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BORN AGAIN (accès libre)
Et si Ebel réintégrait le cénacle des marques porteuses d’avenir ?

Au début des années 2010, on n’aurait jamais parié un centime sur la simple survie d’Ebel. La maison semblait avoir tiré ses dernières cartouches : elle en était pratiquement aux soins palliatifs. Pourtant, aujourd’hui, elle a pu échapper à cet enfer des marques en perdition pour rejoindre un purgatoire dont elle ne devrait plus tarder à sortir…


Depuis les années 1990, après une décennie de gloire qui l’avait vue se hisser devant Cartier et tutoyer les stars du marché, l’histoire de la maison Ebel n’était plus qu’un lent supplice chinois, une sorte de dégringolade en pente plus ou moins douce, la chronique d’une disparition annoncée. En 1999, le groupe LVMH avait cru bon de poser 210 millions de francs suisses sur la table pour s’en emparer, en ayant l’impression de faire une bonne affaire – c’était pour en dépenser à peu près autant, sinon légèrement plus, pour ne rien savoir en faire, tout tenter pour s’en sortir et finir par la revendre assez piteusement au groupe Movado pour une soixantaine de millions en 2004. Un quart de milliard de francs passés par pertes et profits, en cinq ans, sans avoir jamais pu ramener la maison à un semblant d’équilibre.

Tant bien que mal retapée par les Américains du groupe Movado après avoir été laminée par son passage sous pavillon LVMH [où personne en semblait avoir compris l’identité de la marque] et perdu dans l’aventure les deux tiers de son chiffre d’affaires [qui ne dépassait plus guère les 80 millions de francs en 2004, avec de sévères pertes opérationnelles], Ebel s’est trouvée brutalement chahutée par la crise horlogère de 2008-2009, sans pouvoir tirer parti de la « bulle chinoise » qui avait ensuite tiré l’horlogerie suisse de son ornière. Au début des années 2010, les pertes s’accumulaient à nouveau, moins cependant que les stocks et la quantité hallucinante de montres larguées en urgence sur le marché gris. La marque avait alors tout essayé pour reprendre pied, y compris un repositionnement inattendu sur le marché masculin [en dépit de son identité jusque-là presque exclusivement féminine], avant de se replier sur d’improbables collections féminines qui capitalisaient sur l’image de la marque, mais sans vraie substance. Pour le groupe Movado, qui n’avait racheté Ebel que par une sorte de « caprice amoureux » d’Efraim Grinberg, son propriétaire-actionnaire et qui souffrait par ailleurs beaucoup du repositionnement totalement raté [quasiment aussi coûteux] de Concord, l’aventure suisse tournait au vinaigre et menaçait de se terminer très mal. On peut aujourd’hui rendre responsable de ce désastre non seulement la « crise », mais aussi l’impréparation totale de la marque aux mutations sociétales déjà nettement perceptibles au début des années 2010, ainsi qu’une inaptitude – endémique chez les horlogers – à se repenser hors des affirmations statutaires d’un passé aussi fantasmé que définitivement révolu…

Ebel, c’est, depuis 1911, La Chaux-de-Fonds. Il fallait donc un « petit gars » de La Chaux-de-Fonds, ayant un peu de mémoire « historique » et beaucoup d’attachement affectif [c’est irrationnel, mais c’est humain, et c’est tout-à-fait dans l’esprit du « caprice amoureux » d’Efraim Grinberg] pour croire qu’Ebel avait de l’avenir. Ce « petit gars » de la Watch Valley, c’est Flavio Pellegrini, qui œuvrait déjà pour le groupe Movado, à Bienne, depuis une douzaine d’années et à qui Efraim Grinberg avait déjà confié la mission impossible de réanimer Concord en 2010. En 2014, il demande et obtient la direction conjointe d’Ebel. Là, à la force du poignet, sans tambours ni trompettes, mais avec une obstination de vrai fils de la vallée, entêté comme un vrai « paysan horloger », il va faire quitter à Ebel la salle de réanimation et commencer par sortir la marque du coma : il s’agit en priorité de « nettoyer » le marché gris en l’asséchant [donc à ne plus produire que des montres commerciales dans des quantités réalistes], puis à rebâtir un catalogue autour de quelques piliers qui témoignaient encore des splendeurs du passé. En parallèle, au nom d’une nouvelle humilité retrouvée et d’une prise en compte intelligente des demandes du marché, il fallait réduire les prix publics [donc, les prix de revient, sans trop tricher avec le Swiss Made – exercice périlleux !] et repositionner la marque non sur ses prestigieuses positions des années 1980[c’était l’erreur commise par toutes les directions précédentes], mais sur une vision lucide de ce qu’elle était devenue.

