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GRAND ÉCRAN (accès libre)
« Unrueh » : le film le plus horloger de l’année est d’une totale et très anarchiste poésie

L’histoire de l’horlogerie est ce qu’elle est : gardons les yeux grands ouverts sur ceux qui nous ont précédé et qui nous ont permis de bâtir cette belle industrie internationale de la montre. Ces « anarchistes » seraient sans doute très étonnés de découvrir ce que nous sommes devenus…


S’il n’y a qu’un seul film à voir avant la fin de l’année (si tant est qu’il tienne l’affiche), c’est bien Unrueh, le dernier film de Cyril Schäublin. Non seulement il est formellement très beau et horlogèrement très juste, avec une écriture cinématographique de nouvelle génération [un peu surprenante parfois, du moins pour ceux qui ne vont plus si souvent qu’ils le devraient au cinéma] et surtout une injonction à réfléchir sur les racines identitaires de notre rapport au temps. En quelques phrases, de quoi nous parle Unrueh pendant 93 minutes, Unrueh étant, en suisse alémanique (« Unruhe » en allemand classique), le mot qui désigne le balancier comme cœur battant de la montre ? Déjà, pour commencer, c’est la première fois qu’un film destiné au grand écran prend pour titre un composant horloger : c’est un peu normal, le Zurichois Cyril Schäublin étant issu d’une famille d’horlogers – il a grandi en Suisse où il a sorti ses premiers films, vite remarqués par la critique, Unrueh étant son deuxième long métrage. Ensuite, Unrueh nous propulse dans une petite cité horlogère dans une vallée suisse, vers 1877 [quelque chose qui pourrait être Saint-Imier, mais pas que], à une période charnière où les nouvelles techniques de production permettent à l’horlogerie de rationaliser ses ateliers, où les « régleuses », qui ajustent et règlent à la main les balanciers, constituent une aristocratie ouvrière fière de ses compétences. Le monde extérieur à l’horlogerie évolue lui aussi, avec un besoin collectif de précision qu’accroissent les lignes de chemin de fer qui sillonnent le canton et les nécessités d’unifier les différentes heures officielles qui voient midi à différentes heures selon qu’on est à la porte de l’atelier, de la mairie, de la gare, de l’église ou du canton. 

Scénario toujours : une jeune ouvrière, Joséphine Gräbli, voit s’établir la nouvelle exigence de la précision et la nouvelle course à la compétence à travers le chronométrage minutieux de la tâche des régleuses. Joséphine, qui s’engage dans la mouvance locale des horlogers anarchistes, va rencontrer un cartographe russe nommé Pierre Kropotkine – personnage historique qui a réellement existé (1843-1921) et théoricien de l’anarchisme (il préférait la notion de « communisme libertaire »), qui a effectivement milité dans les milieux horlogers du Jura suisse à l’époque évoquée par Unrueh (on peut même dire, comme il l’a écrit dans Mémoires d’un anarchiste, que c’est en Suisse que Kropotkine est devenu anarchiste). Un peu étonnant aujourd’hui, ce référent anarchiste n’est pas incongru pour ceux qui connaissent l’histoire des luttes sociales dans l’industrie horlogère : la veine anarchiste dominait largement les différents mouvements sociaux et syndicaux de l’horlogerie jusqu’à la Première Guerre mondiale et sa reprise en main de la classe ouvrière par la gauche socialiste et les militants communistes. 

Les industries du luxe horloger ont oublié leurs origines anarcho-syndicalistes, très peu « marxistes » à l’origine, clairement anti-autoritaires et certainement pas « soviétiques » ! N’oublions que c’est à Saint-Imier le premier congrès de la première Internationale anti-autoritaires, en 1872, de nombreux délégués venus de toute l’Europe s’installant ensuite dans le terreau fertile des vallées suisses pour y prêcher la bonne parole. Les « grands » anarchistes suisses venaient des vallées horlogères, tout comme les millions de montres suisses que ces vallées exportaient à travers le monde après être passées dans des ateliers dominés par des élites ouvrières soucieuses d’autonomie et pétries de principes anarchistes…

Le temps, comme temps social, comme temps de vivre, comme temps des nouvelles techniques (la photographie, le taylorisme, le télégraphe), comme temps de travail, temps capitaliste patronal, comme temps ouvrier libertaire, comme temps de communication ou comme temps libre, sinon comme temps de l’amour : autant de temps qui n’ont pas tous la même valeur, ni sans doute la même durée pour les uns ou pour les autres, selon qu’on règle un balancier ou qu’on chronomètre l’action de la régleuse au dixième de seconde. Ce temps est présent dans chaque scène du film, de même qu’on y explore les coulisses d’une manufacture de montres. Loupe à l’œil ou grand angle, on sent l’horlogerie basculer de l’artisanat vers l’usine, tout comme on sent les villages horlogers basculer – ne serait-ce que linguistiquement – vers des espaces cantonaux avant de devenir nationaux. Explication de Cyril Schäublin : « Je me suis intéressé au quotidien dans une usine horlogère pour voir comment ce quotidien influence la perception du temps qu’avaient les ouvrières et les ouvriers. Simone Weil décrit la cadence comme un moyen de pression sur le personnel, des travaux répétitifs à effectuer selon des intervalles qui leur sont imposés et qui ne laissent pas de possibilité pour leur propre rythme de travail ».

Le temps, certes, mais pas de… musique dans ce film, sinon un ou deux chants populaires ! Le temps encore, qui nous défie dans notre quotidien des années 2020, cent cinquante ans après le film, en nous obligeant à réfléchir à la mutation que nous vivons, actuellement, en subissant nous aussi le harcèlement des réseaux sociaux, la pression des nouvelles technologies qui étouffent toute velléité de marge de manœuvre individuelle, le décompte vertigineux des horloges atomiques, la dépendance galopante de nos prothèses numériques (smartwatches) ou la robotisation forcenée de la production horlogère – temps subi et massifiant qui provoque, par réaction, une explosion des ateliers artisanaux et une floraison des créateurs indépendants. Les ouvriers anarchistes de 1870 seraient très étonnés de voir comment leurs descendants se débattent dans les mêmes affres temporelles, mais dans d’autres perspectives. L’interrogation posée par Unrueh n’en reste pas moins pertinente…

Donc, un seul devoir pour la communauté horlogère : s’il n’y a qu’un ticket d’entrée dans un cinéma à acheter pour cette fin d’année, ce soit pour aller découvrir Unrueh, dont la projection dans les manufactures relèverait de l’impératif catégorique – même et surtout pendant les heures de travail, ce serait au moins aussi utile que les traditionnelles verrées de Noël et les « pots » de fin d’année. On se demande quelles directions auront le courage d’organiser de telles séances : à une heure où les marques ne jurent plus que par le vintage en sacralisant leur patrimoine et leurs racines, une discussion autour d’Unrueh serait un très roboratif remède à la démotivation que tout le monde constate en mode post-covid…

 

Coordination éditoriale : Eyquem Pons


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