BASELCRASH (accès libre)
Après tout, est-ce qu’il faut vraiment sauver le soldat Baselworld ?
La direction de Baselworld avait fait une proposition somme toute honnête à ses exposants : alors que, contractuellement, les organisateurs du salon n’avaient aucune obligation de rembourser quoi que soit après l’annulation du salon 2020, l’idée était de trouver un cote mal taillée pour mutualiser les pertes entre les exposants et Baselworld. Sauf que ça se passe mal. Très mal même !
On ne peut pas dire que Michel Loris-Melikoff, le directeur de Baselworld, n’a pas mouillé sa chemise pour tenter de sauver ce qui pouvait l’être de son salon, déjà gravement menacé par toutes les voies d’eau qui s’étaient déclarées avant son arrivée. Il a failli en venir aux mains avec les hôteliers de Bâle, un peu désinvoltes dans leur refus de rembourser les avances sur réservations versées par les marques et par les visiteurs : si certains de ces hôtels ont fini par s’exécuter, d’autres – comme Les Trois Rois Rats (Baromontres du 6 avril) – refusent toujours obstinément de procéder à autre chose qu’un avoir [moins 10 % à 20 % de frais, sachant qu’on perd tout en cas d’annulation définitive !] pour le salon de janvier 2021. Les hôteliers de Bâle ont quand même fini par prendre au sérieux la menace de Michel Loris-Melikoff de transférer Baselworld à Zurich ou ailleurs…
Le même Michel Loris-Melikoff avait tanné ses services pour qu’ils réduisent au maximum les frais laissés à la charge des exposants après l’annulation : sa nouvelle proposition était donc de n’amputer les avances versées en 2020 que de 15 % si elles étaient reportées sur 2021. Proposition somme toute plutôt courtoise, le contrat de base ne prévoyant aucun remboursement en cas de force majeure (§ 21.6 du Règlement général : « Si Baselworld doit, pour un motif important, être annulé, interrompu prématurément, reporté, raccourci ou adapté aux circonstances, MCH Foire de Bâle est déliée de ses obligations de fournir des prestations et les exposants n’ont envers MCH Foire de Bâle aucun droit ni à exécution, ni à résiliation du contrat ou à des dommages-intérêts. Les paiements déjà effectués sont remboursés, déduction faite des dépenses déjà engagées par MCH Foire de Bâle en relation avec le Salon Baselworld annulé, interrompu prématurément, reporté, raccourci ou adapté aux circonstances »). On notera ici l’attitude relativement conciliante de Baselworld pour ses exposants, alors que la quasi-totalité des grands salons non horlogers de printemps qui ont été annulés cette année n’ont rien remboursé…
Pour les exposants qui ne souhaitaient pas rester fidèles au rendez-vous de Baselworld, la solution « amiable » était un peu moins câline : 30 % de remboursements des avances, le reste étant « retenu pour contribuer à couvrir les frais engagés ». Il y avait deux sortes de pilules empoisonnées dans ces deux propositions : d’abord, la date butoir du 30 avril, après laquelle Baselworld se proposait de facturer d’office aux exposants 70 % de frais sur les sommes versées par les marques ; ensuite, le « piège » de l’acceptation de l’une ou l’autre des options, qui engageait les exposants pour la suite de la procédure. Pile : tu réponds et tu perds ! Face : tu ne réponds pas et je gagne. Argument au cœur de cette proposition de Baselworld : les 18,6 millions déjà dépensés par le salon avant son annulation…
Ces deux options avaient un défaut majeur, moins technique que relationnel ! D’une part, les exposants en avaient été informés, prioritairement, par le comité des exposants et non par Baselworld, dont ils sont pourtant les clients [la lettre personnalisée de la direction est arrivée quelques jours après celle du comité des exposants] : c’est un manque d’égards commerciaux qui a choqué les « cochons de payants » et qui relève d’un manque d’habileté évident dans la communication avec des clients trop longtemps pris comme une « cible captive ». D’autre part, le ton même de la lettre de la direction, très « main de fer sous gant de velours » [« Nous restons convaincus qu'ensemble nous parviendrons à faire face à cette situation, grâce à une compréhension mutuelle, une communication honnête et en faisant preuve de solidarité »], achevait de persuader tous ceux qui avaient des doutes que Baselworld n’avait en rien renoncé à son arrogance passée [le mot ne cessait de revenir en boucle dans les commentaires entre exposants], ni à ses pratiques commerciales léonines, ni à sa détestable habitude de pratiquer éternellement le même « Pile, je gagne ; face, tu perds »…
À tel point qu’il était déjà question, pour quelques exposants, de monter une class action collective contre Baselworld, ce recours juridique s’appuyant précisément sur les réactions de la Confédération à la pandémie et les aides économiques dispensées aux entreprises locales pour les aides à surmonter la crise. Class action sur le thème « Rendez-moi mon argent », en écho au fameux « Give me my money back » que Margaret Thatcher, le Premier ministre britannique lançait à ses interlocuteurs européens à chaque sommet de la Communauté. Class action qui ne manquait pas d’arguments substantiels pour se faire entendre des juges fédéraux…
C’est alors que le comité des exposants, relayant l’inquiétude de ces derniers, a planté un clou supplémentaire sur le cercueil de Baselworld : les termes de la lettre (à télécharger ICI en intégralité) sont comminatoires et, pour être exprimés avec la traditionnelle onctuosité helvétique, ils n’en sont pas moins d’une cruauté diplomatique extrême pour la direction de Baselworld :
••• « Nous tenons à vous faire part de l’insatisfaction de la grande majorité de nos membres face aux propositions formulées par MCH Group quant aux remboursements des montants versés par les exposants pour l’Edition 2020. »
••• « En effet, d’une part, vous arguez des dispositions du Règlement Général pour justifier le non-remboursement des frais déjà engagés, et d’autre part, vous nous proposez des solutions à géométrie variable qui ne font qu’instiller le doute quant à la réalité des frais réellement engagés ».
