CONTE DE NOËL 2025 (accès libre)
« Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite »
Ce n’est qu’un conte de Noël, un simple conte de Noël, un innocent conte de Noël. Un conte qui cache et qui révèle, comme un bon conte de Noël, toute la sagesse d’un monde qui n’est pas sage. Un conte horloger, bien évidemment non officiel et non autorisé…
C’était après « l’horreur d’une profonde nuit » (Victor Hugo), quand l’horlogerie sortait en titubant de la pandémie et qu’elle avait du retard à rattraper, ce dont elle n’allait pas se priver. Un grand patron d’un grand groupe voulait mettre les bouchées doubles et aller bien plus vite que la musique. Alors qu’il faisait de la figuration dans le grand orchestre de la montre, il rêvait d’en devenir le premier violon et d’attirer sur lui tous les projecteurs en prouvant au monde que ses grandes marques étaient capables de battre des records d’enchères aussi étonnants que ceux qui pleuvaient sur ses concurrents dont il était un peu jaloux.
Ce grand patron alla donc trouver le responsable du musée patrimonial de sa plus grande marque, qui était d’ailleurs son protégé et avec lequel il partageait amicalement quelques passions récréatives. Il lui ordonna de créer, par tous les moyens, un événement aux enchères, en fabriquant une montre de cette marque capable de battre tous les records. Une montre si sublime que les collectionneurs ébaubis du monde entier se l’arracheraient à coups de millions. Une super-icône qui repositionnerait très haut la valeur de tous les modèles iconiques de la marque et qui serait une « machine de guerre » pour conquérir de nouveaux marchés. Le budget alloué à cette opération n’avait pratiquement pas d’autres limites que celles d’un secret absolu, y compris vis-à-vis de l’état-major de la marque en question…
Aussitôt dit, aussitôt fait : comment résister à l’amicale pression de l’actionnaire du groupe ? Le responsable du musée étant lui aussi, à ses heures, un petit filou habitué de ces petits arrangements entre amis qui sont le lot des collections horlogères contemporaines. Pour créer cette icône quintessentielle, incomparable parmi toutes les icônes les plus incomparable, il suffisait de piocher dans les vitrines et dans les réserves du musée, en empruntant telle lunette à ce modèle, tel cadran à cette pièce, telles aiguilles à cette montre et tel boîtier à telle acquisition précédente. Bref, quand on a sous la main de quoi réaliser un tel chef-d’œuvre, pourquoi se priver ? Après tout, quand le propriétaire d’un musée exige de piller ses propres collections, pourquoi lui désobéir, puisque c’est pour la plus grande gloire de la marque et pour braquer sur elle des projecteurs dont la lumière ruissellera sur toutes ses autres collections ? C’est ainsi qu’on mitonna, dans les réserves du musée et dans l’atelier de réparations des pièces vintage, une montre iconique comme on n’en avait encore jamais vu, et pour cause, puisqu’elle n’avait jamais officiellement existé : tout y était unique, tout y était authentique, même si tout y était légèrement inique et interpolé…
Pour compléter le dispositif, toujours sous couvert de l’actionnaire et sans en parler aux dirigeants de la marque considérée, il ne restait plus ensuite qu’à trouver un intermédiaire pas trop regardant. Il y a toujours, dans les milieux interlopes de la collection horlogère, quelques traîne-savates qui rôdent autour des musées et qui grenouillent dans les maisons d’enchères en agiotant autour de quelques raretés. On avait donc le choix de la canaille qui allait « révéler » au monde ébahi l’exhumation de cette sublimissime icône, histoire d’en faire un des lots phares d’un prochain catalogue d’enchères. Il fallait évidemment que cet intermédiaire de « confiance » (sic) soit crédible : on allait lui créer une « légende », disons une réputation de collectionneur, grâce à quelques pièces rares de cette marque opportunément mises sur le marché. C’était d’autant plus facile que les propres collections de la marque en question étaient disponibles pour amorcer la pompe : c’était la multiplication des pains dans les Évangiles !
