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« L’horlogerie suisse nous aime-t-elle encore ? » (Zen/Forumamontres)
Comme il le dit lui-même, « Contraria contrariis curantur » (les contraires se guérissent par les contraires). On pourrait ajouter : « Qui bene amat bene castigat » (qui aime bien châtie bien). Derrière ces latineries, la question posée par l’administrateur de Forumamontres reste sans réponse rassurante, pour les Français comme pour les Européens…
Il suffit d'aller sur YouTube et sur les réseaux sociaux (de plus en plus interdits en Chine) pour voir que l'horlogerie parle de plus en plus directement et de plus en plus souvent aux Chinois. Les CEO se mettent en scène avec des acteurs et des artistes chinois qui sont parfois d'énormes vedettes en Chine mais nous sont parfaitement inconnus. Les marques leur déroulent le tapis rouge et leur font le grand jeu, celui-là même qu'on faisait aux Européens encore il y a quatre ou cinq ans. Accueil à la portière de la limousine par une attachée de presse ou directrice de com bien décolletée, CEO à l'entrée du stand, visite sur mesure avec parterre de photographes (dont 75 % ne savent pas qui ils photographient) et présentation de la montre par un horloger en blouse blanche pour prouver à l'invité qu'on ne se moque pas de lui. Notre Chinois est bien traité et, quand on cherche son nom sur Google, on s'aperçoit qu'il vend deux millions de disques à chaque nouvel album et qu'il a derrière lui tout le show-business chinois, alors notre petit chanteur français qui fait un peu artiste régional n'intéresse plus grand monde. Tandis qu'Omega fait une tentative avec Bénabar dont l'écho a sans doute touché sa famille et deux de ses potes, notre artiste chinois est à la fois un leader d'opinion – si, si, les Chinois ont le droit d'aimer des chanteurs apolitiques – et cela touche 4 ou 5 millions de Chinois ce qui est très peu par rapport à 1,4 milliard, mais ouvre un potentiel de clients qui nous renvoie à notre rang de village gaulois.
Il faut l'admettre, nous ne pesons plus grand chose entre les Chinois qui absorbent une montre sur deux, les Indiens qui vont bientôt absorber et les Américains qui sont super-absorbants quand on sait leur parler. Evidemment, il reste en Europe élargie les Russes moins amateurs de montres qu'avant et les Italiens, mais ces derniers se sont un peu rangés des voitures depuis les augmentations drastiques des tarifs helvétiques. Alors la question est bien : « Où sont les Français dans tout ça ? » Posez la question à un CEO, si tant est qu'il réponde encore aux Français quand une interview à un micro-média chinois lui ouvre la porte sur 5 millions d'âmes. La première des réactions de notre CEO sera visuelle. La bouche se tord, les yeux se noient dans l'espace, un silence s'installe et on lit dans ses grimaces le questionnement de son moi profond : « Que vais-je répondre sans être désagréable ? » C'est qu'au pays du Gilet Jaune, on a la susceptibilité à fleur de peau et qu'il n'y a rien qui brûle plus facilement qu'une boutique de la place Vendôme que les gilets sont capables de transformer en libre-service meilleur marché que les Restos du cœur, le temps d'un samedi après-midi. C'est bien la preuve que, en France, on s'intéresse encore à l'horlogerie, pourrait-on dire, et que le seul obstacle est celui du prix. Mais ça ce n'est pas un argument qui éclaire la pensée de notre CEO. Non, lui veut voir derrière chaque amateur de montre un client, un vrai qui n'attend pas les soldes, ne chasse pas le marché gris et met la main au portefeuille pour prouver son amour sans limite pour l'art horloger. Un ange passe pendant que notre CEO réfléchit à formuler une réponse acceptable et en s'y reprenant à deux fois pour avoir la voix haute et intelligible, il va nous placer avec le plus grand sérieux : « Le marché français est intéressant par la diversité des goûts des clients ». Bon, ça ne veut rien dire et ça préserve les relations, mais il est difficile d'avouer que deux montres sur trois vendues en France le sont à des touristes étrangers et que la plupart sont chinois. Mais, alors, quels Français achètent encore des montres ? C'est assez simple, pour avoir la réponse, ce n'est pas au CEO de la marque qu'il faut s'adresser, mais à M. Xee, qui, depuis Hong-Kong, vend au marché gris les surplus de montres que les Chinois n'ont pas achetés. Effectivement, il faut bien les faire terminer quelque part, ces montres, et, parmi les petits acheteurs potentiels, il y a les citoyens des petits pays émergents. Cette clientèle-là, qui n'est plus directement acheteuse de montres, n'a plus vraiment d'intérêt direct pour les marques, au point qu'on lui sert sur Twitter, comme au reste du monde, la vidéo de l'événement organisé en Chine auquel aucun Français n'a participé.
Comprenez bien que les marques suisses n'ont rien contre les Français, non, bien au contraire, et d'ailleurs, quand il faut organiser un évènement en France, elle le font volontiers avec un traiteur français en servant du champagne français partout dans le monde. Mais, pour l'horlogerie, la France c'est Reims, Epernay, Bordeaux et Cognac, et plus accessoirement Paris, mais, depuis un samedi jaune, le lieu n'a plus la cote. C'est que, en termes d'image, les Chinois n'aiment pas se faire dévaliser à Paris et que, entre les odeurs d'urine de la capitale française et ses relents de gaz lacrymogène, le sens olfactif chinois préfère encore la pollution pékinoise. Il faut s'y faire. Paris n'a plus la cote, la France se résume aux lieux de productions viticoles de prestige et, question horlogerie, le pays est devenu un nain connu pour ses troubles à l'ordre public. Il faut se rendre à l'évidence : si l'on croise encore des CEO à Paris c'est parce que le siège de LVMH et celui de Kering y sont installés, mais on peut compter sur l'aptitude des Français à conserver ce qui les enrichit pour que les groupes se délocalisent en Chine. Mais alors, les marques d'horlogerie aiment-elles encore les Français ? Ce bon vieux pays gaulois qui cultive la tradition de la critique et de la contestation permet-il encore aux clients français de profiter d'une cote d'amour auprès des marques, d'un petit je ne sais quoi qui lui donnerait un petit privilège auprès des grandes maisons ? La réponse est claire, c'est non ! La plupart des marques ne font plus que des vidéos en anglais ; les slogans sont en anglais ; les mannequins ne sont plus françaises ; dans les notices des montres, le français est à la 25e page et il a reculé de 10 places en 10 ans ; bref, le français n'inspire plus rien d'autre qu'une certaine indifférence un peu comme dans un vieux couple, l'un cohabite avec l'autre sans plus se poser la question de savoir pourquoi.
Notre CEO n'a pas vraiment de réponse à donner aux Français, non parce qu'il les déteste, mais parce qu'il ne sait plus qui ils sont. La langue française autrefois langue maternelle de l'horlogerie n'est plus que rarement usitée et s'il y a bien des employés français dans les manufactures suisses, c'est uniquement parce la petite main française est moins chère et plus souple que la main-d'œuvre suisse. En plus, cette main d'œuvre française n'est même pas comptabilisée dans les statistiques du chômage suisse, alors pourquoi se priver ? A défaut d'aimer la clientèle française, l'horlogerie suisse apprécie sa main-d'œuvre. Cocorico !