••• « Mais là n’est pas la question. A situation exceptionnelle, solution exceptionnelle. Alors que la Confédération et les Cantons n’ont de cesse d’expliquer que l’objectif immédiat est de maintenir le tissu économique et que, pour ce faire, il convient d’adapter les cadres réglementaires ou les contraintes légales, MCH Group s’enferme dans une lecture rigoriste des dispositions contractuelles pour justifier sa position. Les propositions que vous nous faites tombent d’autant plus à faux que le Dr. Ulrich Vischer, Président du Conseil d’administration du MCH Group, déclarait publiquement le 26 mars dernier que le MCH Group disposait de “liquidités abondantes” ».
••• « L’incompréhension est même totale pour les exposants qui ont reçu, encore en février dernier, des rappels à payer le solde pour l’Edition 2020. Ceux qui se sont exécutés ont vraiment l’impression d’avoir été pièges. Enfin, le fait que vous fixiez un délai de réponse à fin avril renforce encore l’impression que vous donnez de ne pas avoir conscience de la situation actuelle dans laquelle se trouvent vos clients, à savoir les exposants ».
••• « Ce manque de considération de la part des dirigeants de MCH Group rappelle malheureusement une époque que nous avions cru révolue. »
Ce n’est pas tout. Les conclusions de la lettre du comité des exposants sont tout aussi impératives et sans nuances : elles n’ouvrent pas d’espace pour la moindre négociation avec Michel Loris-Melikoff, dont on a pourtant vu qu’il avait tenté l’impossible [mais on était déjà à l’os] pour réduire la facture des exposants sans pouvoir pour autant réussir à motiver ses services pour rompre avec le « manque de considération d’une époque révolue » [la récrimination est récurrente et la révolte des « clients captifs » lancinante] :
••• « Le Comité des Exposants Suisses à Baselworld vous demande de revoir fondamentalement votre position en abandonnant toute référence aux dispositions contractuelles et en proposant le remboursement intégral des acomptes versés au titre de l’édition 2020. A notre sens, cette solution élégante serait le meilleur moyen d’inciter les exposants qui le pourront à participer à une prochaine édition de Baselworld. »
••• « A défaut, nous craignons que ce soit la fin pure et simple de Baselworld, ce d’autant plus que les dates choisies en janvier 2021 ne conviennent pas aux secteurs de la joaillerie, bijouterie et des pierres et perles, et que la coordination avec « Watches & Wonders » (SIHH) n’existe plus ».
Cette dernière pique est sans doute la plus empoisonnée pour Baselworld. La lettre est signée par Hubert J. du Plessix, le président du comité des exposants (suisses), dont on connaît les liens étroits avec la maison Rolex (principal pilier et défenseur historique de Baselworld) et dont on ne saurait imaginer – culture Rolex oblige – qu’il n’a pas soumis une lettre aux termes aussi fermes aux vrais patrons de Rolex. Cette évocation de la « fin pure et simple de Baselworld », c’est de la dissuasion nucléaire, avec le doigt déjà posé sur le bouton qui déclenche le lancement du missile balistique intercontinental…
De toute façon, à bien y réfléchir, est-il seulement envisageable de tenir un salon comme Baselworld dans les nouvelles conditions de sécurité sanitaire qui se mettent en place tout autour du monde : vendredi dernier, Business Montres (3 avril) racontait un « cauchemar » uchronique – celui de Baselworld 2021. Laquelle uchronie débouchait sur une interrogation très claire : serait-il même possible de tenir le rendez-vous de janvier, compte tenu des contraintes sanitaires imposées à tous les rassemblements ; compte tenu du fantastique délabrement des relations aériennes internationales ; compte tenu de la déglobalisation des économies mondiales durablement enfoncées dans une crise gravissime ; et compte tenu des mutations socio-culturelles générées à une échelle planétaire par le confinement ? Pronostic négatif anticipé le 3 avril dans le fil de notre podcast avec Forumamontres (ci-dessous). Sans visiteurs professionnels et sans marques, le rendez-vous fixé pour Baselworld 2021 n’aurait aucun sens ! Autant dire que, pour nos lecteurs, ces menaces qui planent au-dessus de la tête de Baselworld et les interrogations sur la tenue du salon en janvier 2021 ne sont pas une découverte…
