OSVALDO EN LIBERTÉ #2 : « Une des pendules qui ont appris l'horlogerie suisse aux empereurs chinois – et une de celles qui ont appris les pendules chinoises aux collectionneurs européens »...
Le 10 / 07 / 2014 à 06:55 Par Le sniper de Business Montres - 2000 mots
Avant la vente, Osvaldo Patrizzi considérait que cette pendule impériale chinoise était nettement sous-évaluée. Elle vient de dépasser d'un million d'euros son estimation haute. Il nous en raconte la vraie histoire...
◉◉◉◉ OSVALDO EN LIBERTÉ, c'est la chronique indépendante – la liberté ne se divise pas – d'un des meilleurs [pluriel de modestie] connaisseurs internationaux des objets du temps et de ceux qui les collectionnent. Au gré de ses humeurs, Osvaldo Patrizzi, le fondateur d'Antiquorum …
Avant la vente, Osvaldo Patrizzi considérait que cette pendule impériale chinoise était nettement sous-évaluée. Elle vient de dépasser d'un million d'euros son estimation haute. Il nous en raconte la vraie histoire...
◉◉◉◉ OSVALDO EN LIBERTÉ, c'est la chronique indépendante – la liberté ne se divise pas – d'un des meilleurs [pluriel de modestie] connaisseurs internationaux des objets du temps et de ceux qui les collectionnent. Au gré de ses humeurs, Osvaldo Patrizzi, le fondateur d'Antiquorum et l'« inventeur » des enchères horlogères, promène son regard sur les salles de vente et les catalogues, avec tendresse, amusement et indignation. Il a carte blanche et, s'il a le droit de tout dire [surtout quand nous ne sommes pas d'accord avec lui], nous n'avons qu'un devoir : écouter ce qu'il peut avoir à nous dire. C'est un homme dont la parole pèse (voir Osvaldo en liberté #1 : «Messieurs les collectionneurs, les modes horlogères passent, les chefs-d'oeuvre restent »). Précision : seuls les titres et les « chapeaux » sont de la rédaction de Business Montres... ▶▶▶ LONDRES, SOTHEBY'S, 9 JUILLET 2014 La pendule suisse d'un empereur chinois qui la prenait sans doute pour une horloge anglaise... ◉◉◉◉ DANS LE MONDE DES OBJETS D'ART, on a pris l'habitude de dater un objet par le règne du roi ou de la reine de l'époque, ou par le style qui s'attache à ce règne. On parle, en France, de mobilier Louis XV ou, en Italie, de « style Cavour ». Au Royaume-Uni, pour les années 1790, on va donc parler d'époque George III, même si l'objet n'a rien de britannique – ce qui est le cas d'une somptueuse horloge de table dispersée ces jours-ci par Sotheby's Londres (lot n° 48 de la dispersion des prestigieuses collections du duc de Northumberland). Pour l'Empire du milieu, cette époque correspond à celle de l'empereur chinois Jiaquing (1796-1820), qui en était certainement le destinaire : en Chine, on dirait de cette horloge qu'elle est... Jiaquing ! ◉◉◉◉ CETTE HORLOGE DE TABLE MUSICALE SE PRÉSENTE sous la forme d'une colonne (un temple stylisé) de cinq étages, avec des éléments de bronze doré, des émaux polychromes et des pierres de couleur, ainsi que des automates qui s'animent au rythme de la sonnerie, des portes qui s'ouvrent, des colonnes qui tournent et une fontaine centrale qui donne l'illusion d'un bassin qui se remplit grâce à une cascade ruisselante. Cette horloge de table est signée « Thomson, Londres », ce qui n'est que la griffe commerciale d'un négociant qui n'a sans doute jamais vu l'objet – mais on sait qu'une signature londonienne était indispensable pour espérer vendre des pendules en Chine. ◉◉◉◉ BEAUCOUP PLUS SÉRIEUSEMENT, ET BEAUCOUP PLUS SÛREMENT,ce chef-d'oeuvre horloger est une des deux productions de ce genre réalisées par deux des meilleurs artistes genevois de la fin du XVIIIe siècle et des débuts du XIXe siècle. On y reconnaît sans peine, dans chaque détail et dans le raffinement harmonieux de l'ensemble comme dans ses proportions, la compétence et le savoir-faire de Jean-Frédéric Leschot (1746-1824), devenu, sur sa simple réputation, citoyen d'honneur de Genève en 1787. Les éléments décoratifs me semblent dater de 1805-1810, soit après la mort de Pierre Jaquet-Droz, qui était l'associé de Leschot, qui avait alors continué à produire de magnifiques objets du temps pour le marché chinois. À l'origine, cette pendule formait une paire, vendue par Christie's Londres en 2003 (lot n° 45 de la vente du 11 juin), pour environ 565 000 livres (934 000 dollars de l'époque). À comparer aux 2,26 millions de livres adjugés hier (3,88 millions de dollars, 2,84 millions d'euros, 3,4 millions de francs suisses) pour une estimation initiale entre 1 et 1,5 million de livres sterling... ◉◉◉◉ SI LA PROVENANCE IMPÉRIALE CHINOISE NE FAIT PAS DE DOUTES, l'histoire de cet objet du temps (dont Sotheby's nous précise qu'elle provient du palais impérial de Jehol) mérite d'être racontée comme objet de collection. Cette histoire commence avec Gustav Loup (1876-1961) : ce fils d'un marchand de montres