LE SNIPER DU WEEK-END (accès libre)
C’est peut-être l’équinoxe de printemps, mais on est loin du printemps horloger qu’on espérait

 ÉDITORIAL

Le diable se cache

dans les détails

que personne ne veut voir

Imaginons que nous sommes à la fin des années 1930, disons à un ou deux ans des premiers coups de canon la Seconde Guerre mondiale. Imaginons que le quotidien allemand Völkischer Beobachter (« L’observateur populaire ») achète des pages entières de publi-rédactionnels dans les quotidiens européens – ce que seraient aujourd’hui Le Temps en Suisse ou Le Monde en France. Quelle ne serait pas notre indignation quand on sait que le Völkischer Beobachter en question n’est autre l’organe de presse officiel du Parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP, qu’on appelait partout à l’époque le « parti nazi »), donc quasiment le porte-voix des intérêts politiques, économiques et géopolitiques du IIIe Reich. Il y aurait bien quelques belles âmes pour nous assurer, en toute naïveté, que ce IIIe Reich est la première économie de l’Europe continentale et qu’on ne peut donc que continuer à commercer avec elle, sa dynamique et son taux de croissance [réels à l’époque] constituant un marché impossible à négliger. Ces mêmes ravis de la crèche admettraient préférer, pour engranger de substantiels profits, fermer les yeux sur quelques fâcheux travers de ce régime comme son encadrement totalitaire de la population ou la persécution de ses boucs émissaires. D’un point de vue strictement horloger, les bisounours de service nous expliqueraient que vendre quelques montres suisses de plus aux dignitaires et aux profiteurs de ce régime n’aurait rien de choquant – au nom de la « neutralité », n’est-ce pas !

Avec notre regard de 2021 et tout ce que nous savons sur la plus sanglante dictature de l’histoire européenne, tout ceci nous choquerait profondément et la condamnation serait unanime. C’est pourtant à peu près ce qui vient de se passer en Europe et ailleurs dans le monde sans que personne n’élève la voix : depuis une semaine, la Chine de Xi Jinping a acheté des centaines d’espaces publi-rédactionnels dans la presse occidentale, officiellement pour « injecter de l’énergie positive dans le développement du monde » [quelle savoureuse langue de bois néocommuniste !]. On a trouvé de tels encarts dans des quotidiens comme Le Figaro ou L’Opinion – ci-dessus : un exemple de ces publi-rédactionnels achetés en France par le People’s Daily chinois et signalés comme tels. Sauf que le People’s Daily chinois (le « Quotidien du peuple ») est l’organe de presse officiel du Parti communiste chinois, donc l’équivalent très précis de ce qu’était le Völkischer Beobachter nazi. La volonté de contrôler l’information au-delà des frontières chinoises est manifeste, mais on entend déjà les belles âmes qui nous jurent qu’on ne peut pas comparer le régime chinois avec le régime hitlérien, que Xi Jinping n’est pas Hitler et qu’il ne se passe pas en Chine les abominations que personne ne voulait voir dans l’Allemagne des années 1930. Ah bon ?

• On en parlera aux Ouïgours du Xinjiang, aux Taïwanais victimes du harcèlement chinois à travers le monde [récemment, l’ambassade de Chine à Paris menaçait les sénateurs français qui souhaitaient se rendre à Taïwan : sur Twitter, l’ambassadeur de Chine a même traité de « petite frappe » un chercheur qui dénonçait ces pressions !], aux défenseurs de la démocratie à Hong Kong et à la cinquantaine de millions de morts qu’on attribue académiquement aux autorités communistes chinoises.

