MÉMOIRE VIVE (accès libre)
Business Montres, saison 18 : « Papy fait de la résistance »
« Saison dix-huit » parce que « Business Montres & Joaillerie » a publié son premier numéro il y a exactement dix-huit ans. « Papy » parce qu’il est d’irrémédiables fatalités biologiques qui s’imposent à ceux qui blanchissent sous le harnais médiatique. « Résistance » parce que l’aventure continue. Avec de bonnes et même d’excellentes raisons de prolonger la partie…
Voici donc dix-huit ans, très précisément cette semaine, paraissait le premier numéro d’un drôle de quinzomadaire (bimensuel) baptisé Business Montres & Joaillerie : c’était à l’époque – et c’est toujours le cas – le seul média horloger sur cette planète à oser faire payer ses contenus à la seule privilégiature de ses abonnés. Une aventure « 0 % publicité 100 % liberté » comme on n’en n’avait jamais vue et qui était considérée à l’époque comme quasiment suicidaire, nos meilleurs copains nous prédisant quelques mois de survie et nos faux amis pronostiquant une disparition rapide avant Noël [la formule était alors celle d’un quinzomadaire – bimestriel – de huit pages de papier plus ou moins glacé]. L’abonnement était démentiellement cher (770 francs suisses par an), mais on donne dans le luxe ou pas ! Le plus étonnant est peut-être qu’on ait alors trouvé assez d’abonnés pour survivre : personne ne parlait à l’époque de blogs, de réseaux sociaux, de pages Instagram ou d’influenceurs, avec un axiome définitif pour écraser le débat (« Internet est un média gratuit et le restera »). Pour mémoire, Business Montres & Joaillerie n’aura de site Internet qu’en 2006…
Rappelons aussi que le paysage horloger de l’époque n’avait rien à voir à celui que nous avons sous les yeux en 2022. Heureuse époque que cette année 2004, où la Chine qui se réveillait n’avait encore ouvert qu’un seul œil, mais on était toujours très loin de l’aspirateur à montres que les Chinois allaient mettre en marche au début des années 2010, pour le meilleur comme pour le pire. Passer trois jours dans la vallée de Joux relevait encore de la grande expédition exotique, quelques brochets du lac payant de leur vie les risques du voyage : deux jours à monter-démonter un vieux mouvement mécanique chez Jaeger-LeCoultre relevait de l’expérience inoubliable. On savait bien qu’il y avait une vie horlogère loin de la diagonale Londres-Paris-Genève-Milan, mais c’était bien mystérieux, à part ce qui se passait au Japon, à Hong Kong ou à Singapour, et, bien sûr, dans quelques métropoles horlogères de la côté Ouest et de la côte Est des États-Unis. Le paysage des marques venait d’être ébranlé par les groupes de luxe qui étaient venus faire leur marché en Suisse, en constituant de nouveaux conglomérats géants sous l’ombrelle de groupes comme LVMH, Richemont, Swatch ou d’autres.