suisses était né à Tientsin (aujourd'hui Tianjin) et il parlait couramment le mandarin. Il était célèbre dans les sphères culturelles chinoises par ses connaissances sur l'art en Chine et en Occident, jusqu'à s'être imposé, dans les années 1920, comme une sorte de conservateur du Musée national de Pékin. C'est à cette époque qu'il a pu acheter la plupart des montres et des horloges qui ont constitué sa collection lors de son retour à Genève, vers 1930. ◉◉◉◉ EN 1985, J'AI EU LA CHANCE DE RENCONTRER LA FILLE DE GUSTAV LOUP, dans sa villa des environs de Lausanne? Avec une vue sur le lac Léman, cette maison était meublée avec goût et décorée d'une profusion de magnifiques objets des dynasties Ming et Quing, ainsi que d'objets du temps comme une horloge musicale à automates de James Cox, posée sur une commode Lousi XV. L'ensemble formait un délicate harmonie entre les arts chinois et européens. Il s'agissait alors pour moi de rechercher, dans les différents documents laissés par Gustav Loup, des précisions sur la collection de montres de poche qu'il avait ramenées de Chine. Ce contact avec la famille Loup m'avait été fourni par la maison Lombard, qui était alors un des principaux joailliers du centre de Genève, en vieille ville – une maison qui avait été fournisseur de la maison royale d'Egypte et qui avait été courtier pour la vente d'une grande partie des collections horlogers du roi Farouk. ◉◉◉◉ TRÈS AGRÉABLEMENT ACCUEILLI PAR LE FILLE DE GUSTAV LOUP, je suis allé de découverte en découverte. Elle m'a ainsi confié un album avec des photos de l'ensemble de sa collection de montres. Une découverte pour moi : on trouvait dans cette collection une grande partie de toutes les montres impériales qui font aujourd'hui la fierté des grands musées et des plus belles collections privées (montres de forme en fruits ou en fleurs, boîtes à priser musicales avec des oiseaux chanteurs, automates, pistolets à oiseaux chanteurs, pendules de table, etc.). Avec des signatures aussi prestigieuses que celles des Piguet & Meylan; Henry Capt, William Antony, les frères Rochat, Bovet, Lépine, Vaucher – le gotha de l'histoire horlogère mondiale. C'est la collection Loup qui a permis de créer les plus importantes et les plus célèbres collections du XXe siècle, à commencer par celle du roi Farouk (dispersée par Sotheby's au Caire, en 1954), mais aussi la collection Maurice Sandoz, la collection d'Hans Wilsdorf à Genève (constituée en partie par Alfred Chapuis), la collection Sacks de Chicago, la collection du Time Museum de Rockford (Illinois), la collection de la comtesse Gaggia, la collection de lord Michael Sandberg. La plus belles pièces de ces collections sont aujourd'hui entrées dans les collections du Patek Philippe Museum. ◉◉◉◉ IL M'A FALLU UN CERTAIN TEMPS POUR FAIRE DES RECHERCHES dans les dossiers de Gustav Loup pour mieux comprendre l'histoire des relations entre l'horlogerie et le marché chinois. Grâce à la courtoisie de cette grande dame, j'ai pu y parvenir : c'est cette collection de photographies qui est à l'origine de mes connaissances et de mon expérience dans le domaine des objets du temps pour le marché chinois : ce qu'ont pu réaliser les grands horlogers de l'époque, les miniaturistes et les orfèvres, du début des exportations dans la Chine des empereurs Qianlong (1711-1799) jusqu'à la révolte des Boxers, en 1899. Par la suite, c'est le rejet de l'influence occidentale sur la culture chinoise qui a permis d'autoriser la vente à Gustav Loup et l'exportation vers l'Occident de ces trésors européens vendus à la cour chinoise – trésors effectivement étrangers à la culture et à la philosophie traditionnelle chinoise. On peut rapprocher ce réflexe défensif des Chinois des années 1920 d'un autre sursaut anti-occidental, au tournant des années 1960-1979, quand la Révolution culturelle maoïste avait banni l'art occidental, ce qui m'avait personnellement permis d'acheter, dans des boutiques spécialisées de Shanghai, de Beijing ou de Tianjin, moyennant relativement peu de yuans, quelques montres en or émaillées réalisées pour le marché chinois. Montres qui ont par la suite été dispersée dans mes ventes. ◉◉◉◉ CETTE PENDULE DE TABLE ANGLO-SUISSE possède encore son écrin en bois de teck. On peut en suivre la trace dans les différents palais impériaux chinois, puis en Europe où elle est rapportée par Gustav Loup, qui la cédera à Jacques-David LeCoultre, avant d'entrer dans la collection de Roger LeCoultre, puis dans une collection privée suisse. Elle est spectaculaire avec son mètre de hauteur. J'aurais volontiers parié qu'elle pouvait doubler son estimation [NDLR : c'est fait à l'heure de publier cet article, et la pendule a même quadruplé son adjudication de 2003]...O.P. D'AUTRES SÉQUENCES RÉCENTESDE L'ACTUALITÉ DES MONTRES ET DES MARQUES...