• On en parlera aussi aux hommes d’affaires et aux milliardaires récalcitrants qui se permettent de ne pas s’aligner sur la ligne du Parti communiste chinois, par exemple à Jack Ma (Alibaba), aujourd’hui englouti corps et biens quelque part dans le laogai (劳动改造) – le goulag chinois…

• On en parlera également aux centaines de millions de Chinoises et de Chinois qui endurent au quotidien l’enfermement totalitaire d’une bureaucratie dont les pouvoirs hallucinants sont dopés par les nouvelles technologies de contraintes sociales et les méthodes numériques de fichage individuel de la population – Hitler et Staline en rêvaient, Xi Jinping en dispose…

Un bon sens des affaires n’exclut en rien un minimum de bon sens éthique : c’est la réflexion que nous avons tenté d’esquisser dans un récent éditorial (Business Montres du 18 mars) à propos d’une collaboration marchande trop assidue avec la Chine. Nous nous demandions s’il n’était pas temps de marquer quelques distances au moins morales vis-à-vis d’un Empire du milieu qui vise en réalité à s’imposer comme l’Empire du monde, mais qu’on a de bonnes raisons de considérer comme le véritable Empire du mal. Il fut un temps où la presse mainstream parlait de « Monsieur le chancelier Hitler » comme on parle aujourd’hui du « président Xi Jinping », dont le régime pour le moins autoritaire paraît aussi acceptable et fréquentable que l’état l’Allemagne de la fin des années 1930 [il suffit de se boucher le nez de temps en temps, n’est-ce pas ?]. Depuis, l’histoire nous a ouvert les yeux : elle devrait au moins nous avoir appris à voir ce qu’il faut voir et à dire ce que l’on voit. Et ce que l’on voit se mettre en place en Chine n’est guère reluisant. Lénine disait du socialisme qu’il était « les soviets plus l’électricité » : on dira peut-être demain de Xi Jinping qu’il était Hitler avec l’appoint de l’intelligence artificielle »…

La plus totalitaire des dictatures de l’histoire est en train de se mettre en place, avec le renfort des plus fantastiques outils de coercition personnelle qu’ait connu l’humanité (celles que procurent et surmultiplient les nouvelles technologies) : que penseront les générations à venir de notre aveuglement face à cette menace ? Pourrons-nous décemment regarder nos enfants dans les yeux en leur expliquant qu’il n’y avait rien à voir et que nous n’avons rien fait contre cette tentation assumée d’une hégémonie mondiale qui nous prépare des lendemains qui ne seront pas très différents de l’univers décrit dans le Terminator de James Cameron – vous savez, cette prise de pouvoir des robots-machines engendrés par la supraintelligence de la singularité technologique qui traque les derniers humains, qui ont perdu le contrôle de leur destin. John Connor, viens vite, on a besoin de toi ! On vous laisse réfléchir là-dessus…

Quelques autres menues

actualités du moment

et quelques questions du week-end

❑❑❑❑ À NOS NOUVEAUX LECTEURS (1) : avec l'accès libre du week-end qui les rend plus nombreux, ces nouveaux venus dans nos pages méritent un rappel rapide de notre règle du jeu pour bien profiter de Business Montres. Les interventions du Sniper – aussi fréquentes que possible, mais ce n’est pas un rendez-vous fixe – sont des pages généralistes, qui traitent d’un peu tout ce qui fait l’actualité de l’horlogerie. Autres pages ponctuelles : nos chroniques Rock’n’Horl, consacrées à la périphérie créative des objets du temps. Bien entendu, tout au long de la semaine, Business Montres ouvre d’autres pages sur des sujets d’actualité variés. Il est conseillé à nos nouveaux lecteurs de suivre également nos réseaux sociaux, comme notre page Instagram [le plus situationniste des Instagram horloger], notre chaîne images Business Montres Vision ou nos reprises sur Linkedin, Twitter ou Best Watch Blog sur Facebook : bien entendu, à chaque visite, il est recommandé de « liker » et, pour ceux qui ne le seraient pas, de s’abonner…

❑❑❑❑ À NOS NOUVEAUX LECTEURS (2) : les rendez-vous rédactionnels « fixes » et récurrents sont nombreux tout au long de la semaine :

• Watch Comedy Club (accès libre) : c’est trois fois par semaine (mardi, jeudi, samedi), en accès libre, avec une bonne dizaine de dessins détournés pour illustrer autrement et commenter sans se prendre au sérieux la vie quotidienne dans le village horloger…

• Repérages : deux fois par semaine, Business Montres vous propose sept nouveautés qui arrivent en vitrine, soit quatorze montres par semaine [deux par jour !], présentées avec la délicieuse « langue de boîte » qui reste la « langue de bois » préférée des manufactures de montres…

