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2023 EN PERSPECTIVE
Les dix croyances absurdes qui risquent de plomber gravement 2023 (première partie)

On y croit dur comme fer, à ces coquecigrues qui se répètent en boucle autour d’une bière dans les bistrots horlogers et autour d’un advertorial dans les médias perroquets. Ce sont pourtant des croyances toxiques, qui relèvent souvent d’une myopie confondante, mais aussi parfois du désarmement moral proche de la désinformation…


C’est dans son Gargantua écrit en 1534 que l’immense Rabelais évoque pour la première fois cette chimère burlesque qu’est la coquecigrue, créature imaginaire née de l’union d’un coq et d’une grue tous deux imbibés de cigüe [ceux qui ont lu Harry Potter se souviendront aussi d’un petit hibou surnommé ainsi]. Oiseau vaguement migratueur, cette coquecigrue se déplace en bruyantes compagnies, mais dès qu'un humain les aperçoit, l'oiseau qui se trouve en tête pousse un cri perçant pour alerter les autres. Les coquecigrues s'envolent alors vers le ciel et deviennent invisibles – c’est du moins ce que nous raconte La Petite Encyclopédie du merveilleux d’Édouard Brasey (2007). Heureusement que le non moins merveilleux Trésor de la langue française vient nous préciser que la coquecigrue relève du fantasme et de l’illusion, du conte en l’air, de la baliverne, de la sottise et de la sornette : on nous y confirme que « regarder voler les coquecigrues », c’est se faire des illusions, « s’occuper de choses chimériques ». C’est exactement ce que nous entendons expliquer à propos d’une dizaine de croyances absurdes mais très optimistes qui risquent de plomber l’année 2023 si on laisse tous les naïfs y croire…

❑❑❑ LA PROLONGATION EN 2023 DES COURBES DE 2021-2022 : si le début 2022 a profité de l’aspiration d’une année 2021 en prolongeant la croissance de cette année exceptionnelle due à la libération post-covidienne, la fin de l’année était moins brillante, avec un essoufflement des ventes sur le terrain constatée sur tous les continents et avec des effets de transferts qui masquent et déforment les réalités [les amateurs achetant sur d’autres marchés des montres moins chères que celles qui leur sont proposées sur leurs propres marchés]. Il faut donc se garder de croire que la trajectoire apparente de 2022 sera celle de 2023 : même les statistiques horlogères ont marqué le pas en fin d’année, alors qu’elles ne sont que des exportations et des mouvements de stocks entre les ateliers suisses et les filiales ou les détaillants plus lointains. Compte tenu de la conjoncture économique mondiale et des remous géopolitiques internationaux, la décroissance de l’activité horlogère se fera en pente douce pour commencer, puis en accélérant au fur et à mesure que la « machine » s’ankylosera. Les barreurs de beau temps ont du souci à se faire. Attachez vos ceintures : vous allez regretter l’ambiance festive de la sortie de la pandémie !

❑❑❑ L’ÉTERNITÉ DE LA PRIME À L’ART DE VIVRE OCCIDENTAL : depuis trois bonnes décennies, les industries du luxe profitent d’un enrichissement spectaculaire dans les économies émergentes et de la surconsommation extravagante des élites prédatrices du turbo-capitalisme qui géraient l’« atelier du monde » asiatique. Cette dissipation des profits de la globalisation a transféré vers les marques de luxe des montants financiers colossaux : est-ce un hasard si Bernard Arnault, l’actionnaire de LVMH, est aujourd’hui l’homme le plus riche du monde, devant les grands féodaux de la tech ? L’horlogerie en a bien profité, tant pour s’apprécier sur un périmètre de marché multiplié par cinq [sans que l’outil de production soit lui aussi accru d’un facteur cinq, ce qui explique d’incroyables pénuries spéculatives] que pour créer de la valeur autour de ses entreprises et de son industrie. En commençant par pulvériser la base de sa pyramide de marques, l’irruption sur le marché des montres connectées a commencé à éroder cette position dominante, mais l’arrogance des marques reines du luxe horloger risque de se trouver mise à mal par la déglobalisation en cours et la désoccidentalisation de la planète : même en Chine, le patriotisme économique incite à la préférence locale, y compris pour l’horlogerie. L’Europe aura de plus en plus de mal à imposer ses codes, sinon en passant sous les fourches Caudines des puissances horlogères locales [c’est déjà ce qui se produit au Proche-Orient, mais aussi en Asie ou en Amérique du Sud]. À l’heure où s’abaissent à nouveau des barrières douanières qu’on s’imaginait abandonnées dans les poubelles de l’histoire et au fur et à mesure que la planète devient plus dangereuse, cette désoccidentalisation économique et surtout culturelle reste une menace mentale de premier ordre pour l’imaginaire horloger : les marques n’ont pas compris que leur embellie mécanico-statutaire du dernier quart de siècle ne tenait pas à une diffusion planétaire de la passion culturelle pour l’horlogerie traditionnelle, mais à une course forcenée vers des fétiches ostentatoires qui le seront de moins en moins – on peut le vérifier dans la consommation horlogère réelle des milléniaux chinois, nettement moins portés que leurs aînés sur les parangons du classicisme horloger. Vieillie avec ses vieux boomers, la référence européenne en matière de montres a perdu de son lustre : au nom d’une nouvelle sobriété tentée par le retour de l’austérité, on risque vite de passer de la déglobalisation néo-patriotique à la déconsommation horlogère…

