TUDOR BLACK BAY P01 (accès libre)
Les grands et les petits secrets d’un « prototype » qui n’était pas forcément qu’un simple prototype Tudor
Les plus belles montres ont toutes besoin d’une belle légende, qui se doit pour exercer ses charmes de présenter des zones d’ombre et des grandes plages de lumière. Avec la nouvelle Tudor, on est servi : on se baigne dans le mystère et on se régale d’énigmes historiques, militaires et horlogères…
Ce sont ces « mystères » qui nous font penser que la nouvelle Black Bay P01 (« P » pour prototype) de Tudor sera une grande montre : à Baselworld, nous l’avions déjà considérée comme la « sportive chic » la plus intéressante de ce début d’année (Business Montres x Atlantico du 29 mars). L’esthétique de cette P01 est puissante et son style s’affirme très présent, mais Tudor y ajoute, en prime, ce commencement de « légende noire » qui signe les futures icônes…
Cette aura légèrement sulfureuse naît de la parenté esthétique de ce prototype Tudor avec un prototype exactement identique développé par Rolex à la fin des années 1960, disons approximativement vers 1967, soit à la même époque que le premier prototype dont parle Tudor. Ce prototype Rolex – dont l’existence a été longtemps niée par Rolex – est lui aussi connu par deux ou trois exemplaires. Le seul qui est actuellement en mains privées (ci-dessus et ci-dessous) a été récemment authentifié par la marque, mais il en existe(rait) un autre dans les collections du « musée Rolex » [entité virtuelle, qui tient plus du stock que de la vitrine] dont le cadran serait substantiellement différent. Le prototype Rolex dont nous présentons l’image ci-dessous porte sur le cadran la mention « U.S. Marine », qu’on retrouve gravée sur le fond du boîtier, mais il n’y a pas d’indication de profondeur : on remarque tout de suite la couronne déportée à quatre heures pour bénéficier d’un épaulement de protection plus solide et les chiffres rouges très inhabituels de la lunette tournante, dont on reconnaît le dispositif de blocage par le maillon final du bracelet métallique [système original breveté repris ultérieurement par l’actuelle Black Bay P01 de Tudor]. Cette lunette tournante n’est pas graduée comme celle d’une montre de plongée, mais sur douze heures, comme les GMT-Master et les Explorer II de la marque…
Le second prototype, celle de la collection Rolex, dont l’existence semble attestée par différents témoins oculaires dignes de foi [mais sans confirmation officielle de Rolex, ce qui explique les conditionnels qui suivent] présenterait un cadran plus original, puisqu’il s’agirait du cadran qui semble avoir été repris, quelques mois plus tard, pour la première série des pré-prototypes de la Sea-Dweller réf. 1665 (image ci-dessous), avec une indication de profondeur (500 m) et un décalage surprenant dans la police de caractères entre la mention « Oyster Perpetual » et le mot « Date » [il ne subsisterait guère que six ou sept exemplaires de cette référence Sea-Dweller, qui est dépourvue de valve à hélium : comptez pas loin d’un million de dollars pour en trouver une]. Ce prototype « inconnu » serait également gravé « U.S. Marine » sur le fond, mais pas sur le cadran (ci-dessous). Ce qui suit n’est que conjectures… Compte tenu des usages de Rolex à l’époque, la marque aurait pu répondre à une demande de la Navy américaine [ou, selon d’autres sources, moins crédibles, de l’US Marine Corps] en utilisant, pour satisfaire à ce cahier des charges, un boîtier en phase de test, avec les cadrans d’une pré-série de Sea-Dweller [un nom attesté antérieurement dans les collections Rolex] pas encore commercialisée, avec d’autres éléments d’habillage un peu disparates, regroupés ponctuellement pour les montres testées par les nageurs de combat américains [tests demeurés apparemment infructueux, pour des raisons inconnues – peut-être pour des questions de prix unitaire de l’offre Rolex].
Pour l’anecdote, voici quelques années, en décembre 2004, Osvaldo Patrizzi avait vendu chez Antiquorum une montre réf. 1690 (lot 239), qui semble d’un type différent de l’actuel prototype que détiendrait Rolex (ci-dessus et ci-dessous) : le catalogue de l’époque donne la date de 1982 (?), mais, comme rien n’est simple, la même montre, avec le même numéro, apparaît comme lot n° 237 dans une vente Antiquorum d’avril 2004 à Genève ! Les informations précises sur cette montre, son vendeur (un ex-Navy Seal américain, selon les confidences de l’époque d’Osvaldo Patrizzi) et son acheteur (?) ne sont malheureusement plus accessibles dans les archives de la maison d’enchères. Tout ce qu’on sait, c’est que cette montre avait été adjugée 82 800 dollars (124 000 francs suisses de l’époque) – un prix relativement raisonnable, comme c’est souvent le cas avec les hapax : selon certaines sources (non officiellement confirmées), il est même possible que cette montre ait été ultérieurement acquise par Rolex. Un autre de ces prototypes, cette fois sous la marque Tudor, a été annoncé, toujours par Antiquorum, comme vendu par Antiquorum New York en mai 1998 (lot n° 36), mais cette vente n’est pas ou plus répertoriée dans les archives Antiquorum. En revanche, on trouve trace, avec le lot n° 260 (invendu) de la vente Antiquorum New York du 15 juin 2005, d’un « prototype Tudor US Navy », mais la page du lot a disparu du catalogue. Toujours ces énigmes enrobées de mystère dès qu’on s’approche du dossier de cette famille de montres…