• Atlantic-Tac : c’est notre chronique horlogère grand public en collaboration avec le site Atlantico, avec une mise en ligne chaque vendredi et, en général, cinq à montres présentées à des lecteurs grand public…

• Séance de rattrapage (accès libre) : en fin de semaine, le dimanche, un récapitulatif et une compilation de tout ce qui a été publié d’intéressant au cours de la semaine, pour être certain de n’avoir rien manqué d’important…

• Archives : quand il y a de place et que l’actualité nous laisse un peu de temps, nous nous replongeons dans nos archives pour relire ensemble quelques articles qui méritent qu’on y revienne…

• Projets rédactionnels : Business Montres devrait se doter rapidement d’une page régulière d’essai de nouvelles montres au poignet, de même que nous devrions reprendre rapidement nos interventions « Sans filtre » (à la fois en texte et en vidéo) pour commenter l’actualité à la façon d’un podcast…

❑❑❑❑ POURQUOI PIERRE MAUDET ? Et pourquoi pas les autres candidats ? Après notre entretien avec Pierre Maudet, « le-plus-horloger-des-candidats » au futur Conseil d’État de Genève (Business Montres du 18 mars), quelques lecteurs se sont étonnés de l’exclusivité de ce choix. Il y avait plusieurs bonnes raisons de donner la parole à Pierre Maudet pour qu’il exprime sa vision de ce que pourrait et de ce que devrait être une vraie « politique horlogère » pour le canton de Genève. D’une part, Pierre Maudet est le seul candidat à proposer un « programme horloger » pour son prochain mandat (s’il est élu). D’autre part, les candidats concurrents de Pierre Maudet pour cette élection n’ont aucune proposition particulière à formuler dans ce domaine, sinon quelques banalités de saison sur l’encouragement économique ou le soutien aux entreprises – un mantra bien connu, auquel ils ajoutent généralement quelques éléments de langage convenus sur « Genève, capitale horlogère » [propos que nous tenions à éviter à nos lecteurs]. Enfin, Pierre Maudet est le seul prétendant en lice à pouvoir se flatter d’un bilan positif dans ce domaine – notamment pour l’organisation d’un grand salon horloger à Genève.

❑❑❑❑ ILS SONT FOUS, CES ROMAINS ! La célébrissime interjection qui ponctue les aventures d’Astérix le Gaulois en bandes dessinées. Il serait question de restreindre l’usage des chiffres romains dans les présentations historiques de certains musées français [il semblerait qu’un certain nombre de visiteurs de ces musées ne comprennent pas ces chiffres romains]. Si l’usage de ces chiffres hérités de la Rome antique devait désormais se perdre, c’est tout un pan de la mémoire horlogère qui serait appelé à disparaître : bon nombre de cadrans horloger d’hier et d’aujourd’hui deviendraient illisibles et on perdrait même définitivement l’usage de cette « sonnerie romaine » qui est un des héritages les plus chics de l’horlogerie religieuse [sonner non pas les heures en numérotation arabe, avec douze coups pour douze heures mais avec trois coups qui correspondent aux trois chiffres utilisés pour marquer ces douze heures : un I, un V et un X] – même si plus aucune marque n’ose en proposer ! Allons, messieurs, un peu de bon sens…

❑❑❑❑ LES ILLUSIONS PERDUES DU MONDE D’APRÈS (1) : on avait déjà perdu la fameuse reprise en V, qui s’est vite muée en reprise en W, puis en L avant d’évoluer en K et finalement en alphabet morse – point trait, point trait, un point c’est tout ! On a ensuite égaré le revenge shopping, cette manière de flamber par compensation dont plus personne ne fait la promotion tellement on l’a attendu en vain [même les Chinois n’ont pu voulu s’adonner à cette prédiction consumériste] : relisez les prophéties des analystes du luxe horloger à la petite semaine, vous verrez à quel point ils étaient péremptoires à la fin de l’été dernier et comment ils ont bercé d’illusions les ravis de la crèche. Une explication psychologique à ces illusions perdues : il est impossible de comprendre le neuf quand le logiciel est trop vieux. On ne peut pas penser aujourd’hui avec les raisonnements d’hier : c’est pourtant ce que dont à longueur de blogs et de colonnes les bisounours préférés des horlogers…