vLa dynamique horlogère semblait indubitable, sinon inéluctable, et il n’y avait pas de raison pour que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel. Depuis le milieu des années 1990, les montres mécaniques et les montres de luxe avaient le vent en poupe, avec des taux de progression annuelle qui avaient fini par attirer l’attention des groupes de luxe en quête de relais de croissance. Une célébre personnalité de l’horlogerie familiale [toujours en activité, rstons discrets sur son nom] nous expliquait alors que, par nature, l’horlogerie était crisis proof et qu’il ne fallait pas s’inquiéter d’un avenir toujours plus paradisiaque d’année en année. Le drame de Manhattan le 11 septembre 2001 n’avait provoqué que quelques jours de pause dans la frénésie des marchés horlogers. La crise du SARS asiatique de 2003 n’avait rien freiné, sinon les visites à Baselworld de professionnels asiatiques, relégués à Zurich par une de ces aberrantes mesures disciplinaires dont les autorités suisses ont le candide secret. Tout devenait possible, même l’impossible : qui aurait cru qu’un zigoto aussi sympathique que Thierry Nataf en arriverait à nous faire croire qu’une marque aussi poussiéreuse que Zenith avait de quoi tutoyer Patek Philipe : il l’a pourtant fait et bon nombre d’entre nous ont fini par le croire…
Songez que les dossiers de presse de l’époque étaient encore majoritairement constitués, pour ce qui est des images, de photographies en tirage papier et d’ektachromes (certains parlaient encore de « diapositives ») – les marques les plus avant-gardistes osant parfois se risquer sur le « CD-Rom », considéré comme un bien plus que précieux. Dans le paysage horloger, on voyait alors éclore un nouveau magazine horloger toutes les semaines : il fallait bien éponger les surplus publicitaires générés par les profits des marques [Rolex créait alors, en moyenne, plus d’un millier de visuels publicitaires différents]. Souvenez-vous que les grands « événements » organisés par les marques [on ne parlait pas encore des… events] ne rassemblaient, pour les plus grands raouts planétaires qu’une ou deux centaines de journalistes venus de tous les pays, ceci en râclant tous les fonds de tiroir [il est vrai que c’étaient pour la plupart des vrais journalistes, pas des vagues blogueurs aux audiences fuligineuses ou d’évanescentes influenceuses]. Il faudra là aussi que Thierry Nataf aille faire dépenser à Zenith de grosses poignées de millions à Dubaï, pour la plus magnifique fête horlogère de tous les temps, pour qu’on prenne conscience des périls d’une certaine démesure – il y avait de l’hubrisdans l’air…
Songez aussi que l’activité horlogère était alors encadrée par des personnalités d’une force de caractère qui semble s’être perdue. On pense ici à des Franco Cologni, l’inventeur du concept de « haute horlogerie » qui faisait régler la loi et l’ordre chez Richemont, à des Gabriel Tortella, qui avait mis en coupe réglée, depuis son « épicerie » genevoise, la communication horlogère de nombreuses marques dont les CEO passaient au petit matin lui baiser les babouches, à des Nicolas Hayek, qui venait tout juste de déléguer à son fils Nick un fauteuil de CEO du Swatch Group pour mieux s’occuper de Breguet et se consacrer à l’amour de Marie-Antoinette, à des Patrick Heiniger, flamboyant directeur général de Rolex, pour la personne duquel rien n’était trop beau, ni trop cher, ni trop luxueux [certains chez Rolex parlaient même de prévarication], à des Carlos Dias qui avait réussi à créer pour Roger Dubuis une mirobolante manufacture aux portes de Genève ou à des Jean-Claude Biver, qui venait d’être éjecté du Swatch Group pour d’obscures motivations génétiques et qui était en train de réussir un spectaculaire rétablissement au chevet de la moribonde maison Hublot. On se garderait d’oublier parmi ces figures celle d’un Günther Blümlein, qui nous avait quittés prématurément trois ans avant, mais dont l’influence demeurait profonde dans le marigot Richemont. Autant que « grandes gueules » dont les petits Playmobil à tableur Excel qui ont pris leur successon nous font regretter les splendeurs et les misères…
Cessons-en avec toute nostalgie, si ce n’est pour conclure qu’il fallait être inconscient pour lancer un média non-conformiste dans cette arène brûlante, avec l’ambition très culottée de faire payer des contenus horlogers écrits en toute indépendance. Personne – à commencer par nous – n’imaginait alors que l’aventure puisse perdurer aussi longtemps, ni qu’elle allait nous entraîner dans les bouleversements les plus inattendus et les plus radicaux que l’histoire horlogère ait jamais connus depuis quatre siècles (la mondialisation très heureuse puis très malheureuse des marchés horlogers, l’explosion de la « bulle » horlogère en 2008, la naissance et les dérives de la « bulle » chinoise, le ravage des montres de corruption dans les pays émergents, l’irruption destructrice des montres connectées, la folie des réseaux sociaux et la « bulle » des influenceurs mercenaires, l’envolée ahurissante du marché de la seconde main et des enchères, la « bulle » spéculative insensée du début des années 2020, la tentation métaversienne, etc.). Le plus étonnant est sans doute que Business Montres & Joaillerie – devenu entretemps purement numérique – ait réussi à maintenir aussi obstinément sa singularité d’unique média payant, indépendant et libre de toute publicité du paysage horloger international. Sans Business Montres & Joaillerie, l'information horlogère n'aurait sans doute pas été libérée aussi rapidement des carcans de révérence et de connivence qui l'engonçait : nous avons inventé une forme et un style de journalisme horloger qui n'existait pas, à commencer par les illustrations à base de cartoons, de comics et d'images de la pop-culture contemporaine joyeusement détournées [ce qui nous change agréablement des perpétuels wristshots et des sempiternelles montres en « cobra »] !