On sait aussi que cette montre prototype Rolex vendue par Osvaldo Patrizzi était réalisée dans un acier 904L (celui des montres Rolex) spécialement traité pour éviter les reflets, selon une technologie qui ne relève pas d’un bricolage artisanal, ce qui tendrait à éliminer la piste d’un possible faux. À l’époque, l’authenticité de cette montre – qu’on disait pourtant apportée à Osvaldo Patrizzi par un ex-Navy Seal américain – avait été jugée « douteuse » par Rolex, mais il est fort possible que le contrat « militaire » plus ou moins secret passé avec l’U.S. Navy ait obligé Rolex à nier toute information à ce sujet, et donc à déjuger Osvaldo Patrizzi, qui en a vu bien d’autres au cours de sa carrière. On a vu plus haut comment le prototype Rolex actuellement en mains privées avait été récemment authentifié par Rolex [nous avons vu la preuve], ce qui a sans doute accéléré la mise en production de la même montre par Tudor…
En effet, toujours de façon conjecturale, on peut parfaitement imaginer que le principe de ce boîtier Rolex à couronne protégée par un épaulement à quatre heures ait été, à la même époque, réutilisé par Tudor pour répondre à un cahier des charges similaire de l’U.S. Navy. L’utilisation par Tudor d’un mouvement mécanique standard (non-Rolex) permettait d’abaisser le coût de cette montre très « technique » pour les années 1960 en raison de son couvre-anses basculant [destiné à bloquer la lunette : le brevet Rolex, et non Tudor,a été accepté en 1970, ci-dessus] et de son étanchéité poussée [ce qui n’explique pas pour autant sa lunette graduée en heures !]. On ne connaît guère que deux ou trois prototypes authentiques de cette pré-série Tudor (image ci-dessous, avec la pièce contemporaine, à droite), qui ne sera finalement pas retenue par la Marine américaine, qui lui préfèrera la réf. 7016, de facture beaucoup plus classique, moins innovante mais aussi moins onéreuse à l’achat pour le Trésor américain. Il aura donc fallu près d’un demi-siècle pour faire revivre, en série commerciale, ce prototype dans une série de superbes Black Bay rebaptisées P01 et lancées en 2019. Pour la petite histoire, Tudor n’a pu relancer cette série qu’après que Rolex ait décidé de renoncer à la même démarche – mais sait-on jamais pour la suite ? Tudor a toujours été une sorte de « laboratoire créatif » pour Rolex...
Reste encore quelques menus mystères généalogiques autour de cette « légende noire » de la nouvelle P01 modèle 2019, qui semble d’ailleurs d’une meilleure facture que la pièce « historique ».
• Tout d’abord, l’inscription « U.S. Marine » du prototype Rolex : elle ne correspond ni aux marquages habituels de l’U.S. Navy, ni à ceux de l’U.S. Marine Corps (USMC), ni à ceux des Navy Seals, ni à rien de connu dans le militaria horloger américain : encore un coup du « stagiaire de service » chez Rolex ? On a du mal à y croire…
• Ensuite, comment expliquer que les deux prototypes apparus sur le marché, celui qui est aujourd’hui dans une collection privée, celui qui est passé chez Antiquorum et celui qui serait théoriquement resté dans les collections secrètes du « musée Rolex », soient aussi disparates ? On parle bien du même boîtier avec couronne à quatre heures, mais de la même lunette, ni du même cadran. Une joyeuse « salade » d’habillages composites, qui nous renvoie à ces années 1960 où la rigueur des marques n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui, surtout pour des prototypes, et qui donne de la consistance à notre hypothèse ci-dessus (troisième paragraphe), quand nous conjecturions sur le fait que Rolex ait un peu fait de tout bois pour présenter à la Navy américaine des montres techniquement avancées, mais esthétiquement encore balbutiantes…
• Également, comment expliquer que Rolex ait refusé de reconnaître l’authenticité du prototype « U.S. Marine » passé aux enchères, alors qu’il provenait d’une source américaine ultra-crédible et alors que la marque l’a authentifié par la suite ? Et alors que la montre que nous présentons ci-dessus a été par la suite authentifié ? On se perd en conjectures – surtout si c’était pour en refiler ensuite la paternité du bébé à Tudor.
• Et puis, pourquoi la création Rolex a estimé, à la fin des années 2010, que la réédition d’un prototype à l’identité aussi affirmée que celle de la supposée « U.S. Marine », ne se justifiait pas commercialement. On aurait tous imaginé cette montre avec une couronne sur le cadran, au sein d’une nouvelle gamme militaro-nautique : les médias sociaux auraient hurlé au génie ! Mystère et boules de gomme, là encore, mais tant mieux pour Tudor.
• Mais aussi, pourquoi une lunette de type « GMT » (graduation sur douze heures) sur cette Black Bay P01, et non une lunette de type « plongée » (temps de palier) ? Sans doute, faut-il voir là une volonté de coller fidèlement aux chiffres rouges du prototype Rolex de l’époque, mais aussi le souci de positionner cette Tudor P01 comme une « sportive chic » et une montre de « navigation » autant que comme une « plongeuse », dont les collections Tudor regorgent déjà…
• Enfin, qu’est-ce qui a bien pu souffler aux faussaires chinois l’idée de produire, voici quelques années, des montres Tudor (voire Rolex : image ci-dessous) contrefaites exactement conformes à ces prototypes de la fin des années 1960 (couronne à quatre heures, aiguilles et cadrans de type Submariner, etc.) ? C’était assez « pointu » de la part de ces faussaires, mais finalement très bien imaginé (ci-dessous : le prototype original) !
Le propre des vraies légendes, c’est d’être une source inépuisable de rêves, d’anecdotes, d’interrogations et de voyages à travers le merveilleux pays des montres. Avec la Black Bay P01, on est servi : il y avait longtemps qu’une montre ne nous avait à ce point régalé de secrets aussi fascinants qu’inextricables…