NOUVEL AN LUNAIRE (accès libre)
Vous préférez le lapin malin ou le lapin crétin ?
Avec notre entrée prochaine dans l’Année du Lapin du zodiaque chinois, on pouvait redouter le pire du côté des propositions horlogères. On est le plus souvent très au-delà du pire, mais pas toujours heureusement…
Même si elles ont tendance à raser les murs, alors qu’elles plastronnaient sur tous les réseaux sociaux depuis une dizaine d’années, les séries limitées horlogères lancées à l’occasion du Nouvel An chinois sont restées fidèles au rendez-vous. En 2023, une bonne trentaine de marques horlogères ont persisté dans cette veine lunaire, cette année en mode lagomorphe à longues oreilles. Il y a dix ans, en 2012, ce tropisme calendaire n’était que du bonheur : pensez donc, c’était l’Année du dragon et la bulle chinoise commençait à tout emporter sur son passage. Tous les horlogers s’étaient sentis tenus d’y aller de leur série Année du dragon, à grand renfort de métiers d’art. En 2023, nous sommes en fin de cycle et nous allons fêter l’Année du Lapin, sympathique léporidé pas forcément porteur de valeurs héroïques dans la psyché occidentale, qui les préfère en civet plutôt qu’en ménagerie astrologique…
Même si beaucoup de ces montres « Année du lapin » ne sont plus proposées qu’en séries très exclusives [plus les marques tirent de substantiels profits du marché chinois et plus elles s’obligent à des créations dans ce goût lunaire], on remarque parfois l’intelligence opportuniste de certaines propositions, mais, le plus souvent, on ne peut que déplorer la naïveté convenue, sinon la plus bébête des vulgarités esthétiques de ces pièces zodiacales. Le pire est sans doute que les amateurs chinois eux-mêmes rigolent sous cape de ces « hommages » horlogers proposés par des Européens qui semblent n’avoir pas compris à quel point ces références à une mythologie hors d’âge et de moins en moins « sensible » se sont ringardisées. C’est, de façon très critiquable, ce qu’on fait de plus flagrant en matière d’« appropriation culturelle » [une sorte de « yellow face » qui équivaudrait au « black face »] et c’est un peu comme si les mêmes marques lançaient tous les ans des séries limitées de haute horlogerie un peu nunuches consacrées au Père Noël, au Père Fouettard, aux rois mages ou aux nains qui scient les bûches de Noël…
Parmi les meilleures idées lapinesques de l’année, on notera l’extraordinaire – au sens le plus juste et le plus strict du terme – Tonda PF Xiali de Parmigiani, dont le « calendrier chinois » est une première mondiale. On pourra traduire Xiali par « calendrier traditionnel chinois complet », la montre (en haut de la page et ci-dessous) s’inscrivant dans la série des calendriers horlogers grégoriens ou musulmans déjà mis au point par la manufacture Parmigiani. Quand on sait la complexité interne de ce calendrier, on ne peut que rester subjugué par la maîtrise et l’ingéniosité mécaniques des horlogers de Parmigiani. Ce calendrier chinois combine en effet des éléments d'un calendrier solaire et d'un calendrier lunaire, qui sont calculés séparément et ensuite synchronisés, par l'ajout d'un mois lunaire supplémentaire ou intercalaire. Ce treizième mois, qui permet aux deux cycles de coïncider, se produit environ tous les trois ans. Enfin, le calendrier chinois divise l'année solaire en vingt-quatre termes solaires, ou « souffles », qui symbolisent le calendrier agricole. Le Nouvel An apparaît selon des règles précises et prend le nom du mois qui le précède. Le calcul est là aussi complexe, mais il permet de suivre les saisons et de fixer le nouvel an chinois à l'arrivée du printemps, qui varie entre fin janvier et fin février dans notre calendrier (précisément entre le 21 janvier et le 19 février).
Quelques explications techniques supplémentaires permettent de mieux apprécier les prouesses mécaniques de Parmigiani : contrairement au calendrier grégorien, qui nomme les mois et numérote les années, le calendrier chinois nomme les années lunaires et numérote les mois ! Les noms des années sont répétés sur un cycle de 60 ans (sexagésimal), mais le calendrier comprenant les dates, les jours et les mois varie sur la base d'observations astronomiques. Il est donc impossible de réaliser un calendrier chinois véritablement perpétuel. Parmigiani va cependant aussi loin qu'il est possible d'aller en créant le calendrier chinois le plus complet et le plus précis dans le volume d’une montre. Le système de numérotation des unités de temps est basé sur la combinaison d'un cycle décimal, les dix Tiges Célestes, et d'un cycle duodécimal, les douze Branches Terrestres. Les 10 Tiges Célestes ont pour fonction d'attribuer des éléments aux saisons et aux planètes (eau, bois, métal, feu et terre). Les 12 Branches terrestres correspondent aux signes du zodiaque : chacun est représenté par un animal, qui désigne les années du cycle sexagésimal et influencera le destin et le caractère des êtres humains nés cette année-là. Que d’informations compliquées à intégrer sur un cadran : les heures et les minutes, l'affichage du mois et sa numérotation, un mois supplémentaire lorsqu'il est applicable, le mois court (29 jours) ou le mois long (30 jours), les « termes » solaires correspondant à 24 divisions de 15° de la trajectoire du soleil le long de l'écliptique (trajectoire du soleil vue de la terre), le nom de l'année indiqué par une aiguille, les indications de l'animal et des éléments avec alternance de couleurs, qu'ils soient Yin ou Yang, la numérotation des jours et les phases de la lune.