Nous avons été les premiers (2006 !) à oser publier un classement des marques par chiffre d'affaires et par volumes de production, de même que nous avons été les premiers à oser une désignation médiatique par plus d'une centaine de journalistes des « horlogers de l'année » [classement arrêté par décence après que Jean-Claude Biver ait été désigné deux années de suite comme l'homme de l'année]. Nous avons été les premiers à sonner le tocsin à l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping, en alertant sur la répression des montres de corruption, le retour de l'austérité prolétarienne et les restrictions annoncées de flux touristiques chinois vers l'étranger : les faits nous ont puissamment donné raison. Nous avons été les premiers à regretter le manque de clairvoyance des horlogers suisses face aux montres connectées : nous aurions préféré avoir tort ! Et on pourrait citer ici de nombreuses de nos campagnes sur tel ou tel sujet sociétal – tiens, par exemple, notre stigmatisation des bracelets en peaux de reptiles exotiques, aujourd'hui abandonnées par plusieurs groupes : fallait-il nous taire au nom du conformisme totalitaire des états-majors horlogers ? Que d'initiatives lucides, aujourd'hui parfaitement justifiées, et d'opérations médiatiques menées avec succès au nom du bien commun de toute l'industrie horlogère au cours de ces dix-huit saisons de Business Montres...
« Saison 18 » : quelques milliers d'articles plus tard, nous y sommes et le feuilleton de l’actualité horlogère reste toujours aussi palpitant et fertile en rebondissements imprévus. Peut-être même est-il plus que jamais passionnant à suivre, à une heure où l’histoire retient son souffle et alors que l’horizon horloger conduit à se poser plus de questions que nous n’avons de réponses. Sous les coups de boutoir de l’instabilité géopolitique, des incertitudes climatiques et des imprévisibilités économiques, ma tectonique des plaques nous promet quelques intéressantes reformulations de la dérive des continents horlogers. Comment les montres traditionnelles vont-elles a ssurer leur survie dans un monde numérique qui glisse vers le métavers en doutant déjà de lui ? Et avec quels arguments vont-elles continuer à séduire les nouvelles générations ? Comment les groupes et les marques vont-ils bien pouvoir tirer leur épingle sur ce nouvel échiquier planétaires ? Et avec quelle race de managers capables de penser la pérennité dans l’instantanéité et de se confronter au réel en pleine tempête virtuelle ? Comment la Suisse horlogère va-t-elle pouvoir maintenir un empire qui n’est déjà plus que le confetti de ce qu’il était avant cette « crise du quartz » qui l’avait jetée dans le ruisseau ? Et avec quelles structures industrielles post-modernes, dans une logique de déconsommation qui condamne les grosses unités de production au profit des ateliers à taille humaine ?
« Saison 18 » : l’aventure continue, en dépit des énergumènes qui aimeraient bien contrôler ou baillonner les voix trop indépendantes [le dernier Watches & Wonders a prouvé l’inanité de tout effort pour blacklister Business Montres] et qui multiplient les agressions judiciaires et les pressions économiques, pour ne rien dire de mystérieuses cyberattaques ultra-ciblées récemment perpétrées [s’agissait-il de voler les données de tous les abonnés pour vérifier qui était ou n’était pas souscripteur au sein de tel ou tel groupe ?]. Certes, il ne fit pas bon d'être celui par lequel le scandale arrive. Malgré tout, à vrai dire, on en reprendrait bien pour dix-huit autres années, mais la résistance du papy a des limites biologiques incontournables…