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Comment l’histoire des montres mécaniques « portables » a gagné deux millénaires en deux coups de pelle
(reprise d’un article de 2013) C'est une révolution scientifique qui a démodé tous les manuels d'histoire de l'horlogerie – du moins ceux qui ne se recopient pas l’un l’autre depuis des décennies ! C’est prouvé par les archéologues, leurs pelles et leurs pinceaux : l'usage européen de la montre « mécanique », personnelle et portable, vient de gagner deux mille ans. Un sacré grand bond en arrière ! Pas si fous, ces Romains : ils portaient déjà des montres qui donnaient l'heure dans plusieurs fuseaux horaires (ci-dessous, la « montre » totalement loufoque imaginée dans .« le Papyrus de César » des aventures d'Astérix)..
Tout le monde est d'accord pour situer l'apparition de la montre-bracelet à la fin du XIXe siècle, même s'il a pu en exister ici et là quelques spécimens auparavant, de la Renaissance à nos jours. De même, tout le monde est à peu près d'accord pour situer l'apparition des premiers objets du temps portatif (autour du cou, à la ceinture) à la fin du Moyen-Âge, ces objets se transformant très vite en montres de poche. On peut néanmoins se poser la question de l'existence d'autres objets du temps, plus ou moins « mécaniques », mais portables et capables de donner l'heure avec une très satisfaisante précision [au moins supérieure à celle des montres de poche d'avant la fin du XVIIe siècle]. Il n'est pas question ici des sabliers, des clepsydres ou des cadrans solaires monumentaux, mais bien de garde-temps individuels, « mécaniques » et portables au quotidien – on dirait aujourd'hui nomades !
On peut désormais parler d’une révolution scientifique à propos des « montres » utilisées par nos ancêtres les Romains. Une récente exposition du musée de Picardie (Amiens) se penche ainsi, jusqu'à la fin mars [l’exposition a eu lieu d’octobre 2012 à mars 2013], sur « Le Temps des Romains ». On découvre ainsi que les Romains utilisaient – pour des raisons civiles, administratives, commerciales ou militaires – des mini-cadrans solaires portatifs, à suspendre, qui donnaient l'heure à une dizaine de minutes près, voire moins quand on savait s'en servir. Ces « montres antiques » (sous forme de médaillons) pouvaient également indiquer le mois et la date, en fonction de la latitude si on la connaissait (image ci-dessous : le cadran de Bratislava).
L'utilisation d’une « horloge des bergers » graduée, en bois ou en os [objet du temps portatif qui existait encore dans les campagnes françaises voici quelques années], est attestée depuis l'époque romaine (image ci- dessous). Ces « montres portatives » – effectivement destinées à montrer l'heure, tout comme leurs descendantes européennes à quinze siècles de distance – étaient connues dans tout le monde antique : on pourra consulter, à ce sujet, le passionnant numéro de décembre 2012 des Dossiers d'archéologie, consacres ce « Temps des Romains » (ci-dessus : le cadran solaire portatif retrouvé à Amiens).
L'usage privatif de ces objets du temps portatifs disqualifie en grande partie la thèse classique de la permanence d'une maitrise régalienne du temps par les prêtres et les puissants de ce monde : d'après les historiens de l’apprivoisement du temps dans les différentes cultures (notamment Dominique Fléchons : La Conquête du temps), l'explosion de l'horlogerie mécanique s'expliquerait par le souci des nouvelles élites urbaines et bourgeoises de se réapproprier la maitrise d'un temps monopolisé par les élites politiques et religieuses, en vue de le privatiser et de le décartelliser pour dynamiser la croissance des échanges économiques. Si les Grecs et les Romains disposaient de « montres portatives » à technologie solaire ou stellaire [certaines de ces « montres » entant utilisables la nuit avec des tables astronomiques capables de calculer la hauteur des astres dans le ciel], le temps aurait été apprivoisé par la société civile bien avant le développement des villes dans l'Europe médiévale. Les « montres » sont donc bien plus anciennement consubstantielles aux cultures développées par les Européens qu'on ne l'imaginait jusqu'ici : leur technologie a moins changé que leur intemporelle forme ronde [tout un programme !], mais la passion du temps n'a jamais disparu, même dans les grandes convulsions qui ont obscurci les siècles postérieurs à la chute de l'empire romain. À méditer...
