> 


ÉRIC GIROUD : Pour le designer-star de l'avant-garde horlogère, il va falloir réinventer l'envie de nouvelles belles montres

On ne présente plus la « légende » Éric Giroud, coqueluche des rédactions horlogères asiatiques et designer-fétiche de quelques grandes marques qui ont peur de se le faire piquer par les concurrents. Un quart de siècle de design, c'est un bon prétexte pour faire le point en vingt-quatre questions...  ▶▶▶ VINGT-CINQ ANS DE MÉTIER Le design horloger à l'heure de la grande redistribution des cartes...


On ne présente plus la « légende » Éric Giroud, coqueluche des rédactions horlogères asiatiques et designer-fétiche de quelques grandes marques qui ont peur de se le faire piquer par les concurrents. Un quart de siècle de design, c'est un bon prétexte pour faire le point en vingt-quatre questions...

EG001_ 
 VINGT-CINQ ANS DE MÉTIER 
Le design horloger à l'heure
de la grande redistribution des cartes...
 
❏❏❏❏ LES LECTEURS DE BUSINESS MONTRES entendent souvent parler d'Eric Giroud et de ses créations. Inutile de faire la liste de ses clients, elle serait trop longue. Dans la série des trentenaires de l'expérience en horlogerie [voir notre précédent entretien avec Laurent Besse : Business Montres du 7 juillet dernier] et avant de donner la parole à d'autres acteurs – bons quadras ou jeunes quinquas – de cette génération, voici un entretien sans complexes et sans langue de bois, les yeux dans les yeux, avec un des garçons qui ont le plus d'influence sur le métier horloger : Éric Giroud, c'est beaucoup plus qu'Éric Giroud [c'est très volontairement que nous n'avons publié aucune image de ses montres : il y en a tellement et, de plus, certaines sont avouables, mais trop restent encore confidentielles, avec un anonymat défendu par des clauses étendues sur des centaines de pages]...
 
IMG_6068
 
 Ton parcours professionnel dans le design et dans la montre, depuis ton premier coup de crayon ?  ÉRIC GIROUD : J’ai débuté ma carrière de « designer »  dans les années 1990 par la petite porte. Tout d’abord par la création de packaging et de « graphismes ». J’ai travaillé dans plusieurs agences de design et ai appris ce métier au contact des designers et des fournisseurs. Ma formation d’architecte m’a beaucoup aidé, mais cela a pris quand même un peu de temps... J’ai collaboré à différents projets dans le mobilier, l'éclairage, les arts de la table, les accessoires, la téléphonie. Ceci comme designer avant de dessiner des montres. Mon premier projet de montre date de 1998 : c'était pour Pierre Junod et la montre s’appelait Invader. À partir de ce projet, je n'ai quasiment plus dessiné que des montres ! Comme quoi il y a des maladies dont on ne guérit jamais... J’ai ensuite travaillé pour des marques comme Mido, Tissot (PRS 516), Swatch, puis Gérald Genta (cadran rétro & bi-rétro, les cadrans Mickey) ou TAG Heuer. J'ai ensuite rencontré Peter Speake Marin, qui m’a présenté Maximilian Büsser. À partir de là, j’ai collaboré avec Harry Winston pour différents projets dont le Tourbillon Glissière, en collaboration avec Christophe Claret : c'est une étape importante, puisque c'était mon premier projet avec un horloger dans le domaine de la haute horlogerie. Une immense découverte, qui m'a beaucoup appris. Ensuite, c'est MB&F et le dessin des montres HM n°1, 2, 3, 4, 5, 6 et les LM (Legacy Machine). Sans parler des projets pour Harry Winston, comme l'Opus 9 et l'Opus 11. Ne pas oublier Universal Genève (la montre Cabriolet), de nombreux modèles pour Swarovski, des montres pour MCT, Rebellion et des marques de différents groupes (Richemont, Kering) et les autres...
 
 Ton pire souvenir de galère comme designer ?
◉◉◉ ÉRIC GIROUD : C'est la période ou je dessinais des montres pour Tissot et Mido, mais aussi lors de rendez-vous avec des marques plus haut de gamme. Mes interlocuteurs me disaient : « Venez me voir lorsque vous aurez travaillé avec des marques de luxe ». Le passage dans le domaine plus haut de gamme a été long et pas simple. Tout est affaire de rencontre et de mots. Pour illustrer cette période, je citerais Sacha Guitry : « Le luxe est affaire d’argent et l’élégance une question d’éducation »...
 
