BUSINESS MONTRES + ESTAÇÃO CHRONOGRÁPHICA (accès libre)
« Nous sortons d’une bulle de la demande ubérisée par la révolution numérique »
« L’Annuaire des Montres » est le plus ancien média horloger du Portugal. Pour le vingtième anniversaire de ce titre, Fernando Correia de Oliveira (« Estação Chronográphica ») a préparé une édition spéciale en demandant à « Business Montres » un tour d’horizon sur les changements intervenus au cours de ces vingt dernières années et les changements qu’on peut anticiper des vingt prochaines années (texte en français ci-dessous).
••• TEXTE ORIGINAL EN PORTUGAIS (cliquer ICI pour télécharger la page sur Estação Chronográphica)…
Quelles sont les principales mutations technologiques
qui ont affecté les montres au cours de ces vingt dernières années ?
BUSINESS MONTRES : La planète horlogère n’a pas échappé au techno-reformatage qui a profondément modifié la vie quotidienne des humains sur tous les continents. L’industrie des montres a subi à la fois – et dans le même temps – ses propres mutations techniques et les avancées technologiques du monde qui l’entourait, évolutions qui influençaient en retour le virage technologique de toute la chaîne logistique de l’horlogerie…
Du côté horloger, il faut noter les facilités de production mécanique données par les machines à commandes numériques ou l’utilisation des nouveaux matériaux (pour créer des boîtiers innovants). On remarque des avancées dans la R&D pour réinventer des spiraux (silicium, nanofibres de carbone). La banalisation des écrans tactiles (Tissot, TAG Heuer) a préparé l’arrivée des montres connectées. L’explosion des réseaux sociaux a amplifié la communication sur les montres. Bref, les montres n’ont jamais été mieux faites, ni plus précises dans leur complexité, qu’au cours des deux dernières décennies…
Du côté de la société, la numérisation accélérée des économies a multiplié par cinq la taille des marchés horlogers et considérablement accru la taille et la richesse des élites/clients qui accaparaient les profits de cette globalisation. L’interaction avec la « Chine-atelier du monde » a permis aux marques de produire à bas coût, donc d’engranger de fabuleux bénéfices, aussitôt réinvestis en dépenses de prestige. L’intensification des échanges internationaux a poussé au désenclavement géographique accéléré de la Suisse horlogère et à l’extravagant développement du shopping touristique (notamment asiatique). Le basculement dans une époque de communication, avec la connexion instantanée de tous à tout (Internet des objets) a contraint chacun à l’utilisation à chaque instant de nouveaux outils connectés (téléphones ou montres), qui sont ainsi devenues autant de « prothèses » sociétales. Etc.
Pour récapituler, le facteur alto-technologique le plus décisif et le plus impactant pour l’horlogerie suisse sera finalement l’« ubérisation » qui frappe toutes les industries traditionnelles. Cette « ubérisation » va bouleverser toute l’économie des montres, en libérant l’accès au marché pour les nouvelles marques purement horlogères (crowdfunding), en démultipliant les canaux numériques d’accès aux montres (e-commerce), en individualisant la demande (personnalisation, tribalisation des séries limitées) et en favorisant l’offre tous azimuts de montres connectées par les grandes puissances électroniques. Nous ne sommes qu’à l’aube de cette révolution numérique…
Comment les marchés horlogers ont-ils évolué
au cours de ces vingt dernières années ?
BUSINESS MONTRES : L’événement le plus spectaculaire a été la globalisation des économies, qui a vu émerger de nombreuses nouvelles nations (et donc de nouvelles classes possédantes). Cette mondialisation a transformé la Chine en cet « atelier du monde » dont les fabuleux excédents locaux ont créé une « bulle » de la demande de montres occidentales, moins aimées pour leurs qualités horlogères que pour leur statut de fétiches ostentatoires d’accès à un certain niveau de pouvoir d’achat et de capacité d’intervention sociale (les fameuses « montres de corruption »). Le complément parallèle de cette évolution a été l’effacement progressif des marchés traditionnels (Europe, notamment), frappés de langueur économique, surendettés, avec des classes moyennes pénalisées par le reflux de l’Etat-providence (qui avait permis l’avènement de la consommation dans les années 1950-1960) et par l’inflation du prix des montres suisses.
En délaissant à peu près toute velléité d’investissement dans la R&D, l’horlogerie suisse a donc trouvé dans son offre de montres mécaniques traditionnelles une réponse à la nouvelle demande d’objets statutaires capables de témoigner de façon visible et symbolique d’une nouvelle richesse. Dès l’aube des années 2010, la mode de l’esthétique néo-classique a emporté toutes les tentatives d’un design, de fonctions horlogères et de concepts d’avant-garde plus contemporaines, jusqu’à ce que les montres connectées viennent chasser les montres suisses du territoire physique qu’elles monopolisaient depuis un siècle (le poignet). La passion pour les montres s’est donc transférée du côté des montres de collection, avec une pluie de nouveaux records aux enchères : une centaine de montres ont déjà été adjugées au-delà du million !
Comment pourrait-on convaincre les jeunes générations
de porter à nouveau des montres ?
BUSINESS MONTRES : Les jeunes générations portent des montres, mais elles sont le plus souvent connectées et fonctionnelles – alors que les montres classiques ont perdu leur importante usuelle pour ne plus afficher qu’une valeur symbolique d’accessoire identitaire. La demande de montres en général reste très forte, mais l’offre actuelle des horlogers classiques n’est ni intéressante (créativement), ni émotionnelle (esthétiquement), ni originale (mécaniquement), ni accessible (économiquement, dans tous les segments de marché).
Reconquérir les jeunes générations passe par la re-création d’une « magie » et d’émotions autour de la montre. Cela exige un supplément d’âme qui ne soit pas uniquement statutaire ou du domaine de l’opulence : les nouvelles générations sont dans l’émotion plus que dans la raison, dans l’être plutôt que dans l’avoir, dans l’usage au détriment de la propriété et dans le ludique face à l’économique. Et si on commençait par imaginer des objets du temps utiles aux écoliers, des montres (connectées ou non) qui feraient partie de leur matériel scolaire indispensable dès les petites classes ?
Les montres mécaniques ont-elles une chance
de survivre dans les vingt prochaines années ?
BUSINESS MONTRES : Les technologies s’empilent et s’additionnent sans jamais se remplacer vraiment. Au siècle des montres à quartz et des Swatch en plastique, on vend toujours des horloges comtoises mécaniques en laiton et en bois. Les montres connectées vont remplacer les simples montres à quartz (celles qui ne font que donner l’heure), mais les montres mécaniques vont faire de la résistance, en perdant les volumes de production qu’elles connaissent aujourd’hui, mais elles ne pourront résister qu’en s’inventant de nouvelles raisons d’être – de même que les jeans et les baskets n’ont pas fait disparaître les costumes et les cravates, qui ont acquis une nouvelle distinction alternative à l’uniforme obligatoire dans le business.
Le problème est que l’industrie suisse ne vend que sept millions de montres mécaniques pour 22 millions de montres à quartz : on imagine les ravages pour des entreprises qui peuvent ainsi perdre les deux-tiers de leur activité manufacturière ! Pour n’avoir pas plus cru à l’arrivée qu’à l’intérêt ou à la menace des montres connectées [pas plus qu’elle n’avait anticipé, voici quarante ans, le danger des montres électroniques], l’industrie suisse s’est très gravement mise en danger, alors qu’elle avait tout pour rester leader sur le marché de cette nouvelle « carpo-connexion »…