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PROSPECTIVE : La fin de la mondialisation signera-t-elle la fin de la globalisation horlogère ?

La thèse n'est pas nouvelle, mais elle reçoit quelques renforts de poids : nous vivrions la fin d'une parenthèse historique, celle d'une « globalisation » macro-économique supposée unifier la planète par le libre-échange généralisé. L'industrie horlogère s'est rebâtie sur cette utopie, qui vole aujourd'hui en éclats. Comment se préparer au « jour d'après » ? ▶▶▶ RELOCALISATION« Il ne faut pas regretter la mondialisation »... 


La thèse n'est pas nouvelle, mais elle reçoit quelques renforts de poids : nous vivrions la fin d'une parenthèse historique, celle d'une « globalisation » macro-économique supposée unifier la planète par le libre-échange généralisé. L'industrie horlogère s'est rebâtie sur cette utopie, qui vole aujourd'hui en éclats. Comment se préparer au « jour d'après » ?

 RELOCALISATION
« Il ne faut pas regretter la mondialisation »...
 
◉◉ Pour les lecteurs de Business Montres, ce ne sera qu'une confirmation d'une de nos hypothèses stratégiques pour tenter de décrypter l'avenir. Le reflux planétaire des politiques de mondialisation est désormais patent, avec un repliement général sur des aires continentales autocentrées et une « relocalisation » industrielle de plus en plus marquée – voire même encouragée par les pouvoirs publics. Cette thèse, lancée (entre autres) dès 2009 par un géopoliticien comme Hervé Coutau-Bégarie (1956-2012) dans 2030, la fin de la mondialisation (Tempora), s'est trouvée médiatiquement relancée par un journaliste économique renommé, François Lenglet, qui tente de faire passer quelques idées authentiquement libérales (parfois même teintés de libertarisme) sur les écrans de France 2 : il publie chez Fayard un document d'actualité sur La fin de la mondialisation, en argumentant de façon convaincante sur la « fin d'un cycle » (ci-contre).
 
◉◉◉ Son livre met en perspective la mutation en cours : « Aujourd’hui, le courant protectionniste remonte. Des entreprises, notamment américaines, relocalisent leurs industries dans leur pays. L’OMC tremble. Partout, le nationalisme déborde. (...) Désormais, plus personne n’a honte de protéger son économie et de jouer sur sa monnaie. Il ne faut pas regretter la mondialisation. Malgré son indéniable effet de rattrapage pour des pays pauvres, bien peu en ont profité. Avec clarté et humour, ce livre décrit le monde qui vient. Un univers où les classes moyennes tiendront leur revanche et où le parasitisme des mafias volera en éclats ». Il est évident que l'insécurité géopolitique qui rayonne autour de l'« arc de crise » proche-oriental (Afghanistan, Irak, Syrie, Égypte, Libye, Tunisie, etc.) renforce le réflexe de rétraction des grandes politiques internationales et leur repli sur des espaces proches plus apaisés.
 
◉◉ Rien qui nous surprenne vraiment, puisqu'il suffit de savoir lire les « signaux faibles » et les clignotants d'alerte qui s'allument un peu partout dans le onde. L'utopie d'une planète unifiée par le libre-échange, régie par le marché et la démocratie, a été mise à mal par la crise des subprimes et par la fragilité monétaire du système financier international. Le reste découlait logiquement de la crise de 2008, qui a ouvert les yeux des gouvernements sur les dangers d'une mécanique mondialisée qui ne profitait qu'à des élites corrompues. En Occident, ce système n'a été que provisoirement sauvé par des injections massives de milliards de dollars tout neufs, qui ne valent plus que le papier sur lequel ils sont imprimés et qui mènent les Etats-Unis à une banqueroute qui sera mondialement retentissante – ceci à court terme. Attention aux dégâts pour l'euro et pour le continent européen, pris entre le marteau américain et l'enclume asiatique !
 
