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AOÛTVERTURES # 1 : Des relents d'huile de machine aux parfums du luxe (Swatch Group)

Professeur associé à l'université de Kyoto (Japon), Pierre-Yves Donzé est un des rares analystes universitaires de l'industrie horlogère. Sans céder aux vertiges de la communication formatée, son Histoire du Swatch Group est une tentative passionnante pour comprendre comment un géant industriel s'est refondé pour bâtir un empire commercial. ••• La langue de bois horlogère s'accomode d'autant mieux des légendes qu'elle se fabrique qu'aucun universitaire – à quelques exceptions près – n'a la curiosité de se pencher sur …


Professeur associé à l'université de Kyoto (Japon), Pierre-Yves Donzé est un des rares analystes universitaires de l'industrie horlogère. Sans céder aux vertiges de la communication formatée, son Histoire du Swatch Group est une tentative passionnante pour comprendre comment un géant industriel s'est refondé pour bâtir un empire commercial.

••• La langue de bois horlogère s'accomode d'autant mieux des légendes qu'elle se fabrique qu'aucun universitaire – à quelques exceptions près – n'a la curiosité de se pencher sur le destin tout de même peu ordinaire d'une industrie moribonde, tombée dans le ruisseau et technologiquement obsolète, qui a néanmoins réussi à reconquérir, en moins de deux décennies, une prééminence mondiale que plus personne ne vient lui contester. Pour expliquer cette renaissance, il est plus facile de tout mettre sur le dos des "années noires" (la macro-décennie 1972-1985), qui ont vu l'irruption des technologies électroniques, et de tout expliquer ensuite par le facteur Swatch + Nicolas Hayek comme "sauveur" (dès 1983). C'est faire l'économie d'une réflexion approfondie sur les causes réelles de cet effondrement passé et sur les facteurs vérifiables de cette résurrection. Réflexion il est vrai oblitérée par la volonté des marques de dissimuler toutes les informations de nature économique ou managériale qui pourraient nourrir un travail historique argumenté... ••• Impossible n'est pas suisse et Pierre-Yves Donzé a néanmoins entrepris d'avancer dans la compréhension de ces années de refondation, sur le base des rares données disponibles. Ses apports sont assez déterminants, moins dans les "révélations" qu'il pourrait faire [ce n'est pas le genre de pratique qu'on respecte chez les universitaires] que dans la mise en perspective des statistiques "ouvertes" et des études dont il est possible de disposer. Une bonne base pour commencer et planter le décor : non, l'économie horlogère suisse n'a pas été victime du saut technologique imposé par les Japonais (la "révolution du quartz"). Ces derniers avaient lancé, dès les années 1960, une gigantesque entreprise de reconquête des marchés commerciaux internationaux, entreprise dont ils ont commencé à toucher les fruits dans les années 1970, leur production annuelle passant d'une valeur de 350 millions de dollars (1970) à 2 milliards en 1980. Contrairement aux idées reçues, l'innovation technologique n'a joué qu'un rôle secondaire dans cet impérialisme commercial, bien plus sûrement assis sur une rationalisation de la production, ce qui a permis d'abaisser les coûts de production et donc d'emballer la profitabilité de l'industrie horlogère nippone.

••• La technologie du quartz était connue et maîtrisée dans les deux camps : les Suisses n'ont tout simplement pas compris qu'ils étaient commercialement bousculés [à la fois par l'offensive japonaise – qu'ils avaient tendance à méppriser – et par les désordres monétaires internationaux consécutifs aux chocs pétroliers], qu'ils étaient industriellement dépassés [appareil de production démodé et procédures de fabrication obsolètes] et qu'ils étaient, surtout, sociétalement disqualifiés par des paradigmes incapacitants [l'obsession de l'ultra-plat ou le mythe de la précision, qui a fait prendre le quartz pour une technologie haut de gamme et un supplément d'âme à l'horlogerie mécanique traditionnelle]. Dès lors, enchaînant les erreurs d'analyse marketing et s'enferrant dans des combats d'arrière-garde, avec des équipes de direction médiocres armées des mauvais outils et de certitudes contestables, l'industrie des montres suisses ne pouvait que perdre du terrain sans comprendre – jusqu'à Nicolas Hayek, qui n'avait pas les oeillères des horlogers – qu'elle se trompait de bataille... ••• En anticipant légèrement sur la suite, on peut tout de suite comprendre que les erreurs d'analyse étaient largement partagées. Sinon même chroniques ou endémiques chez les managers horlogers internationaux. Dès les années 1980, quand Nicolas Hayek – pas si "sauveur" que ça, mais beaucoup plus nettement "sauveteur" (ci-dessous) – a repris les choses en main, les Japonais n'ont rien compris au film : le soleil levant n'était plus du bon côté des rivages nippons ! Les horlogers japonais se sont entêtés à faire de l'outil industriel une priorité et à concevoir l'innovation technologique comme un pilier de leurs avancées internationales. Les innovations japonaises [énergie solaire, technologie Spring Drive, radio-pilotage et autres] n'ont cependant eu aucun effet pour enrayer leurs pertes de parts de marché face à des Suisses qui misaient tout, au contraire, sur des techniques mécaniques pré-contemporaines et industriellement périmées. Dans les années 1990-2000, le salut n'était pas dans la conception de nouveaux produits, mais dans la reconduction de nouvelles marques ! De même, l'hyper-rationalisation de l'outil industriel n'a en rien permis aux Japonais de résister au tsunami suisse : la production nippone – aussi remarquablement profitable que stratégiquement perdante [eh oui, ça va parfois ensemble !] – est passé de 2,8 milliards de dollars (1990) à 0,9 milliard de dollars (2010). Le Japon – notamment Seiko – avait à la fois les ateliers de haute horlogerie mécanique et les brevets (tourbillons et autres) pour réaliser des performances contre-stratégiques face aux Suisses dans le haut de gamme horloger, mais la direction du groupe n'y a pas cru par incrédulité marketing. Pas de quoi être fier...

