjugaison dans une même montre a décuplé, sinon centuplé la capacité d’attraction : des codes esthétiques lisibles et faciles à comprendre [ceux de la Speedmaster, qui affichent plus de soixante années de présence sur le marché, avec le narratif lunaire en prime], un style vintage immédiatement identifiable [un chrono trois compteurs dans une taille raisonnable] et une classe indéniable au poignet, un argument fun et décalé [les couleurs, dont personne n’avait imaginé qu’elles seraient toutes à peu près également recherchées, même la rose ou la bleu layette], avec un alibi eco-friendly imparable [la biocéramique tendance végane], un prix résolument accessible à 250 francs suisses [il faut compter vingt fois plus pour une vraie Speedmaster] calé exactement entre le caprice réalisable et l’envie de passer pour quelqu’un de sérieux qui ne se prend pas au sérieux et, enfin, une rareté annoncée de must-have saisonnier qui était dans la tradition « culturelle » des Swatch, seules montres du XXe siècle à avoir provoqué des files d’attente. Avec une saine compréhension du marché, on aurait pu anticiper tout ceci, mais la direction du Swatch Group – qui n’y croyait pas vraiment dans les premières semaines – a préféré jouer petit bras et gâcher de fantastiques opportunités commerciales…

❑❑❑ Une gaffe tarifaire : 250 francs suisses pour commencer, c’était le double du prix moyen d’une Swatch et c’était le maximum de ce qui semblait réaliste pour la direction du Swatch Group. Ce positionnement s’est révélé fautif dans la mesure où la MoonSwatch n’aurait pas perdu un acheteur si elle s’était vendue 350 ou même 400 francs suisses – ce qui a longtemps été son « vrai » prix de marché, celui qui se pratiquait effectivement sur le marché gris, la plupart des ventes en magasin étant conditionnés par une revente ultérieure. 100 ou 150 millions de francs suisses supplémentaires auraient mis du beurre dans les épinards de Swatch et du groupe, avec 30 ou 40 millions de profits supplémentaires. Quelle erreur d'appréciation et quel plantage tarifaire !

❑❑❑ Une bourde commerciale : pour Nick Hayek, la MoonSwatch n’a d’abord été qu’un facteur ponctuel d’animation de ses boutiques, dans lesquelles il entendait concentrer les ventes en ne proposant les montres, dans un premier temps, que dans 120 d’entre elles. Qui dira combien de dizaines, sinon de centaines de milliers de ventes ont été perdues par cette pusillanimité commerciale [même si, de toute façon, la production, sous-évaluée au départ, n’aurait pas pu suivre]. De même, des centaines de milliers de ventes ont été ratées par l’absence de ventes en ligne, qui auraient pu faire accéder à la montre les larges masses de consommateurs asiatiques. S’il est très révélateur des vrais rapports de force sur le marché [on surestime toujours trop le online !] et si la seule vraie icône des années 2020 a été une montre d’entrée de gamme vendue exclusivement offline [quelle gifle pour les « gourous » du tout-à-l’égout numérique !], on peut cependant estimer que le Swatch Group a perdu dans ce gaspillage l’équivalent supplémentaire d’un bon million de MoonSwatch potentiellement vendables. Ce n’est pas rien…


❑❑❑ À SUIVRE : « Une seule montre vous tente, et tout est relancé » (seconde partie de notre séquence MoonSwatch)


Coordination éditoriale : Eyquem Pons



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