WONDER WEEK 2023 #01
2023, l’âge d'or des septuagénaires bondissants
Ils ont au moins 70 ans, mais personne ne songerait à les considérer comme des croulants. Au contraire, ils semblent vouloir faire crouler sous les assauts de leurs nouvelles créations les faux semblants et les fausses valeurs de l’horlogerie contemporaine. Hardi les anciens !
Les marins, qui se méfient des « quarantièmes rugissants », nous parleraient bien de « septantièmes mugissants », mais, comme ça correspond à la latitude du pôle sud, au cœur du continent antarctique, ils n’ont pas vraiment l’occasion d’y naviguer. Conservons donc l’expression « septuagénaires triomphants » pour désigner les vrais vainqueurs de ce printemps horloger. Ils ont une appréciation identité calendaire pour avoir dépassé les sept décennies et ils s’apprêtent à filer une claque mémorable à tous les adeptes du jeunisme horloger – vous savez à quel point c’est la mode, dans les états-majors de la montre, de se débarrasser des vieux barons qui comprenaient quelque chose au métier horloger, au profit de jeunes couillons égocentriques, qui ne comprennent que leur bonus de fin d’année…
Donc, nous voici face à l’émergence d’une nouvelle génération de vénérables papys triomphants, pas vraiment décidés à profiter d’une retraite bien méritée, qui ont en plus l’insolence de nous rappeler quelques fondamentaux de la belle horlogerie mécanique. Une forme de retour vers le futur, qui va donner d’autant plus boutons à la génération quadra-quinqua que ces septuagénaires bondissants ont une fantastique code d’amour et d’affection auprès des vingt-trente ans qui assureront leur relève. Nous avons sélectionné quelques-uns par ordre alphabétique et non par ordre d’âge ou de préséance – mais ils ont tous dépassé leur 70e anniversaire : « Chic aux anciens », comme on crie à Saint-Cyr…
❑❑❑ JEAN-CLAUDE BIVER : grâce à l’entregent de la « machine Biver » qui vient de se mettre en marche, « Bibi » et sa marque JC Biver s’apprêtent à troller l’ouverture de Watches & Wonders et de toute la Wonder Week. Un vrai cas d’école : comment créer le buzz face à 150 marques quand on a tout juste 30 montres à proposer ? Aucun souci pour les vendre, Jean-Claude Biver comptant dix, vingt ou trente fois plus d’amis qui lui doivent leur fortune à travers le monde : le « Bibiland » n'a pas de frontières ! Cas d’école complémentaire, en mode philosophico-managérial : comment réussir un couronnement de carrière quand on a déjà raflé à peu près tous les lauriers disponibles ? Réponse la semaine prochaine, en présence du dauphin désigné, Pierre Biver. La saga continue…
❑❑❑ PHILIPPE DUFOUR : le « trésor vivant » de la vallée de Joux fêtera cet été ses 75 ans avec quelques amis, mais sans doute pas avec une officialité horlogère qui persiste à le bouder alors qu’il est le plus beau joyau de la couronne horlogère suisse – mystères insondables de la plus crasse des bêtises humaines ! Il n’a plus que dix montres à vendre, mais il pourra les afficher à n’importe quel prix : elles trouveront preneur tellement des dizaines de milliers d’amateurs rêvent de ces trois-aiguilles d’une simplicité quasi-biblique. Une montre de Philippe Dufour (ci-dessous), c’est ce qui reste quand on a tout oublié de l’horlogerie traditionnelle dévoyée par le bullshit des marques et les dérives spéculatives du turbo-capitalisme financier.