Il fallait ensuite trouver une maison d’enchères que le miroitement d’un possible et fracassant record de monde éblouirait assez pour la pousser à conclure à la hâte un accord pour une vente à grand spectacle. En vue : une couverture de catalogue pour la prochaine saison, avec assez de pages intérieures et d’images plein cadre pour que tous les aficionados admettent qu’on tenait cette fois, avec ce lot, la référence ultime de l’icône extrême de cette marque. Le record visé s’imposait d’autant mieux que l’authenticité de la pièce miraculeuse était garantie par le directeur du musée lui-même, une référence internationale incontestable dans ce domaine. Un extrait des archives affirmait bien qu’une montre portant le même numéro avait bien été vendue à la date indiquée. Génial ! Pour un vrai certificat d’authenticité, qui réclamait plusieurs mois avant d’être établi, on verrait plus tard, faute de temps : pourquoi s’en soucier quand autant d’autorités hyper-compétentes, à commencer par tous les experts de la marque concernée, se penchaient sur le berceau de cette icône reconstituée pour en reconnaître les immenses mérites ?
Quand tout le monde veut un record et pousse à la roue pour l’obtenir, qu’on parle de l’actionnaire, du patron du musée, du vendeur de la montre et de l’auctioneer, l’engrenage devient fatal. Le tam-tam médiatique international fait le reste. Le directeur du musée était d’autant plus à l’aise qu’il savait son actionnaire excité comme un puce à l’idée de dépenser quelques millions qui allaient propulser la marque vers l’olympe des horlogers vraiment bankables aux enchères : les « Big Five » que sont Rolex, Patek Philippe, F.P. Journe, Audemars Piguet et Richard Mille pouvaient d’un coup de marteau devenir les « Big Six »…
Dans la communauté des collectionneurs de haut niveau, on réservait déjà des paddles pour ce qui s’annonçait comme un sommet de l’année. Les médias donnaient de la voix, perroquets, titres mainstream et non-alignés mêlant leurs éloges dans un touchant ensemble. Il y avait de l’électricité dans l’air et du beau monde dans la salle le jour de la vente, avec une liste d’intentions d’achat qui prouvait qu’on pouvait monter très haut. Bien évidemment, on pouvait comprendre que le musée de la marque était intéressé par cette pièce rarissime, à vrai dire absolument unique [et pour cause !], mais personne ne pouvait imaginer que l’actionnaire lui-même serait pendu au téléphone pour faire monter la mayonnaise à un, deux et bientôt trois millions [d’autres marques avaient pratiqué avant lui cet auction marketing, un art simple mais tout d’exécution]. Donc, vente, coup de marteau final et record du monde battu pour la marque et pour le modèle ! Dans la foulée, la direction de la marque lançait un bien naïf cocorico pour se flatter de ce world record sans avouer – par ignorance ou par duplicité ? – qu’il ne devait rien à l’enthousiasme des collectionneurs, mais tout aux manigances de son propre musée. Désormais, on pouvait considérer qu’une nouvelle marque star s’installait au balcon des enchères et tout le monde affichait une mine réjouie…
Le conte de Noël aurait s’arrêter là et cette histoire aurait déjà eu de quoi nous faire réfléchir, mais il y a une suite avant la fin qui ne semble d’ailleurs pas proche. Quelques trimestres plus tard, intriguées par la ressemblance entre certains éléments de cette montre trois fois « millionnaire » avec d’autres éléments de montres déjà repérées ou achetées par le musée de la marque, quelques voix dissonantes se firent entendre. La longue mémoire d’Internet fit le reste, macro-photographies incontestables à l’appui : il y avait eu « remontage » à partir d’éléments disparates, « forgerie » (pour rester poli), « frankenwatch » (pour parler le sabir des aficionados) ou même « escroquerie » (pour reprendre un terme générique). Les preuves étaient incontestables, les soupçons s’aiguillant directement vers le vendeur de la montre autant que vers le directeur du musée, qui ne tardait à prendre la fuite à l’étranger. Indignée et réellement choquée par cette mise aux enchères d’une montre réalisée en pillant son propre musée, la direction de la marque s’empressait de porter plainte, ce qui n’arrangeait pas les affaires de l’actionnaire, qui semblait fou de rage ! Non parce qu’il s’était fait escroquer de trois millions, mais parce que la plainte maladroite et inopinée de la marque menaçait de révéler toute la combine…