Et ton meilleur souvenir ?
 ÉRIC GIROUD : Mon premier projet complet (boîte/cadran/bracelet métal) pour Tissot avec le modèle PRS 516. La marque Tissot m’a fait confiance sur un projet complet – et cela ne s’oublie pas !
 
◉ Plume, crayon, pinceau, souris, tablette ?
 ÉRIC GIROUD : Crayon, stylo bille, crayons de couleur, souris, maquette, ordinateur et tablette. J’ai appris mon métier d’architecte en dessinant tout au crayon et à la plume, il n’y avait pas encore d’ordinateur. J’ai suivi toute l’évolution des solutions numérique applicables dans le domaine du dessin...
 
◉ Le meilleur designer de montres de tous les temps ?
 ÉRIC GIROUD : Giampiero Bodino.
 
mollino◉ Le designer (hors montres) que tu respectes le plus ?
 ÉRIC GIROUD : Carlo Mollino [un designer italien pour happy few : voir sa voiture ci-contre]...
 
◉ Combien de montres déjà dessinées et combien dans les dossiers à livrer ?
 ÉRIC GIROUD : Je n’ai jamais fait ce calcul, mais j’ai collaboré avec près de 50 marques en 15 ans… Plus une dizaine de projets en cours...
 
◉ Ta montre préférée dans toutes tes créations ?
 ÉRIC GIROUD : Opus 9 avec Jean-Marc Wiederrecht pour Harry Winston. Une véritable création contemporaine, avec une approche nouvelle de la lecture du temps. Projet qui n’aurait pas pu exister sans Didier Decker et David Gouten, qui m’ont beaucoup encouragé et soutenu dans cette aventure. J'ai également eu la chance de participer au lancement pendant toute la durée de Baselworld 2009 : beaucoup de rencontres et de merveilleux moments...
 
◉ Et la montre que tu regretteras toujours de ne pas avoir signée ?
 ÉRIC GIROUD : Urwerk 103. Une magnifique interprétation horlogère de lecture du temps, dans une boîte résolument moderne. Un vrai signe du temps. Une icône à mon sens...
 
◉ Le bon concept de montre que tu t'en veux de ne pas avoir eu avant les autres ?
 ÉRIC GIROUD : La montre Tradition de Breguet, pour son approche qui est vraiment magnifique tant au niveau du fond que de la forme...
  
◉ Quelles sont les sources de ton inspiration (musique, lieu, lectures, etc.) ?
 ÉRIC GIROUD : Il y a plusieurs axes pour ce qui concerne ce sujet de l’inspiration. Le premier est celui de la marque et des données qu’elle me met à la disposition : son histoire, son ADN, son équipe et ses rêves, etc. Puis viennent les domaines personnels d’inspirations : le cinéma, l’art contemporain, la musique et la lecture. Jusque là, rien de très original. Mais, en ce qui me concerne, il est vrai que les données « culturelles » sont très importantes – et cela depuis mon enfance, car j’ai grandi dans un univers très cultivé où les bases classiques de la culture étaient déterminantes. Un autre axe pour l’inspiration reste la curiosité, le vide et l’ennui… Je m’explique. La curiosité reste le meilleur moyen de rester actif en matière de nouvelles connaissances. Par exemple, faire l’effort de découvrir des choses qui ne vous parles pas a priori, afin d’éviter le confort intellectuel. Se mettre en abîme, s’enrichir continuellement. Le vide est, à mon sens, excellent pour accéder a cette mise en abîme intellectuelle. L’ennui ? Ah ! L’ennui : j’adore m’ennuyer ! Il s’agit d’une discipline peu banale : lorsque l’état d’ennui m’envahit, il en résulte un véritable sentiment de créativité. Un vrai sport mental et très enrichissant...
 
◉ Là, tout de suite, sans attendre, la montre que tu voudrais pouvoir dessiner (et pour qui) ?
 ÉRIC GIROUD : Une nouvelle ligne de montre, avec et pour François-Paul Journe.
 
◉ La montre-icône que tu rêverais de pouvoir redessiner (parce que tu penses pouvoir ajouter quelque chose à la légende) ?
 ÉRIC GIROUD : La Tank de Cartier ! J’adorerais m’y confronter. J’ai déjà fait l’exercice avec deux montres parisiennes iconiques et l’exercice est passionnant.
 