❑❑❑ LAURENT FERRIER + FRANÇOIS SERVANIN : une des plus « jeunes » marques de la nouvelle génération horlogère affiche un des attelages les plus blanchis sous le harnais. Avant même que la marque ne soit lancée, Business Montres avait repéré Laurent Ferrier comme le « papy de la nouvelle génération », avec un teint et une barge de Père Noël. Treize ans plus tard, il a gardé la main pour ciseler des boîtiers et des aiguilles de rêve, histoire de donner vie à des mouvements mécaniques de haute lignée. Son complice et ancien co-pilote François Servanin est de la même génération en termes d’état-civil : le secret de leur succès commun, c’est peut-être justement d’avoir échappé aux sortilèges du temps, sans céder aux modes de l’instant, ni aux caprices du présent. L’intemporel, c’est l’inactuel. L’éternité, c’est l’apprentissage de la sérénité : « Égalité d’âme », nous enseignaient déjà les Pensées pour moi-même de l’empereur Marc-Aurèle – Aequanimitas Anima pour les latinistes…
❑❑❑ RICHARD MILLE : maintenant qu’il a soufflé ses soixante-dix bougies [il en a quelques-unes de plus au compteur], il s’offre le luxe d’entrer dans le club des horlogers « milliardaires » – on parle ici de chiffre d’affaires, et ils ne sont cette année que huit à faire partie de cette aristocratie de la bottom line. Quoi de plus mérité pour « Ricardo », qui a bâti sa marque de main de maître et qui a su en faire, en même temps qu’une référence internationale immédiatement repérable, la fierté d’une horlogerie française en plein renouveau ? Avec lui, c’est toujours à fond et sans concession, qu’on parle de pilotage automobile, de création de montre ou de gestion d’une maison horlogère que les grands groupes se mordent les doigts de n’avoir pas eu le flair de racheter avant son apothéose. Et le parcours est loin d’être fini ! C’est épatant, cette réussite pour une marque qui réussit à être adulée à la fois des tifosi désargentés de l’horlogerie et des oligarques de tout poil jamais avares d’ostentation au poignet…
❑❑❑ DANIEL ROTH : cet oublié de la vallée de Joux avait disparu des radars, mais Jean Arnault (Louis Vuitton) et la Fabrique du Temps de Genève viennent de lui offrir une nouvelle jeunesse en relançant sa marque sur les mêmes bases qu’en 1988, quand il était particulièrement culotté pour un mécanicien horloger de se lancer, en pionnier, dans une aventure solitaire : il est d’ailleurs un des derniers survivants de cette glorieuse génération des défricheurs horlogers de la fin du XXe siècle. C’est le grand retour sur le devant de la scène pour celui dont le nom avait été balloté et naufragé de propriétaire en propriétaire : le plus stupéfiant reste l’incroyable modernité de ses premières montres, qui n’ont rien perdu de leur avant-gardisme (ci-dessus) alors qu’elles ont été lancées depuis bien plus de trente ans ! Quelle magnifique récompense pour son parcours que cette reconnaissance à deux ans d’un octogénariat qu’on espère tous des plus heureux !
❑❑❑ ALAIN SILBERSTEIN : vous allez bientôt voir comment le vieux renard de Besançon a su rester le fringant corsaire du design qu’il a toujours été. Depuis deux ou trois ans, il s’échauffe avec quelques tours e piste en collaboration et on va le découvrir ce printemps en partenariat avec quelques autres marques, mais on le saluera également sous ses propres couleurs et dans un registre totalement inattendu, quoique très horloger (suivez la couronne de remontage ci-dessous). En vrai « seigneur des formes » et en bon suzerain de ces goûts et de ces couleurs dont on ne discute pas, il a su si bien se bonifier en vieillissant qu’on le reconnaît toujours au premier coup d’œil, mais c’est presque désormais en tant que « classique » qu’on apprécie son style, finalement très français dans sa lettre comme dans son esprit. Il a tout pour s’imposer comme le chef de file de ces nouveaux septantièmes triomphants…
On va arrêter là cette recension des septuagénaires bondissants de la nouvelle horlogerie – d’autres seraient évidemment à citer, mais ce serait trop cruel pour les petits marquis poudrés dans leur jeunisme qui parasitent la direction des marques. Si les cheveux sont blancs, les neurones pétillent d’intelligence et de créativité. L’échantillon ci-dessus est suffisamment parlant : on aura compris que, pour paraphraser Corneille (Le Cid) en le détournant, le nombre des années n’atteint pas la valeur…
Coordination éditoriale : Eyquem Pons