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L’AFFAIRE LIP (accès libre)
Le livre qui pourrait donner des mauvaises idées au personnel des manufactures horlogères

Vers la fin des Trente Glorieuses et avant l’avènement du turbo-capitalisme mondialisé, l’« expérience Lip » a marqué les mémoires et imprégné les consciences, en symbolisant à la fois la « résistance sociale » et une certaine idée de l’utopie autogestionnaire. Une somme universitaire américaine (!) raconte ces années pleines de passion et d’imagination, en nous faisant réfléchir à la possibilité de voir renaître une telle mobilisation sociale : le petit peuple de l’horlogerie ne s’est jamais laissé faire dans les périodes de crise…


D’avril 1973 à mars 1981, ce qu’il faut bien nommer l’« affaire Lip » s’est imposée comme le plus long conflit social de l’histoire de France. Dans la foulée de mai 1968 [les fameuses « idées de mai »], Lip a focalisé l’attention des médias, pour le meilleur (l’imagination sociale au pouvoir », la coopérative autogérée, etc.) et pour le pire : l’illusion d’un « pouvoir ouvrier », la destruction d’un outil de travail de premier plan et la mise à mort d’une marque centenaire qui ne méritait pas de telles avanies, ni un sort aussi funeste. Si L’Affaire Lip de Donald Reid n’est pas le premier ouvrage sur le sujet, c’est sans doute, à ce jour, le plus complet, le mieux documenté [grâce à de nombreuses sources inédites] et le moins militant, encore que les sympathies de l’auteur [un professeur d’histoire à l’Université de Caroline du Bord, aux Etats-Unis] soient assez évidentes. La somme est copieuse (538 pages en assez petits caractères), les notes en bas de page pas trop abusives [on y découvre l’ampleur de la documentation de l’auteur] et les moindres faits minutieusement rapportés – ceux de la vraie vie et ceux de la légende.

Si l’opinion publique n’a retenu que quelques hauts faits des « Lip » – comme s’appelaient alors les ouvriers en lutte – comme la partie de cache-cache avec les CRS pour reprendre la production hors de l’usine, la vente « sauvage » des montres du stock ou le fameux « On fabrique, on vend, on se paie », voire la méga-manifestation de 100 000 personnes dans les rues de Besançon, cette « affaire Lip » avait un contexte économique et politique précis : l’imminence de l’arrivée de la gauche au pouvoir, le flottement des syndicats ouvriers débordés par leur base, la tradition anarcho-syndicaliste latente des travailleurs de l’horlogerie (celle du « socialisme jurassien »), la fin des « Trente Glorieuses » et des plus belles années de la société d’abondance ou l’émergence d’une nouvelle forme de capitalisme mondialisé. Ceci sans oublier le refus d’accepter les prémices de la crise par la direction de Lip, la gestion ahurissante de la crise par des actionnaires particulièrement ahuris [le consortium suisse Ébauches SA, qui avait pris la majorité des actions vendues en 1967 et 1970 par Fred Lip, le dernier représentant de la famille fondatrice de la marque, qui sera éjecté en 1971] et la légèreté avec laquelle l’état-major de Lip a disposé d’un personnel qui comptait encore 1 300 personnes en 1970.

Nous n’allons pas revenir sur les multiples épisodes de cette tragi-comédie sociale, qui a illustré aussi bien la capacité d’illusion des intellectuels de gauche de l’époque [avec le recul, on découvre les ravages que l’influence locale de Jean-Paul Sartre a pu causer] que la manipulation du conflit par les politiciens de l’opposition socialiste – ou alors l’incompréhension totale des enjeux par le pouvoir politique de droite, qui n’avait rien compris à la partie qui se jouait et qui se contentait d’un soutien fétichiste à des structures capitalistes totalement obsolètes [la difficile transition pompidolo-giscardienne n’aura rien arrangé]. Retenons simplement les grandes lois de ce conflit ouvrier qui tient une place déterminante dans l’histoire de l’horlogerie, dont c’est à la fois la plus grande épreuve sociale et la plus spectaculaire destruction de marque par son personnel. L’« affaire Lip », c’est un fantastique gâchis horloger aussi bien qu’une grande leçon d’agitation métapolitique et de combat syndical, avec des résonances religieuses inattendues [le rôle des réseaux chrétiens dans la maturation de la crise n’avait jamais été exploré aussi profondément].