Tous les réglages se font rapidement grâce aux différents correcteurs situés de part et d'autre de la carrure. La mécanique très subtile et raffinée de ce nouveau mouvement (calibre PF008) permet l'affichage de ces informations en caractères chinois classiques. Le calendrier chinois n'étant pas cyclique, la complication est programmée mécaniquement et couvre une période de 12 ans par un système de cames. A la fin de ces douze années, la montre doit être remise à zéro pour une nouvelle période équivalente. Pendant cette période, toutes les informations restent exactes sans qu'aucune intervention ne soit nécessaire – du moins tant que la montre ne s'arrête pas. Si la montre est arrêtée, vous pouvez effectuer des corrections en changeant simplement le numéro du jour et du mois grâce à un correcteur rapide qui facilite les ajustements sur de longues périodes. Le tout avec les codes esthétiques de la collection Tonda PF, comme le cadran étagé sur plusieurs niveaux, avec appliques en or blanc rhodié et aiguilles des heures et des minutes squelettées, le cadran étant exécuté ici en rouge impérial avec un motif guilloché « grain d'orge » qui rehausse sa surface, sans oublier la lunette moletée en platine ou le bracelet intégré)…
On aura compris que cette Tonda PF Xiali est tout sauf une montre spéciale Année du lapin, parce qu’elle évolue à une altitude stratosphériquement plus élevée que le reste de la cohue et qu’elle honore en lui rendant hommage la totalité des connaissances calendaires traditionnelles de la civilisation chinoise. On pourrait en dire autant, mais dans un registre mineur nettement plus sommaire et cosmologiquement moins abouti, du calendrier chinois traditionnel de Blancpain, édité cette année dans sa version Année du lapin d’eau et qui se trouve capable d’afficher les principales informations du calendrier chinois (heures doubles, jour et mois avec la mention des mois intercalaires, signes du zodiaque ou les cinq éléments et les dix piliers célestes : ci-dessus)…
Pour le reste, que de piteux lapins qui ne valent pas un pet de lapin sur des cadrans aux signatures prestigieuses qui surtarifent ces montres en séries ultra-limitées. Personne n’en voudra à Swatch de jouer ingénument avec les codes traditionnels du Nouvel An chinois (rouge et or), en lisant sur un lapin stylise aux oreilles très horlogères (ci-dessus) : on demeure sans déroger dans les codes identitaires de la marque, la Swatch restant à des prix de « petit cadeau entre amis » tel qu’on le pratique en Asie. Dommage que Swatch n’ait pas le cran de ressortir des limbes sa magistrale Bunnysutra, dont la complication érotique avait fait scandale il y a vingt ans (ci-dessous : à la demande, les aiguilles se positionnent sur une des figures du Kama Sutra pratiquées par M. et Mme Lapin – peut-être était-ce trop genré et discriminant pour le wokisme ambiant)…
On s’étonne en revanche de l’insignifiance graphique et du pompeux sertissage proposé avec la montre Premier Année du lapin d’Harry Winston. Même navrante découverte avec les lapins en grisaille d’émail cloisonné de l’Altiplano Zodiac Piaget : très décevant, mais il n’y en aura que trente-huit (ci-dessus) ! Tout aussi triste, stylistiquement plate et très nulle, la montre Année du lapin mise en avant par Breguet (ci-dessous) : une telle farandole lapinesque aurait amusé tout le monde chez Swatch, mais elle confirme une panne créative géante chez Breguet. On sera malheureusement tenté d’en dire autant de la Christian Dior Grand Soir Année du lapin, très médiocrement exécutée (ci-dessous) pour une montre de haute joaillerie...
Au chapitre des piteux désastres figuratifs, mentionnons également l’Année du lapin fêtée sans charme par Ulysse Nardin ou par Chopard dans la version Happy Sport Year of the Rabbit d’une triste banalité (ce qui n’est pas le cas de la version L.U.C. XP Urushi, nettement plus intéressante stylistiquement : ci-dessous). On comprend qu’une maison IWC ait préféré la dignité d’une simple masse oscillante léporidée sans prétention (ci-dessous), TAG Heuer jouant la carte d’un simple cadran plissé et d’un lapin sur le fond saphir au verso de la montre – le reste de l’habillage pourra toujours resservir et il n’y a pas de petites économies : c’est l’année du la… pingre !
Sans aller jusqu’à s’extasier, on appréciera l’harmonie figurative de la montre Année du lapin dédiée par Vacheron Constantin à cette tradition : pour une fois, l’esthétique se fond dans la complication mécanique de la montre (ci-dessous) et l’ensemble sonne juste. De même que la Vanguard Année du lapin de Fr2nck Muller, avec son facétieux couple de lapins surpris en pleine intimité (plus bas) décale très intelligemment le clin d’œil horloger à ce Nouvel An chinois. On saluera également la G Timeless dont le cadran et le bracelet géométrisent de façon très amusante et presque subliminalement notre ami le lagomorphe à grandes oreilles (ci-dessous) : il est absurde d’en rajouter dans l’évocation zoomorphe, surtout avec un animal aussi radicalement porteur de symboles différents dans les principales cultures du monde…
Lapin ou pas lapin, that is the question ! Si on peut comprendre que les marques surimpliquées en Chine se laissent tenter, la démarche est absurde pour les marques aspirationnelles qui ne font que rêver de ce marché autrefois décisif : dans toute la grande Chine, le Nouvel An lunaire est de plus en plus festif et commercial, mais de moins en moins zodiacal et symbolique. C’est un peu comme en Occident : plus personne ne croit au Père Noël, ni aux mystères de la Nativité du Christ, mais tout le monde profite de ce prétexte pour réenchanter la fin de l’année !