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« Le tourbillon n'apporte strictement aucune amélioration à la marche de la montre » : Vincent Calabrese rappelle des évidences gênantes…
Maître-horloger écouté et respecté, Vincent Calabrese constate « l'absence de justificatifs techniques à l'emploi du tourbillon ». Il s’interroge : « Est- ce une raison pour le condamner et l'abandonner définitivement ? » Après Vianney Halter, un homme du métier revient sur le dossier toujours explosif du tourbillon...
L'OPINION D'UN HOMME DU MÉTIER
« La précision par un retour à la simplicité absolue »
On ne va pas présenter Vincent Calabrese, ni ses multiples avancées horlogères. Contentons-nous de rappeler que cet anticonformiste – un peu iconoclaste sur les bords – n'a jamais cessé de fureter dans les coulisses de l'horlogerie pour y dénicher des idées nouvelles : il a toujours l'instinct d'un provocateur hautement respectueux des traditions, mais jamais déférent vis-à-vis des fausses valeurs de l'horlogerie contemporaines. Si Vincent Calabrese a toujours voulu réaliser lui-même ses mouvements (en or, mais aussi en platine : première mondiale !), il n'en a pas moins étudié des montres « populaires » et accessibles. On lui doit le premier tourbillon volant de poignet, en 1985, aussi bien que le mouvement « baguette » (en ligne) de ce qui deviendra la Golden Bridge, icône chez Corum. Pour sa vie, ses pompes et ses oeuvres, on pourra se reporter à son site personnel ou à celui de Créations Jean Kazès, puisque cet horloger des grands défis a cessé de collaborer avec les marques de montres pour reprendre une activité d'horloger-pendulier (horloger monumental, s'entend) à Carouge, aux portes de Genève...
Philosophe à ses heures, Vincent Calabrese a son franc-parler. En octobre 2007, alors qu'il apportait ses lumières mécaniques à la manufacture Blancpain, il avait confié au HH Magazine de la Fondation de la haute horlogerie quelques réflexions sur le tourbillon, son histoire, ses mythes et ses réalités. L’article semble avoir disparu des archives de la FHH : il n’en est que plus utile à exhumer dans le cadre d'un débat sur les complications ouvert ici même par Vianney Halter (« Le tourbillon serait-il une “fausse bonne idée” – Vianney Halter en titre quelques conclusions : Business Montres du 25 février). D'autres contributions à ce débat suivront...
LE TOURBILLON DES OPINIONS
(une contribution de Vincent Calabrese)
« J'ai exposé mon premier tourbillon à l'occasion de la création de l'Académie Horlogère des Créateurs Indépendants, en juillet 1985, au musée d'horlogerie du Locle (ci-dessous). Il m'a fallu beaucoup de temps pour expliquer aux connaisseurs et aux médias ce qu'était un tourbillon. En effet, il y avait bien longtemps que l'on n'en avait pas fabriqué et le tourbillon était sorti de la mémoire de la plupart des horlogers. Malheureusement, les quelques personnes qui s'en souvenaient étaient obsédées par leur culture traditionnelle : ils voulaient m'assurer que je n'avais pas fabriqué un tourbillon, mais uniquement un vulgaire carrousel. C'est ainsi que j'ai découvert le… tourbillon des opinions.
« Par fidélité à mes opinions, j'accepte une fois de plus de donner mon avis sur les systèmes tournants, en espérant que ce sera la dernière. Sauf pour quelques irréductibles têtus, la preuve que j'apporte, avec la collaboration de la maison Blancpain, devrait définitivement clore le débat entre le tourbillon et le carrousel. La passion suscitée par le tourbillon repose sur différents aspects et, vu le titre de mon exposé, je vais donner mon opinion d'homme du métier sur chacun de ces aspects, pour finalement faire la comparaison avec le carrousel.
••• ASPECT HISTORIQUE
« Malgré le nombre d'échappements essayés, Breguet a eu des difficultés pour obtenir des réglages fiables. Il a eu l'idée d'apporter à la montre le principe du mouvement tournant et, en 1801, a déposé sa demande d'invention pour le tourbillon. Du point de vue marketing, on connaît l'excellent résultat que cela donne aujourd'hui encore. Mais, du point de vue chronométrique, il s'est trompé. En effet, le tourbillon n'apporte strictement aucune amélioration à la marche de la montre. Avant Breguet, un autre célèbre horloger avait commis le même genre d'erreur, à savoir la tentative de trouver la précision par la complication. Il l'a obtenue uniquement en revenant à la simplicité absolue. Je me réfère évidement à celui qui a obtenu le plus significatif des résultats chronométriques en horlogerie portative : Monsieur John Harrison.
••• AURA
« Il est important de rappeler que la réalisation du tourbillon s'est révélée tellement ardue que Breguet est mort avant même de l'avoir vu fonctionner correctement. C'est seulement bien des années après sa mort que le premier tourbillon a enfin été livré par la maison Breguet. Bien que des mécanismes plus complexes aient été déjà usinables par des machines, et cela bien avant l'avènement du tourbillon, aucune machine ou procédé mécanique n'était capable d'usiner une cage de tourbillon en acier et de la tremper sans déformation. Le seul moyen était de tout réaliser à la main. Il a fallu attendre la fin des années 1980 et la maîtrise de l'électroérosion pour usiner le tourbillon.