Reste une question centrale, alors que nous avons toujours soutenu qu’il fallait à tout prix « sauver le soldat Baselworld » (Business Montres du 27 mars 2018), ceci en dépit de toutes les erreurs managériales de l’ancienne direction du salon [on aurait pu écrire « conneries majeures » tellement ces erreurs étaient massives et fatales] et de la maladresse parfois touchante des corrections apportées par la nouvelle direction, victime du classique « trop peu, trop tard » qui signe les grandes défaites stratégiques. La bonne question n’est-elle pas, désormais : « Après tout, est-ce qu’il faut vraiment sauver le soldat Baselworld ? » [la même question ne se pose sans doute plus pour l’ex-SIHH, bébé probablement déjà jeté avec l’eau du bain de cette chronapocalypse]. On peut se demander si, avant plusieurs années, dans une économie démondialisée (ruinée par la crise coronavirale) et dans un contexte de paranoïa sanitaire, il sera possible de remettre en place des rendez-vous « mammifères » pour une communauté horlogère qui en a pourtant un besoin crucial. Après cette chronapocalypse, aura-t-on encore envie de rencontres physiques internationales dont on comprend mieux les dangers pandémiques ? Les marques survivantes auront-elles les moyens de consacrer d’aussi fabuleux budgets à des réunions affinitaires aux résultats commerciaux douteux ? L’horlogerie traditionnelle aura-t-elle encore quelque chose de consistant à dire au monde dans les années qui viennent ?
S’il y a aujourd’hui une urgence, ce n’est évidemment plus de sauver Baselworld sous une forme chétive et plus ou moins décadente parce que dérivée de l’ancien monde. C’est bien plutôt d’imaginer quelles réponses donner aux marques de la communauté horlogère qui veulent présenter leurs nouveautés [c'est ce qui reste la fonction élémentaire des « salons » au sens large]. Le principe de ces réponses n’est sans doute pas à trouver en termes d’espace : Baselworld a beaucoup trop tardé à ne vendre que des mètres carrés, au lieu de proposer des moyens de communication. La réponse serait plutôt à chercher en termes de temps : comment concevoir des plateformes numériques gavées d’intelligence artificielle qui permettent aux marques de toucher leurs différentes cibles ? Au lieu de réfléchir territorialement, on réfléchirait intelligemment – dans le sens de faire mieux comprendre la montre et non en vertu d'un souci d’ostentation statutaire de la marque. Sans entrer dans les détails [mais nous avons des solutions dont nous reparlerons !], il s’agit de dématérialiser l’approche traditionnelle des salons en créant des rendez-vous virtuels, ciblés par plages différenciées et par publics sélectionnés – ce qui réclamera, bien sûr, une révision déchirante des actuels services de marketing et de communication, mais c’est un autre débat ! Le tout à des prix d’autant plus réalistes qu’ils ne seraient plus assis sur la seule rentabilisation du bétonnage pharaonique d’un lieu géographique : on rêve d’un post-Baselworld pour tous, accessible à tous et à la portée de tous. Une perspective qui devrait calmer pour toujours la suffisance létale des hôteliers bâlois…
Le problème est que les marques horlogères ont toujours un logiciel mental qui ne raisonne qu'en termes d'espace [tout comme Baseworld ne songe qu'à vendre des mètres carrés] : l'obsession du siège social et de la manufacture, l'achat d'espaces dans les médias, les mètres carrés de la boutique à ouvrir, les parts de marché, la place dans les vitrines, etc. [on reste toujours dans le seul règne de la quantité chiffrable sur tableur Excel]. Les marques ne réfléchissent plus en termes de temps – ce qui est paradoxal pour des supposés maîtres du temps. Elles n'ont pas compris que l'espace est une dimension obsolète dans une société numérisée, déglobalisée et reconfinée : la seule valeur forte, c'est le temps comme vecteur de communication, de relation et de personnalisation. Peut-être qu'il faudrait aussi déconfiner les neurones des managers horlogers...
Le nouveau rôle de l’ex-Baselworld serait donc de se constituer en gerbe de services à forte valeur ajoutée technologique, en plaçant les demandes des marques au cœur de sa réflexion et en respectant les demandes des partenaires de ces marques (réseaux commerciaux, médias, amateurs). Baselworld comme bouquet après avoir été le vase ? Chiche ! Sans tomber dans le classique « ya-qua-fô-quon » [quoi que cet impératif de mutation soit, à présent, une question de vie ou de mort], il semble évident qu’il est temps pour Baselworld de tout changer pour que rien ne change de ce rendez-vous magique de la communauté des montres. Tout changer, c’est repenser radicalement le concept, en le déterritorialisant, en le dématérialisant et en le déstatufiant : la Suisse n’est-elle pas un cluster d’importance mondiale pour les nouvelles technologies et l’innovation numérique ? On vous laisse réfléchir là-dessus…