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@BASELWORLD 2015 #3 (accès libre) : Mais qu'est-ce que c'est que cette horlogerie de nécromanciens (ceux qui font parler les morts) ?

C'est la grande mode marketing pour 2015 : ressusciter les anciennes marques du grand cimetière horloger. Cette palingénésie prend cette année des proportions légèrement inquiétantes : comment expliquer ce choix du passé quand on attendrait une option sur l'avenir ?  ▶▶▶ TENDANCES 2015À fond dans le brouillard, les yeux rivés sur le rétroviseur...  


C'est la grande mode marketing pour 2015 : ressusciter les anciennes marques du grand cimetière horloger. Cette palingénésie prend cette année des proportions légèrement inquiétantes : comment expliquer ce choix du passé quand on attendrait une option sur l'avenir ?

Necromancy 
TENDANCES 2015
À fond dans le brouillard,
les yeux rivés sur le rétroviseur...
 
◉◉ LA RÉSURRECTION DES MARQUES EST UNE PRATIQUE ANCIENNE DANS L'HORLOGERIE : après la grande hécatombe des années 1980, qui avait vu disparaître 150 à 200 marques « historiques » de l'industrie suisse, les re-créations de marques à partir d'anciennes maisons n'ont repris qu'à la fin des années 1990, quand reprendre le nom d'un horloger historique était un raccourci indispensable pour des jeunes créateurs indépendants et impécunieux. On a ainsi vu revenir sur le devant de la scène les « British Masters » [prix de gros sur le rachat par des Suisses d'une série de noms de grands horlogers britanniques], Leroy ou Perrelet, horloger dont personne ne suspectait alors qu'il n'était probablement pas l'« inventeur de la montre automatique » qu'on pensait. Auparavant, il avait fallu à Rolf Schnyder un flair extraordinaire pour relancer la maison Ulysse Nardin, marque née en 1846 mais qui ne comptait plus que deux salariés lors de son rachat, en 1983...
 
Kampfshwimmer-Panerai-800x1304◉◉ APRÈS TOUT, LES GRANDS GROUPES EUX-MÊMES relançaient à l'époque leurs propres « marques historiques » – celles qui restaient dans leur portefeuille ou qu'elles achetaient sur le marché à des prix écrasés. On a ainsi vu renaître Panerai –ci-contre : le côté obscur de la Force – et A. Lange & Söhne (groupe Richemont), Blancpain, Jaquet Droz ou Breguet (Swatch Group) et même L.Leroy (relancée en 2004 par le groupe Festina : un cas intéressant de re-naissance multiple, comme on le verra !). C'est alors que les Chinois ont entrepris de déposer, en nom de marque et dans la classe 14  (horlogerie et montres), la quasi-totalité des noms des horlogers suisses depuis le XVIe siècle, ce qui a calmé tout le monde et enrayé la mode des marques faussement éponymes. Il fallait aller chercher très loin pour repêcher un nom comme de Bethune dans les archives de l'horlogerie européenne. L'exhumation de Louis Moinet par Jean-Marie Schaller est un hasard providentiel dû à la méconnaissance de ce grand horloger français par les historiens perroquets de l'horlogerie suisse : son nom était libre ! Aux dernières nouvelles, le nom de Huygens a été racheté par le groupe Franck Muller. Un des derniers cas signalés est celui de Julien Coudray, horloger connu dont on ne connaît quasiment aucune montre...
 