Si on ne s’arrête pas à la légende dorée des marques que leur storytelling contemporain fait voler de succès au succès tout au long de leur histoire, on découvre que les conflits sociaux dans l’horlogerie ont parfois été d’une rare violence, notamment dans la première partie du XXe siècle. Vers la fin du siècle, la possibilité d’une révolte contre les licenciements massifs et les fermetures d’ateliers a été assommée par la violence et la brutalité de la « crise du quartz » dans les années 1970. Ce sentiment de révolte était de plus désamorcé par la perception d’une certaine fatalité qui s’acharnait contre l’horlogerie et qui désarmait ses élites. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il n’est pas impossible que réapparaissent, ici et là, lors des licenciements massifs qui se profilent pour le début 2021, des rébellions contre l’aveuglement des directions, contre leurs inavouables impasses stratégiques (le déni de réalité face aux montres connectées, l’aggravation de la sino-dépendance, etc.) et contre leur arrogance désastreuse dans la gestion de la pandémie [on se souvient de l’affaire des bonus supprimés pour le personnel de Richemont : on est alors passé au bord d’une révolte massive].

Du fait de la transparence qu’impose la nouvelle morale sociétale et en raison de l’exacerbation de la moindre tension par la viralité des informations qui circulent à la vitesse de la lumière sur les réseaux sociaux, la communauté horlogère danse à présent sur un tonneau de poudre, alors que les élites horlogères [auto-proclamées] jouent imprudemment avec les allumettes. Dans un climat général de casse industrielle et commerciale générée par la crise sanitaire et alors que l’économie des montres reste celles des industries du luxe qui souffre le plus et qui mettra le plus de temps à se relever, mieux vaut essayer de comprendre les grands conflits du passé pour éviter de refaire les mêmes erreurs. À l’été 1972, personne n’imaginait qu’une grève générale pouvait paralyser les ateliers Lip de Palente (Besançon) en juin 1973. Personne n’aurait cru à une occupation des locaux, et encore moins à une « appropriation prolétarienne » du stock des montres pour payer les salaires des grévistes. Personne n’aurait anticipé la mort de Lip, inévitable dès 1974, actée en 1976 par la transformation en coopératives ouvrières plutôt fumeuses, qui n’avaient plus de Lip que les initiales : Les Ateliers de Palente (LIP).

Pourtant, c’est arrivé et l’histoire s’est emballée dans une direction imprévisible ! On a naufragé pour rien [ou du moins si peu ou pas grand-chose] la première marque horlogère française, qui avait pourtant de belles lettres de noblesse à son actif, avec une tradition d’innovations non négligeables (les montres électroniques et électriques, le premier tourbillon de poignet, la publicité horlogère, une industrialisation modèle, etc. : Fred Lip a été le Hans Wilsdorf français). On a torpillé dans la foulée l’idée même d’une horlogerie française qui allait mettre près d’un demi-siècle à pouvoir se rétablir [c’est en cours, mais ce n’est pas gagné]. On a également tué l’idée d’une certaine utopie autogestionnaire, qui était après tout un mode de résolution apaisé des conflits – ce qui ne laisse plus la place qu’à des tensions sociales qui se résolvent dans la lutte et qui se terminent par un bras-de-fer entre directions et employés.

Précisément, c’est la perspective de ce bras-de-fer qui aurait tendance à faire plier d’emblée les actionnaires des groupes cotés : les conflits avec le personnel représentent aujourd’hui un tel risque d’image qu’on fait tout pour les désamorcer [c’est ce qui s’est passé cet été chez Richemont avec le rétablissement des bonus et l’éjection de la DRH indélicate qui avait voulu les supprimer tout en s’augmentant de 80 %]. Contrairement à ce qui s’était passé pour les « Lip », le « trésor de guerre » n’est plus aujourd’hui le stock de montres [encore que…], mais l’image du groupe ou de la marque vis-à-vis de ses partenaires : dans une univers du luxe qui ne repose plus que sur la magie de cette image de marque, la moindre contestation devient ravageuse : on a pu le vérifier avec Dolce & Gabbana, qui n’a toujours pas pu se remettre, en Chine, d’une simple campagne de bashing organisée par les réseaux sociaux locaux [les exemples de cet ordre abondent]. Chacun peut imaginer les ravages internationaux d’un conflit social qui toucherait des marques connues du côté de Plan-les-Ouates, de Bienne ou de La Chaux-de-Fonds : focalisation des charognards médiatiques en quête de buzz, répercussions mondiales instantanées, postures avantageuses de solidarité pour les uns et d’indignation pour les autres, dégradation immédiate de l’image de marque et tout le cirque ! La fragilité des marques de luxe est aujourd’hui bien plus préoccupante que celle de la marque Lip en 1973 : et si on cessait de jouer avec les allumettes ?

❑❑❑❑ L’AFFAIRE LIP (1968-1981) , de Donald Reid (traduit de l’anglais), Presses universitaires de Rennes, 538 p., 30 euros (à commander sur www.pur-editions.fr)


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