◉◉ En Orient, les Chinois sont déjà procédé aux changements politiques qui s'imposaient pour la survie du régime communiste, avec l'ostracisation des « nouveaux riches » du décollage économique, une lutte collective contre la corruption de ces élites captatrices, la condamnation des valeurs hédonistes de l'Occident et la promotion d'une nouvelle moralité prolétarienne assise sur les valeurs enracinées de la Chine [la même dynamique fermente dans la Russie de Vladimir Poutine]. Les lecteurs de Business Montres savent depuis près de deux ans que la Chine décroche, qu'on y pratique la chasse au luxe et qu'on y prône une nouvelle frugalité, axée sur les ressources d'un pays-continent : l'arrivée au pouvoir d'une nouvelle équipe (l'actuel Politburo) signait la fin d'une époque – celle de l'insertion lucrative dans la mondialisation, du moins pour une minorité d'accaparateurs – et l'aube d'une nouvelle ère d'économie autocentrée. Le patriotisme économique revient à la mode aux Etats-Unis et même dans la France socialiste d'Arnaud Montebourg, au moment où l'Allemagne se rêve d'un nouveau destin en Europe centrale [au besoin en regardant vers le nouvel empire eurasiatique russe] et que s'effondrent les pays européens qui avaient tout misé sur les vertus de la globalisation libre-échangiste (Grèce, Espagne, Italie, etc.)...
 
◉◉ Dans les années 1980 et surtout 1990, l'horlogerie suisse a rebâti son emprise internationale sur cette globalisation : les entreprises ont été chercher en Asie des prix de revient « écrasés » [générateurs de ces marges fantastiques que réclamait la globalisation du marketing] en même temps que des nouveaux : les enrichis de la mondialisation achetaient sans réfléchir les produits (notamment les montres et tout le luxe européen) dont la fabrication les enrichissaient ! La croissance à deux chiffres – le culte du two digits qui signe la « dérive des incontinents » (Business Montres du 2 septembre) – ravissait les analystes boursiers et engraissait le bonus des dirigeants. C'était une nouvelle version du fordisme américain des années 1920, celui qui avait fait naître une immense classe moyenne de consommateurs épris de mieux-être : « Je paye plus cher les ouvriers de mes usines pour qu'ils puissent s'offrir les automobiles qu'ils fabriquent ». C'était aussi oublier que l'aventure s'était terminée – les effets pervers sont impitoyables – par la grande crise des années 1930 (dite « crise de 1929 ») et qu'elle n'avait été soldée que la Seconde Guerre mondiale et la mise sous tutelle ultérieure des économies mondiales par le vainqueur américain. La logique de l'endettement allait ensuite se fracasser sur les convulsions financières et bancaires de 2007-2008, réglées à la hâte au prix d'un endettement colossal selon la bonne vieille logique du pompier qui pense éteindre l'incendie en l'aspergeant de pétrole...
 
◉◉ Pour l'horlogerie suisse, les dangers de la démondialisation sont redoutablement létaux. Du moins pour les grandes marques et les grands groupes, qui ont assis leur domination écrasante sur leur force de frappe planétaire et sur leur capacité à générer chaque année une croissance toujours plus élevée – et donc des profits colossaux, qui finançaient la mise en place de réseaux de distribution monomarques et un carpet bombing publicitaire ahurissant. Le problème est que les montres suisses, régal d'amateurs éclairés, sont vite devenus les hochets préférés des nouvelles élites globalisées, de leurs capacités financières no limit, de leurs excès somptuaires et de leurs obsessions statutaires. Tant mieux pour les marques, tant pis pour leur image, sérieusement écornée auprès de leurs publics traditionnels, qui ont vite compris qu'ils étaient moins séduisants que les gros bataillons des nouveaux riches asiatiques désormais prioritaires.
 
◉◉ C'est ainsi qu'une distance s'est créée entre les marques de luxe et leurs territoires de référence – ce qui a empêché les marques de percevoir le changement brutal de paradigme chez ces amateurs rompus aux ruses de la communication et aux grosses ficelles marketing du mass market. Cette assimiliation des montres aux excès de la séquence précédente se paiera très cher dans les années à venir. Cette distance est devenue un fossé civilisationnel, rendu un peu plus profond par l'exacerbation des particularismes culturels locaux : les Chinois n'achètent les mêmes montres que les Canadiens ou les Brésiliens, ni aux mêmes prix, ni pour les mêmes raisons, ce qui opacifie l'équation marketing et rend impossible à conduire l'impératif d'une communication globale. Plus les marques tenteront d'adopter des codes mondialisés, plus elles seront en décalage avec des opinions publiques réenracinées dans leurs propres valeurs de vie [les limites particularistes du celebrity marketing ou du sponsoring sportif permettent de comprendre ce décalage]... 
 