Un peu plus de quatre ans plus tard, la trajectoire d’Ebel tendrait à prouver que cette stratégie était la bonne : la croissance du chiffre d’affaires a repris sur un rythme supérieur à celui de l’industrie suisse [avec une croissance à deux chiffres en 2018 – même si on revient de loin] ; le chiffre d’affaires lui-même flirtera bientôt avec les 40 millions de francs ; une minimum de profitabilité opérationnelle a été retrouvé [Ebel n’est plus le vilain petit canard de la couvée Movado] ; les ventes ne sont plus marginales, puisqu’on peut les estimer à environ 25 000 montres par an [85 % de montres féminines pour 15 % de montres masculines, et 90 % de montres à quartz pour 10 % de montres mécaniques] ; le positionnement prix a été baissé d’un gros tiers – il est à présent de 1 350 francs suisses, et on espère qu’il sera maintenu à ce niveau ; enfin, Ebel a pleinement renoué avec son identité féminine, grâce à la collection Sport Classic qui a « sauté une génération » en séduisant maintenant les filles des mères conquises dans les années 1980 et 1990. Surtout, nimbée d’une nouvelle aura d’accessibilité iconique, la marque Ebel redevient désirable : sérieusement épuré, son catalogue redevient lisible et, du coup, compréhensible. Les prix accessibles renforcent cette capacité de séduction. La communication redevient audible – à défaut d’être génialement créative…

Symbole de cette renaissance horlogère, la nouvelle Sport Classic ESC Titanium (ci-dessus), qui marque peut-être (et même probablement) le retour d’Ebel aux grands classiques de l’horlogerie. Il s’agit d’une montre masculine [donc d’un produit de « conquête » sur un marché et à des prix délaissés par les grandes marques], d’allure classique, en deux variantes de cadran (chiffres romains ou chiffres arabes, sous un verre saphir antireflets) et un superbe état de surface sablée-satinée [de toute beauté sur une base titane]. L’intégration boîtier-bracelet apporte à cette version de la Sport Classic une remarquable et très efficace unité esthétique : on reconnaît l’icône, mais elle réussit à nous étonner par sa réincarnation dans un titane inhabituel. En 40 mm, avec un mouvement automatique ETA, une tendance ultra-plate sans mièvrerie (9 mm) et en série limitée à 200 exemplaires, c’est l’arme fatale d’Ebel pour la prochaine rentrée – surtout à moins de 3 000 CHF. S’il y avait un reproche stylistique à faire à cette montre, ce serait la concession à la « modernité » (?) que constitue l’abandon du biodesign initial, tout en rondeurs, de la Sport Classic née en 1977 (ci-dessous), au profit d’angles et de chanfreins qui « cassent » les volumes sans vraiment apporter de force à l’allure de la montre : on a anglé ce qui n’aurait pas dû l’être (notamment le boîtier et la couronne) et de fait affadi l’ensemble en le banalisant…

Ebel voit à présent s’ouvrir devant ses nouvelles, mais toujours très humbles, ambitions une exceptionnelle « fenêtre de tir » : à ce niveau de prix moyen, l’offre suisse n’est pas légion, ni très convaincante, ni même réellement séduisante – or, les montres Ebel ont quelque chose de « plus », notamment les rassurantes « icônes » de la maison. D’autre part, les grands groupes abandonnent par centaines leurs détaillants multi-marques traditionnels, ce qui libère de la place dans les vitrines tout en créant dans le réseau un vrai appel d’air pour les marques « alternatives » et « crédibles » – au premier rang desquelles on peut désormais classer Ebel. Comme disent les perroquets de la « classe parlante », il se crée un « alignement des planètes » très favorable pour une maison comme Ebel. Se dessine ainsi un nouvel avenir pour Ebel et une chance inouïe, celle de recoller à nouveau à un peloton de tête de plus en plus clairsemé. On espère seulement que les dirigeants de la marque et du groupe – qui ne semblent pas partis pour – n’auront pas la tentation, très récurrente dans l’horlogerie suisse, de « péter plus haut que leur cul » et de brûler les étapes pour gagner un peu plus vite un peu plus d’argent pour les actionnaires de Movado, qui en ont déjà tant perdu dans cette épopée. Il faut savoir donner du temps au temps : au cours de ces cinq dernières années, Ebel a prouvé qu’on pouvait à nouveau être après avoir été – ce n’est pas un exemple si fréquent dans l’actuelle industrie des montres. Le tout est de rester sérieux, modeste et honnête, bref raisonnable…


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