••• Pas vraiment de quoi pavoiser, non plus, côté suisse ! Sans tomber dans l'excès fébrile des innovateurs japonais, on ne peut que regretter l'absence à peu près totale de vraies innovations technologiques en Suisse au cours des années 1990-2000, voire 2010 : une fois la disruption technologique effectuée grâce à la Swatch, on en est vite revenu aux bonnes vieilles recettes de la délocalisation asiatique pour abaisser les coûts [sans voir le danger des transferts technologiques vers la Chine] et on s'est contenté de gérer l'avance reprise sur les concurrents japonais [sans voir l'émergence de nouveaux concurrents possibles dans la Grande Chine]. Avec le recul [c'est vrai : c'est plus facile après qu'avant !], on réalise que la reconquête des marchés par les Suisses s'est fondée sur des "innovations non-technologiques" (l'expression est de Jeanneret et Crevoisier : Non-technological Innovations and Multi-local Territorial Knowledge Dynamics in the Swiss Watch Industry). C'est parce qu'elle s'est transformé en industrie du luxe que la Suisse horlogère a réussi sa mutation dans une économie qui se globalisait et sur une planète d'autant plus sensible au luxe européen qu'elle devenait globalement plus riche. Le retour de la Suisse sur la scène internationale est celui de ses marques horlogères plus que celui de son industrie en soi : c'est précisément ce passage de l'âge industriel – qui était la dominante culturelle majeure de l'embryon du Swatch Group – à l'âge marketing qui est au coeur de l'Histoire du Swatch Group de Pierre-Yves Donzé. Et c'est précisément pour cette focalisation sur le groupe central de cette industrie que son ouvrage est passionnant pour comprendre l'horlogerie suisse contemporaine... ••• Un dernier mot avant d'entrer dans les détails : cette transformation en industrie du luxe, avec de nouvelles orientations marketing et une nouvelle culture commerciale, n'a pas été stratégiquement pensé, ni même tactiquement planifiée. Elle s'est opérée pragmatiquement, sous la double pression de la demande et de la logique interne de profitabilité des groupes de luxe cotés. Les horlogers suisses ne sont pas devenus brutalement plus géniaux, avec une offre subitement plus attrayante et des pratiques marketing sensiblement plus séduisantes. C'est l'évolution d'une nouvelle demande solvable chez les néo-amateurs asiatiques qui a piloté un processus de régénération marketing principalement axé autour des exportations vers les marchés émergents : 2,7 milliards de dollars exportés en 1980, 5,9  milliards en 1990, 9,4 milliards en 2000 et 15,3 milliards en 2010. Au même moment, la valeur des montres exportées explosait (de 51 CHF en 1980 à 1 800 CGF en 2010), alors même que la Suisse vendait moins de montres (47,1 millions en 1980 pour 31,9 millions en 2010).

••• Cette nouvelle demande solvable des consommateurs chinois n'avait pas été anticipée, ni par les Suisses, ni par les Japonais. Ces derniers se sont entêtés dans leur paradigme innovatif, alors que les Chinois recherchaient du statut réassurant, et non des technologies japonaises synonymes pour eux de "gadgets bas de gamme" [après des années de déferlante hypo-technologique, même le quartz est devenu synonyme de "bon marché" en Asie]. Les Suisses ont simplement eu la chance que les nouvelles fortunes chinoises recherchent prioritairement les symboles statutaires de leur passé. Coup de chance : les Suisses avaient vendu pendant des siècles des montres et des pendules mécaniques à leurs mandarins comme à leurs empereurs ! La demande s'est donc porté sur les produits horlogers suisses [et notamment sur les marques déjà très connues localement], au moment où ces Suisses étaient industriellement bien obligés de refaire leurs gammes mécaniques. Demande forte + offre dynamique et séduisante parce relativement "neuve" = marché explosif compte tenu des volumes considérés. On aurait cependant tort de considérer que les consommateurs chinois étaient sincèrement mus par une ardente passion pour la culture horlogère traditionnelle. Les motivations restent troubles et principalement ordonnées autour de la réassurance statutaire personnelle [je veux une "montre de riche"] et autour de la "liquidité objective" de la montre dans un contexte sociétal de corruption institutionnelle : le branding suisse permet d'attribuer à chaque montre une valeur marchande aisément chiffrable, donc performante et ostensible pour "graisser la patte" d'un bureaucrate du Parti ou d'un fonctionnaire [c'est ainsi qu'on parle du marché des "montres de corruption"]... ••• Les horlogers suisses ne l'ont donc pas fait exprès, alors que les horlogers japonais avaient tout faux. Par logique systémique, l'horlogerie suisse ne pouvait avancer qu'au prix d'un reformatage marketing à grande échelle. C'est ce que Nicolas Hayek avait compris dès l'aube du Swatch Group, c'est ce qu'il a pu et su mettre en oeuvre quand il dirigeait le groupe et c'est cette transition managério-culturelle fascinante qu'étudie Pierre-Yves Donzé. Nous en reparlerons dans la seconde partie de cet article... ••• Histoire du Swatch Group, de Pierre-Yves Donzé, Editions Alphil-Presses Universitaires Suisses (143 p., 19 CHF)...  

••• A SUIVRE : La longue marche du Swatch Group vers la domination industrielle et commerciale...

       
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