❑❑❑❑ LES ILLUSIONS PERDUES DU MONDE D’APRÈS (2) : on est maintenant en train de perdre la carabistouille du « retour aux années folles », qui nous affirmait que les années 2020 s’annonçaient comme un remake flamboyant des années 1920, ces fameuses Années folles qui ne l’étaient pas vraiment et qui se sont naufragées sur un krach boursier dramatique et une guerre mondiale épouvantable. Là aussi, relisez les « analyses » (sic) des petit(e)s marquis(es) du marketing horloger et vous verrez à quel point tout ce petit monde était formel. La pandémie ne serait bientôt plus qu’un mauvais moment dépassé et tout allait brutalement s’accélérer dans le bonheur de reconsommer à outrance dans une joyeuse ambiance de « bulles » tous azimuts. Sauf que ce qui se dessine n’est pas vraiment le défoulement attendu : les Roaring Twenties, qu’on qualifie d’« Années folles » de ce côté-ci de l’Atlantique, ne sont pas au rendez-vous, même si la bulle financière est de la partie. Il y a sans doute trop d’incertitudes à l’horizon pour que les consommateurs – désormais conscients de leurs devoirs éco-environnementaux – aient envie de replonger dans la surconsommation à outrance, d’autant qu’ils manquent de motivation. Dans les années 1920, de nouvelles technologies et de nouvelles habitudes explosaient (le cinéma, l’électroménager, l’automobile, la mode, la création artistique et jusqu’aux nouvelles montres-bracelets) : on en est loin avec nos prothèses numériques, nos écrans et nos reconfinements sporadiques. On a perdu les élans collectifs du siècle précédent, la libération des femmes, les rêveries pacifistes d’après les tranchées et jusqu’à l’espoir d’un avenir meilleur : depuis trois ou quatre décennies, jamais le monde n’a été aussi géopolitiquement dangereux, ni la planète aussi recloisonnée. Le monde d’après – celui des années 2020 – a vraiment très peu de chances d’être le monde d’avant le monde d’avant – celui des années 1920…

❑❑❑❑ LES ILLUSIONS PERDUES DU MONDE D’APRÈS (3) : on pourrait ajouter à l’étrange capacité d’illusion des managers le fait brutal que personne ne sait vraiment gérer une décélération. Plus aucun patron de marque horlogère n’a l’expérience de la grande crise précédente [l’effondrement des ventes de montres suisses sous les coups de boutoir de la concurrence, suivi par le choc technologique du quartz à la fin des années 1970 et au début des années 1980] : tous ont été biberonnés à la croissance soutenue qui s’est établie dès la fin des années 1990 et qui s’est amplifiée avec la globalisation des économies dans les années 2000. Ils ne connaissent que l’accélérateur, les marques et les groupes ayant fini par abandonner la pédale de frein et même le frein à main – pourquoi s’encombrer de dispositifs obsolètes quand tout va si bien, Madame la Marquise ?

❑❑❑❑ UNE PETITE IMAGE PIEUSE POUR LA ROUTE ? « Et, à part votre blog horloger, vous faites quoi dans la vraie vie ? » (Watch Comedy Club en accès libre : Business Montres du 18 mars). La communication horlogère est en train de vivre une mutation radicale, avec une floraison de nouveaux médias et de nouveaux acteurs, en parallèle à la mutation des marchés, avec une tectonique des plaques particulièrement dynamique qui verra bientôt le marché de la seconde main dépasser le marché des montres neuves. Ce qui tendrait à confirmer le « théorème de Business Montres », selon lequel les amateurs préfèrent à présent les montres d’hier des grandes marques d’aujourd’hui, plutôt que les montres d’aujourd’hui des grandes marques d’hier. En attendant, les communicants de demain ne seront pas ceux d’hier : la « bulle des blogueurs » et la « bulle des influenceurs » se dégonfle lentement, mais sûrement, alors que les marques tentent l’impossible en allant perdre leur âme sur Twitch, Clubhouse, TikTok ou même pire…