« Cette difficulté d'exécution a apporté aux quelques horlogers capables de terminer un tourbillon une reconnaissance certaine de leurs talents. Certains experts ont estimé que, de 1801 à 1985, guère plus de 600 à 700 tourbillons ont été réalisés. De cette estimation étaient exclus les tourbillons industriels, c'est-à-dire tous les tourbillons construits en grande masse par les Américains à partir de 1880 et ceux construits dans le Jura français et suisse à partir de 1900. Parmi ces tourbillons construits en grand nombre, les vitesses de rotations des parties tournantes – soit l'échappement uniquement, soit le mouvement complet – allaient d'une minute à une heure et demie. Tous ces tourbillons industriels [NDLR : qui pouvaient se vendre pour une poignée de dollars] avaient des cages en laiton ou en maillechort : ils prouvent que la difficulté ne réside pas dans la rotation de la cage ou d'un mouvement, mais bien dans la réalisation d'une cage en acier et de sa trempe sans déformation.
••• ANALYSE DE L'ASPECT TECHNIQUE
« Avec le tourbillon, on revendique la compensation de variations des valeurs obtenues dans les positions verticales grâce au brassage continu de ses positions. Ce brassage permet en effet d'obtenir une marche moyenne de toutes les positions verticales, mais n'améliore en rien la qualité de la montre. Cependant, les positions horizontales n'étant pas prises en compte dans ce brassage : le défaut le plus important, celui du « plat-pendu », non seulement persiste, mais est augmenté par l'adjonction de la cage.
« En résumé, appliquer un dispositif tourbillon dans un chronomètre de marine, qui, par effet du cardan, reste toujours rigoureusement plat, ne sert à rien. Appliquer un tourbillon dans une montre bracelet que le porteur brasse continuellement et de façon désordonnée, ne sert à rien. Appliquer un tourbillon dans une horloge qui garde rigoureusement toujours la même position verticale serait la seule application raisonnable mais ne se justifie pas. Un bon pendule donne de meilleurs résultats à moindre frais. À noter que si, pendant près de deux siècles, le tourbillon a été une complication rare, aujourd'hui, il est devenu tellement courant qu'il risque d'en mourir.
« Nous venons de constater l'absence de justificatifs techniques à l'emploi du tourbillon. Est-ce une raison pour le condamner et l'abandonner définitivement ? En termes de rendement, certainement : dès lors, il faudrait abandonner, sans rechigner, toutes les parties de l'horlogerie mécanique qui sont largement dépassées par l'électronique. Il n'en demeure pas moins que le tourbillon a encore de beaux jours devant lui, grâce à l'enchantement visuel qu'il apporte avec la rotation de sa cage, grâce à son esthétisme et à la beauté du fonctionnement de son échappement. Un avenir d'autant plus assuré si la facture et le design sont de qualité…
••• POLÉMIQUES
« Le tourbillon continue toutefois de susciter la polémique quant à sa facture, quant à la légitimité de ceux qui le construisent, quant à la pertinence des doubles ou triples tourbillons actuellement à la mode, à rotation complète, etc. La polémique la plus virulente concerne la différence entre le tourbillon et le carrousel. Ayant été personnellement concerné, c'est par cet article que j'espère clore définitivement le débat. Selon les textes d'horlogerie les plus reconnus et les manuels des écoles suisses, on a toujours affirmé que la différence entre un tourbillon et un carrousel réside dans la vitesse de rotation de la cage et l'emplacement du balancier. Donc, lorsque le système tourne en une minute et que le balancier est au centre de la cage, c'est un tourbillon – tous les autres systèmes sont des carrousels.
« Breguet, dans sa demande de brevet, suggère que la vitesse idéale est d'un tour par minute. Cependant, il ne la revendique pas pour avoir essayé lui-même d'autres vitesses. Il suggère également que le balancier soit placé au centre de rotation du système, mais ne le revendique pas davantage car, pour lui, ces deux points ne sont pas immuables. Il ne parle pas non plus de la matière de la cage. En effet, la réelle caractéristique de son invention réside dans la roue immobile C.C. (selon l'intitulé de son dépôt de brevet), autrement dit la roue fixe qui oblige la rotation de la cage. Tous les systèmes tournants connus, qu'ils tournent en une minute ou en jour, qu'ils aient le balancier au centre de la cage ou pas, ont tous un point commun : ils ont tous une roue fixe et sont tous des tourbillons.
« Lorsqu'en 1892, Bonniksen invente son carrousel, il décide de se passer de la servitude de la roue fixe (ci-dessus). Il sort du brevet Breguet et obtient la rotation de la cage par un effet de différentiel. Les résultats chronométriques ont été similaires à ceux des tourbillons – la vanité de l'amélioration bien réelle elle aussi. Ceci dit, pour des raisons autres que techniques, l'intelligentsia établie a toujours refusé de reconnaître les mérites de Bonniksen : chaque fois qu'un système tournant ne lui convenait pas, invariablement, elle classait ce système comme étant un carrousel.
« De concert avec la maison Blancpain et M. Marc Hayek, nous avons décidé de remettre l'église au milieu du village, de redonner à César ce qui est à César et à Bonniksen notre reconnaissance pour ses mérites. Nous avons tout simplement réalisé une montre avec un échappement en carrousel dont le balancier est au centre d'une cage qui fait le tour en une minute. Techniquement, le résultat est le même que celui du tourbillon, mais, esthétiquement, sa plus grande complexité et la vitesse de rotation en une minute lui donnent un net avantage. Dans ce tourbillon d'opinions, la mienne, c'est qu'il faut changer les manuels d'école. »
V. C.