◉ C'est plus compliqué de dessiner une montre à complication ou c'est plus simple de faire une trois aiguilles ?
 ÉRIC GIROUD : Les deux mon capitaine ! Dans le cas de la montre dite compliquée, la balance entre les différents éléments reste un exercice de style. Pour ce qui concerne la montre trois aiguilles, il s’agit sans aucun doute de l’exercice le plus difficile, car il y a peu d’élément d’expression. 
 
◉ Les idées reçues sur le design des montres qui t'énervent le plus ?
 ÉRIC GIROUD : La plus récurrente reste celle du designer-artiste, que je n’ai jamais vraiment comprise. Pour certains, le travail de designer se résume à la livraison de dessins. Le dessin n’est qu’un moyen d’expression et doit reposer sur une idée de fond...
 
◉ Pour quelle marque refuserais-tu de travailler ?
 ÉRIC GIROUD : A priori aucune. J’ai tout basé sur les relations humaines et, de ce fait, les marques passent en second plan. C’est la nature humaine qui m’intéresse et qui me nourrit. Si chacun est à sa place, c’est assez facile et enrichissant. Dans le cas contraire, on n’y arrive pas toujours ! Un architecte avec lequel j’ai travaillé très jeune me disait cette phrase qui ne m’as pas quitté : « On grandit à travers les autres »...
 
◉ Quelles évolutions (positives et négatives) as-tu remarquées dans ton métier au cours de ces dernières années ?
 ÉRIC GIROUD : Il y a eu une évolution très positive des outils à notre disposition pour ce qui concerne le numérique. Egalement à noter : une très belle évolution pour ce qui est des échanges et des collaborations entre designer et horloger. L’ouverture d’esprit des grandes marques en matière de design est également un élément très positif. Pour ce qui est du négatif, c’est plus délicat. Je dirais qu’il y a de nouvelles données très sensibles qu’il faut intégrer dans le processus créatif, dans la mesure où les enjeux internationaux sont de plus en plus complexes. Je viens du domaine de l’architecture et un élément essentiel du métier d’architecte est de composer avec les contraintes. De ce fait, plus il y a de contraintes, plus le projet est intéressant...
  
◉ À force de revisiter leurs classiques et de glorifier leur musée, les marques ont-elles encore besoin de designers : autrement dit, à quoi sert un designer ?
 ÉRIC GIROUD : Elles en ont plus que jamais besoin, car cet exercice demande énormément de travail, de questionnement et de repositionnement du produit en question. De ce fait, c'est le travail même d’un designer. Faire revivre une montre des années 1950 aujourd’hui, c'est un véritable challenge La démarche est la suivante : s’inspirer du modèle existant, le comprendre et le reconsidérer aujourd’hui afin de lui redonner une nouvelle vie pour demain. Pas simple, mais terriblement intéressant : le travail de designer est au centre de ce genre d’aventure. J’ai fait l’exercice plusieurs fois avec succès…. Par contre il y a en effet depuis quelques années une tendance vintage, où l’on relance par exemple un modèle des années 1970 sans reconsidérer le design. Dans ce cas, il s’agit de marketing et non de design : à mon sens, on va du plus brillant au plus décevant ! L’idéal est de reconsidérer l’objet en temps qu'objet de nouvelle génération – et, là, le travail de designer est utile et intéressant.
 
◉ Le designer : une star, un boulet ou une simple variable d'ajustement budgétaire de dernière minute ?
 ÉRIC GIROUD : Chaque designer choisit son terrain de jeu. Il y a de la place pour chacun des termes de la question. Pour ma part, ni star, ni boulet, ni simple variable d’ajustement budgétaire, mais une véritable valeur ajoutée dans le processus de développement d’une montre. Mon travail consiste à collaborer avec les gens des marques afin de trouver ensemble la ou les solutions. La star c’est le produit !
 