 
◉◉ Sur le plan géographique planétaire, la déglobalisation en cours prend l'horlogerie à contrepied. Le Swiss Made – le vrai, le vérifiable, pas celui qui est mentionné sur le cadran – n'est plus une coquetterie, mais une ardente obligation : il sera de moins en moins moral pour les marques d'y déroger. Produire en Chine ou en Asie, dans le cadre de cette fin de la mondialisation, c'est trahir les intérêts économiques de sa communauté naturelle. Made in France ou Made in Germany, passe encore (s'ils sont véridiques) ; Made in China, c'est l'horreur économique, qui n'évoquera bientôt plus que les dérives des années-fric et le mauvais goût des nouveaux riches logomaniaques ! Il va donc falloir relocaliser, tout en s'adaptant aux nouvelles conditions de marché qui sont celles d'un luxe moins statutaire, mais plus accessible [notamment en termes de prix : finie l'inflation joyeusement galopante du tout-à-l'égo et des bulles du crédit !], qui sera aussi plus personnel (ou tribal) et moins ostentatoire, tout comme moins solennel et plus ludique. Autant dire que les « grosses machines » industrielles vont avoir du mal à négocier le virage de la créativité accessible qui s'annonce [concept-clé] : d'une part, parce qu'elles trichent en outsourcant de façon obscène et clandestine hors de Suisse ; d'autre part, parce qu'elles pratiquent la double stérilisation, celle des équipes internes par excès de machiavélisme bureaucratique et celle de l'innovation par souci de ne plus prendre le moindre risque hors d'un mainstream mondialisé.
 
◉◉ On l'oublie trop souvent : l'économie horlogère est une économie de prédation ! Les maisons suisses n'ont pas connu l'expansion prodigieuse de leurs activités du fait de leur génie marketing ou de leur capacités industrieuses. Elles ont perçu – avec un léger retard et sans la moindre préparation – l'explosion des marchés internationaux et donc celle d'une demande qui a pratiquement quadruplé en une décennie. Tous les pays en phase d'accession à la propriété ont voulu s'offrir – tout de suite, à tout prix – les colifichets de la prospérité occidentale et les marqueurs de l'art de vivre européenne. L'horlogerie suisse n'a fait que profiter des facilités d'une niche écologique qui se libérait. Elle en a même abusé avec incontinence. Elle s'en est enivrée ! Forte demande, offre faible : schéma classique d'explosion des prix et de pénurie provisoire. Il a fallu procéder en urgence à un redimensionnement industriel coûteux, dont l'impact financier a renchéri un peu plus le prix des montres : la décrue de la demande mondialisée va prendre à revers toutes les stratégies d'investissement et obliger les groupes à un reformatage d'urgence, tant pour les prix [devenus beaucoup trop chers, pour ne rien dire d'un effondrement des monnaies internationales qui ne feraient que les propulser encore plus haut] que pour les capacités industrielles surnuméraires. Accrochez vos ceintures, ça va tanguer dans les vallées...
 
 
◉◉ Oublions les prédateurs (rapidement condamnés par l'histoire économique) pour tenter de comprendre comment tirer son épingle du jeu dans cette phase de démondialisation et de recentrage sur des grands espaces continentaux autocentrés, dans un monde devenu plus équilibré par la multipolarisation. Le vrai défi est désormais celui de la créativité accessible, qui se joue à deux niveaux : celui de la capacité à inventer de nouveaux codes horlogers, capables de résister à l'assaut des smartwatches, et celui de l'accès aux montre, qu'on parle de prix ou de disponibilité locale. Si les petites marques ont définitivement perdu la bataille de la distribution indépendante [naufragée par la rapacité des grandes marques], elles doivent se réinventer un modèle économique de proximité pour présenter leurs montres, mais elles ont tout à gagner dans la bataille d'une innovation qui met à l'épreuve la capacité des méga-groupes à renouveler leur offre. Plus agiles et plus résilientes, moins stigmatisées et moins liées aux dérives de l'hyperfinanciarisation de la décennie précédente, les maisons indépendantes peuvent plus facilement tirer leur épingle d'un nouveau jeu dont les règles restent à écrire.
 
◉◉ La fin de la mondialisation, c'est aussi la fin de l'argent facile, des coefficients surmultiplicateurs, des transhumances en First, des berlines de luxe sur les parkings, de l'arrogance institutionnelle, de la pop-star managériale et du sell-in confondu avec le sell-out ! C'est la revanche de l'horlogerie d'en bas sur les autorités surplombantes et la sanction des parasites qui encombraient la profession. Une page vient de se tourner et nous en sommes déjà au chapitre suivant : celui de l'argent moins facile, des valeurs de l'être préféré à l'avoir, du développement durable, de l'usage qui l'emporte sur la propriété et d'un nouveau rapport au luxe, plus intime et moins obsessionnellement axé sur le paraître. La mutation est irréversible : gare aux marques qui se tromperont de train. la fin de la mondialisation, c'est peut-être le début d'un nouveau bonheur...
 
 
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