❑❑❑ L’AVIDITÉ DES ÉLITES PRÉDATRICES DU TURBO-CAPITALISME : au cours de ces trente dernières années, la « bulle » de l’horlogerie mécanique traditionnelle [le haut de gamme toujours plus stratosphérique dans ses prix et la production spéculative des marques iconiques] a dépositionné les montres de leur public traditionnel pour les réserver de facto aux profiteurs du boom des économies émergentes. Quand certaines marques réalisent en Asie plus de 70 % de leur activité et que 60 % des montres suisses sont exportées vers les rivages du Pacifique, on comprend la force de ce tropisme et l’ampleur de ce repositionnement, qui a influencé les catalogues horlogers et leurs grilles tarifaires jusqu’à rendre les classiques de l’horlogerie suisse à peu près inaccessibles [physiquement et financièrement] aux amateurs des économies occidentales en crise. Il est devenu très périlleux pour ces marques horlogères de ne plus caler leur stratégie de développement que sur ces « élites » corrompues, seules capables de « flamber » pour des montres à cinq, six et sept chiffres. D’une part, l’association du message des marques à ces watch lords, ces « seigneurs de la montre » très peu recommandables [pétro-profiteurs, oligarques de tout poil, narco-trafiquants, escrocs 2.0, footballeurs dorés sur tranche et autres joyeux pantins de l’accaparement des richesses de la planète] peut désormais causer des ravages en termes d’image de ces mêmes marques. Pour accompagner la désoccidentalisation de cette fin de cycle, il faudrait commencer à désassocier les montres de ces faux amateurs hyper-friqués – ce qui passera par la révision des catalogues et des politiques tarifaires : l’avenir de l’horlogerie et de ses marques, c’est ici et maintenant, pas ailleurs et toujours plus cher !

❑❑❑ UN LUXE HORLOGER PAR NATURE À L’ÉPREUVE DES CRISES : c’est une des croyances les plus toxiques qui semblent endémiques dans les directions horlogères, lesquelles se bâtissent des châteaux en Espagne sur la base de ce mythe du crisis proof et de la protection naturelle dont jouiraient les marques de luxe de l’horlogerie. Depuis pratiquement trois siècles, l’activité horlogère a fléchi à chaque crise économique, même si elle a montré des capacités étonnantes pour se relever après chaque épreuve et se relancer : qu’on songe ici, pour ne donner que ces seuls exemples, au rebond des horlogers après la Révolution française [ils ont su très vite séduire les nouvelles élites bourgeoises pour remplacer les élites aristocratiques emportées par la tourmente], à la réponse suisse au défi américain de l’horlogerie industrielle de la fin du XIXe siècle [ce qui avait permis l’émergence des marques et à l’établissement des grandes fabriques dans les vallées],  la rupture bien gérée d’après la révolution du quartz [quand la Swatch en plastique a changé notre relation statutaire à la montre et rebattu les cartes du haut en bas des gammes de montres] ou à la « bulle » des années qui ont suivi la crise bancaires des subprimes en 2008 [un retournement stratégique d’ouest en est pour répondre à une demande panurgique]. S’il semble donc acquis que l’horlogerie rebondira, le tout est de savoir si elle survivra en s’accrochant à ses certitudes actuelles, à ses valeurs ostentatoires surannées, à son offre inaccessible, à ses marchés chancelants sous les effets de la crise économique (Grande Chine, Amérique du Nord, Europe, etc.) et à ses clients arrogants et décadents. L’autre option serait de sortir du déni de réalité, d’accepter le « nettoyage » qui va clarifier le marché [la destruction créative chère à Schumpeter] et de se repositionner sur les milliers de marques ultra-remuantes et non-conformistes qui recomposent le paysage horloger à l’ombre des gratte-ciels bâtis par les anciennes grandes puissances de la montre. Ami, entends-du le vol noir des cygnes noirs sur nos plaines…

 

❑❑❑  À SUIVRE : « Les dix croyances absurdes qui risquent de plomber gravement 2023 » (deuxième partie)

 

Coordination éditoriale : Eyquem Pons


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