Plus fort encore : ces objets du temps personnels étaient des... montres GMT, comme on le dira au XXe siècle ! Ces « montres » permettaient de lire l'heure dans différents « fuseaux horaires » : même si ce concept n'existait évidemment pas à l'époque, les Anciens connaissaient parfaitement l’équivalent de la latitude des villes d'Europe, dont il existait des « tables » parfaitement documentées. Ils savaient à quel point ces différences de latitudes pouvaient interférer dans la lecture de l'heure en fonction de l'ombre du soleil. Ces disques-cadrans solaires – qui sont donc les premières « montres » de l'Antiquité – s'appelaient des horologia viatoria (« horloges de voyage »), dénomination qui affirme clairement leur fonction de garde-temps nomades et de « montres de voyageurs » [ce qui est très exactement la définition contemporaine d'une montre-bracelet à multiples fuseaux horaires]. Ces horologia viatoria étaient utilisables dans plusieurs villes différentes de l'empire romain, dont ils indiquaient la latitude qui permettaient de les régler pour lire l'heure solaire avec une enviable précision. Ces latitudes étaient gravées sur les disques dont on a retrouvé plusieurs exemplaires dans toute l'Europe, à l'image du cadran de Berteaucourt-les-Dames, retrouvé en France (ci-dessus). Des disques exactement similaires aux disques horaires des montres GMT contemporaines, comme celles de Louis Cottier ; la ressemblance avec le disques des heures de la récente Greubel Forsey GMT est même stupéfiante, à deux millénaires de distance (ci-dessous)...
COMMENTAIRE 2017 (toujours d’actualité en 2019)
Il est absolument épatant de voir comment ces découvertes et le courant de recherches scientifiques autour de ces premiers objets du temps ont été négligés par le monde horloger. C’est là qu’on réalise à quel point Hublot et Jean-Claude Biver ont été pionniers en relançant et en stimulant les recherches autour de la machine d’Anticythère – autre démonstration magistrale de la maitrise que nos ancêtres de l’Antiquité avaient du temps qui passe et des mécaniques qui peuvent mettre en scène le défilement des jours et des années. Les découvertes mises en lumière par l’exposition dont parlait ici Business Montres ont été ensuite synthétisées dans l’ouvrage La mesure du temps dans l’Antiquité, de Jérôme Bonnin (Belles lettres, 2015), qui nous explique : « L'Antiquité est rarement regardée comme une période d’utilisation massive des instruments de mesure du temps. Ces derniers sont même souvent considérés comme sommaires, peu inventifs voire inexistants. Cet ouvrage fait, pour la première fois, la synthèse des données sur le sujet et remet en cause les idées reçues. Les instruments de mesure du temps faisaient partie intégrante des habitudes antiques »... Livre fondamental dont on cherchera en vain quelques comptes rendus dans la presse horlogère et chez les perroquets médiatiques...
On notera par ailleurs la curieuse vision anti-culturelle des historiens qui lient étroitement – résidus de doctrine marxiste mal digérée ? – les avancées de l’art horloger aux seuls rapports de force d’une société [c’est la théorie des rois et des prêtres qui « inventaient » l’heure »] : on fait ainsi de la maitrise du temps une sorte de superstructure périphérique de l’infrastructure économique, alors que les objets du temps légués par l’époque romaine prouvent que la passion du temps est indépendante des rois et des prêtres, même si elle est étroitement corrélée aux marchands : les montres portatives des légionnaires et des patriciens romains témoignent au contraire d'une appropriation personnelle, individuelle et fonctionnelle, des objets du temps [même si le calendrier était géré par l'empereur à des fins idéologiques]. L'Europe ne retrouvera ce rapport privé au temps qu'à la Renaissance, après un millénaire de christianisme tout-puissant, de cloches monastiques et de beffrois publics...