◉◉ APRÈS UNE AUTRE VAGUE DE NOMS DE CRÉATEURS (Richard Mille, MB&F pour Maximilian Büsser & Friends, Christophe Claret, DeWitt, Speake-Marin, Greubel Forsey, Jacob & Co, Roger Dubuis, Franck Muller, FP Journe, Laurent Ferrier, Voutilainen, etc.) et de noms plus conceptuels (Manufacture contemporaine du temps, Urwerk, Rudis Sylva, Hautlence en anagramme de Neuchâtel, Ikepod, HYT, 4N, Cabestan, Snyper, etc.), on en revient cette fois à la régénération de noms de marques historiques [et non plus de noms de personnes] : c'était déjà le cas – malheureux – de Favre-Leuba, de Cuervo y Sobrinos, de Badollet, de Louis Erard, de JeanRichard ou de H. Moser & Cie dans les années 2000, mais le mouvement s'accélère depuis deux ou trois ans : on a ainsi vu revenir Venus (la marque des fameux chronographes), Ellicott (aux abonnés absents), Dubois & Fils (par souscription), Schwarz-Etienne (à ne pas perdre des yeux à Baselworld), Mermod Frères (reparti depuis dans les limbes), A. Manzoni & Fils,Manufacture royale (raccommodage historique audacieux) ou Büren (la maison des non moins fameux chronographes à micro-rotor). Et on en oublie...
 
n°7-triton-ATLANTIC-TAC-2015-02-27◉◉ CETTE ANNÉE, ON VERSE FRANCHEMENT DANS LA NÉCROMANCIE– cet art de faire parler les morts – avec le retour de marques aussi respectables que la maison Angelus, célèbre institution suisse pour ses montres (ci-dessous) et ses mouvements jusque dans les années 1980 ou de Fabergé (ci-dessous), qui nous promet une des deux ou trois meilleures surprises de tout Baselworld — après plusieurs tentatives ratées de lancement d'une collection horlogère digne de ce nom. Récemment, c'était la relance italo-suisse de Waltham ou, purement suisse, de Frères Rochat. Toujours en Suisse, on a réanimé Silvana, marque disparue en 1982 après avoir connu une riche histoire et de grands succès : après un galop d'essai en pure marque de distribution familiale (Kirchhoffer), l'idée est de reconstruire une marque internationale. En France, on voit revenir, la même année, deux concepts des années 1960 stylistiquement très proches (Triton, ci-contre, et ZRC), sur les traces de Dodane ou d'Auricoste. En Allemagne, c'est la renaissance de Guinand. Aux Etats-Unis, on tente de faire renaître Lebois & Co par crowfunding sur Kickstarter. Autre excellente surprise de cette édition de Baselworld, dans la logique de la re-naissance multiple : la re-re-relance de Leroy (qui a perdu au passage son « L. »), avec deux magnifiques mouvements mécaniques logés dans un boîtier néo-classique non moins superbe dans ses moindres détails. De son côté, Karl Friedrich Scheufele (Chopard) tentera une réincarnation de la marque Berthoud sur un créneau de chronométrie à l'ancienne – dès qu'il maîtrisera l'échappement à détente qu'il veut imposer comme image de marque. Et on en oublie encore...
 
united-kingdom-rare-faberge-egg-found◉◉ UNE TELLE FRÉNÉSIE DE FOUILLES DANS LES FOSSES COMMUNES DE L'HORLOGERIE n'est pas fortuite. Ces exhumations sont de toute façon coûteuses, les marques réanimées appartenant toujours à des ayant-droits historiques (groupes, portefeuilles de marques ou personnes privées). Elles prouvent au moins qu'on trouve encore beaucoup de capitaux qui veulent s'investir dans la montre. Elles prouvent aussi le dynamisme de la démographie horlogère, qui vit toujours sur la lancée de son Baby Boom des années 2000, avec à travers le monde, une bonne centaine de naissances de nouvelles marques par an. Pas mal pour une industrie potentiellement en crise, qui voit donc circuler plus de berceaux que de corbillards [comptez néanmoins une quarantaine de décès ou d'hibernations sans rémission depuis le début des années 2010]. On peut également y voir la manifestation de la fantastique rétroversion qui affecte nos sociétés, trop angoissées par l'avenir pour ne pas chercher par tous les moyens de se réfugier dans un passé plus sécurisant : comme le vent dominant souffle dans le sens d'un nostalgique « C'était mieux avant », les vieilles marques semblent plus vraies et plus justes, sinon plus pertinentes, que les nouveaux concepts...
 