◉ Un designer doit-il dessiner ce qu'on lui demande ou doit-il se battre pour imposer sa conception des choses ?
 ÉRIC GIROUD : Un designer doit en premier lieu comprendre le projet qu’on lui demande dans sa globalité – histoire ; ADN ; territoire de la marque ; marché cible ; prix public ; etc. Il y a beaucoup de données importantes à prendre en compte avant de commencer à dessiner. A partir de cela, un designer se doit de proposer des concepts et des dessins. Aux responsables de marque d'en disposer afin que le projet prenne une direction commune. A partir de ce moment, la collaboration commence avec un sujet et des responsabilités communes. Cela peut prendre du temps, mais je n’envisage pas cette profession autrement. 
 
◉ Serais-tu prêt à dessiner une smartwatch ?
 ÉRIC GIROUD : Avec grand plaisir, car il s’agit d’un magnifique sujet d’actualité lié à l’horlogerie contemporaine et ses liens avec l’électronique. J’avais collaboré avec la marque Swatch en 1999 pour faire évoluer un modèle de montre digitale qui aurait pu devenir une smartwatch. Il s’agit, à mon sens, d’un vrai sujet horloger. Je ne suis pas inquiet pour les marques horlogères qui ont une véritable vision et apporte quelque chose au monde horloger. Par contre, je crains le pire en ce qui concerne les marques suiveuses et peu créatives, dans un certain segment de marché : le consommateur est le roi, ne l’oublions jamais ! Souvenez-vous de l’annonce de la sortie d’un smartphone par Apple : les gens ne pensaient pas que, dix ans après le lancement de ce smartphone, cet objet pouvait prendre une importance aussi démesurée dans nos vies, tant au niveau de l’utilisation que du mode de vie que cela représente. Ne pas oublier que, après la sortie de l’iPhone de Apple, les sociétés de téléphone très rapidement ont perdu leurs parts de marché marché. Où cela va faire très mal, ce sera au niveau du marketing : Apple ou Samsung ont des moyens considérables – Apple ayant de plus un marketing très très pointu et agressif...
 
◉ Et à dessiner des collections pour les concurrents chinois ?
 ERIC GIROUD : J’ai déjà travaillé pour une marque chinoise qui avait plus de cinquante ans d’existence ! Je travaille actuellement pour une nouvelle marque chinoise, et également pour une marque suisse dont le propriétaire et chinois. Je ne vois pas de concurrence, mais, en revanche, une complémentarité qui cohabitent assez bien. Certaines marques suisses ne seraient pas viable sans l’industrie horlogère chinoise. D’autre part, certaines marques seraient fermées sans des acheteurs chinois. De plus, le marché chinois a permis ces dernière années de très bons chiffres d’affaires pour les marques horlogères suisses...
 
◉ Rêves-tu de dessiner autre chose que des objets du temps, et quoi ?
 ERIC GIROUD : Pas de rêve particulier, mais j'ai très envie de rencontrer des personnes qui fabriquent autre chose que des montres et de me mesurer à d’autre règles ou à d'autres domaines. La découverte et la stimulation-réflexion restent omniprésents dans mon travail...
 
◉ Comment imagines-tu l'avenir d'ici à 2020 (le tien et celui de ton métier) ?
 ERIC GIROUD : Pas facile de répondre a ce genre de question, car je n’ai pas de boule de cristal. Mon constat, en revanche, est le suivant. J’ai l’ impression que le système mis en place en ce qui concerne l’offre, la vente et le marketing de la plateforme horlogère – et plus principalement du domaine des produits de luxe – est essoufflée. Un futur proche devra certainement réinventer tout cela de manière globale, car il y a, à mon sens, une énorme déficience dans l’exclusivité réelle des différents produits et une banalisation pour ce qui concerne le marketing. Nous avons perdu l’exclusivité de l’objet au détriment d’une concurrence entre les différentes marques qui proposent des produits quasiment similaires. Ceci est le résultat d’un manque de créativité remarquable – et dommageable ! Il va falloir redonner envie aux consommateurs d’acheter des produits de luxe, mais également redistribuer les cartes en ce qui concerne les prix de ces produits. De ce fait, énormément de travail, et un travail passionnant en perspective pour les designers...
 
EG_    
 
 
D'AUTRES SÉQUENCES RÉCENTES
DE L'ACTUALITÉ DES MONTRES ET DES MARQUES...
Partagez cet article :

Restez informé !

Inscrivez-vous gratuitement à notre newsletter et recevez nos dernières infos directement dans votre boite de réception ! Nous n'utiliserons pas vos données personnelles à des fins commerciales et vous pourrez vous désabonner n'importe quand d'un simple clic.

Newsletter