1421928071_Angelus_Chronodato_pub_1946_W◉◉ ON PEUT QUAND MÊME SE POSER DES QUESTIONS SUR CES STRATÉGIES NÉCROMANTIQUES. Il est certain que l'appui sur un nom historique doté d'un minimum de « surface » historique ou de traces sur Internet peut rassurer un investisseur qui n'y connaîtrait rien : ce recours au passé n'en reste pas moins illusoire dans une numérisphère qui zappe plus vite que son nom et dont la mémoire ordinaire ne dépasse pas celle d'un poisson rouge [trois mois selon les données les plus récentes]. Est-ce pour autant une bonne idée ? Cette nécromancie patrimoniale faussement encourageante génère même une double méprise : d'une part, elle enferme la marque dans un système de valeurs très vite sclérosant [l'équipe de re-création se croit obligée de rendre hommage à son passé et à son héritage] au lieu de la pousser à l'explorer l'avenir ; d'autre part, elle s'avère généralement plus coûteuse en communication – et bien moins efficace – que la promotion d'un nouveau concept de rupture. Au lieu de défricher, au mieux, on rebâtit ; au pire, on fait de l'archéologie. Un bon exemple de cette illusion nécromantique est celui de la précédente relance de la marque L.Leroy par le groupe Festina : au lieu d'imaginer ce que devrait être une marque néo-classique contemporaine, on a tenté de rabouter des éléments composites empruntés à un héritage fantasmé, en même temps qu'on tentait d'établir d'improbables filiations généalogiques entre les Leroy et les Le Roy – les vrais, les faux, les purs, les durs, les copains et les coquins – qui ont traversé en désordre trois siècles d'histoire. Au final : une bouillie pour les chats et un storytelling tellement douteux qu'il laissait planer le doute sur la sincérité d'une démarche marketing déjà pas très convaincante...
 
Leroy_Chronometre_Observatoire-008 (1)◉◉ FAIRE PARLER LES MORTS EN LES RAMENANT À LA VIE RELÈVE DU GRAND ART MARKETING. Les temps ont changé depuis l'aube de la renaissance des montres mécaniques, dans les années 1980. Jean-Claude Biver admet lui-même aujourd'hui qu'il ne pourrait plus relancer Blancpain – marque qu'il avait alors racheté à Nicolas Hayek, moyennant 50 000 CHF – sur la base de la légende forgée à l'époque [celle du mythique Jehan Blancpain, casé dans l'histoire des montres quelque part en 1735 sans la moindre trace probante] : le fact checking contemporain ruinerait un tel storytelling en quelques posts, comme il a fini par ronger la légende Perrelet. On peut se demander si l'histoire de Panerai, jamais questionnée en 1997 (image en haut de la page), serait acceptée en 2015 de façon aussi indolore. Leroy (ci-contre, le nouveau calibre L200, signé Karsten Frassdorf) en est à sa troisième palingénésie. Admettons que la co-existence à quelques jours près du salon de Bâle et de la fête chrétienne de la Résurrection (Pâques) a peut-être une influence culturelle sur cette vague de renaissance en 2015 : après tout, l'histoire des objets du temps et l'histoire des religions s'entremêlent et se nourrissent mutuellement depuis la préhistoire... 
 
◉◉ QUAND L'HISTOIRE DE LA MARQUE À FAIRE REVENIR d'entre les morts n'est pas totalement cohérente et consistante, mieux vaut s'abstenir de se barricader soi-même dans un champ de ruines. On croit prendre un raccourci alors que c'est une impasse. On s'empêche d'aller jusqu'au bout de la radicalité de son concept entrepreneurial et son ambition innovante. Par-dessus tout, quel incroyable manque d'imagination et d'intelligence créative que ce recours aux idées du passé pour prétendre réenchanter l'avenir des objets du temps, surtout quand ceux-ci sont menacés dans leur existence même – sur leur espace biologique naturel : le poignet – par l'irruption des montres connectées dans notre quotidien...
 
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