Pour la forme, la marque se débarrassait de quelques ripoux de son état-major et de ses services, dont on découvrait qu’ils couvraient depuis des années de fructueux trafics personnels de montres reconstituées en pillant le SAV et les réserves de la marque. En sous-main, l’actionnaire tentait d’éteindre le feu en calmant l’activisme judiciaire de la direction de la marque. Une intervention pour une fois efficace : l’enquête policière n’a guère avancé depuis la révélation du scandale, dont la plupart des protagonistes n’ont guère été officiellement questionnés. Hormis les lampistes, toujours en liberté quoique virés, et le directeur du musée en fuite à l’étranger, pas la moindre mise en cause, ni du vendeur [auquel on aurait du mal à reprocher le moindre délit, la montre était parfaitement authentifiée sans pour autant être « bonne »], ni de l’enchérisseur final [dont personne n’a encore admis qu’il aurait pu tirer toutes les ficelles de l’opération], ni de la maison d’enchères [qui s’est gentiment fait « couillonner » dans cette ténébreuse intrigue et qui a tout remboursé, sauf peut-être sa dette d’honneur perdu].
Beaucoup de records ont été effectivement battus dans cette malencontreuse tentative de manipuler la cote d’amour d’une marque. Record de rapacité, de duplicité et d’inintelligence tactique pour l’actionnaire, dont on demande comment il a pu imaginer une telle combine pour décrocher à n’importe quel prix une enchère historique. Record de docilité et de tripatouillages de la part du directeur du musée, qui n’a fait que profiter de l’accord de son actionnaire pour perpétuer de douteuses pratiques internes. Record de candeur du vendeur, qui n’était pourtant pas un perdreau de l’année, mais qui n’avait sans doute imaginé qu’il serait aussi facilement repéré et dont on ne sait toujours pas combien il a « palpé » (puis rétrocédé) pour entrer dans cette combine. Record de naïveté pour la maison d’enchères, qui clame (non sans raisons) que sa bonne foi a été surprise, mais qui semble avoir été aveuglée par l’appât du record à établir. Record de complaisance pour les médias qui n’ont pas vraiment fait preuve de vigilance, ni avant, ni après. Tout le monde s’est visiblement pris les pieds dans le tapis : beaucoup de responsables, mais pas un seul coupable !
N'est-ce pas une happy end de rigueur pour un conte de Noël ?Personne n’a été financièrement lésé dans cette affaire, sauf, peut-être, le directeur du musée, coupable d’avoir cru à la parole de son « ami » l’actionnaire et désormais en fuite sous un ciel plus clément. Aucun collectionneur n’a été lésé, même si tous commencent à douter de l’authenticité des montres précédemment certifiées par ce même directeur du musée. Personne n'a réellement commis de délit un tant soit peu notable, hormis les petites mains surprises à traficoter dans les réserves de composants de la marque. C’est ce qui explique l’incapacité de la justice à qualifier les actes répréhensibles, son inertie étant vivement encouragée par l’actionnaire qui s’est pris à son propre piège, qui a démontré qu’il n’administrait pas intelligemment son groupe et qui n’a pas intérêt au moindre déballage public à propos de cette opération foireuse. Plus un seul coupable à l’horizon, pas même l’ex-directeur du musée, qui insiste à présent pour crier son innocence en affirmant détenir les preuves qu’on l’avait missionné pour cette initiative tordue de son actionnaire. Comme tout bon conte de Noël, l’histoire se termine dans la joie et l’allégresse retrouvée : circulez, il n’y a rien à voir ! On peut prendre les paris qu’on n’entendra plus parler de ce dossier qui va prendre la poussière dans les archives de la justice cantonale…
Tout ceci n’est qu’un conte de Noël, comme vous l’avez noté. Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d'une pure coïncidence : considérer que ce genre d’opération ait pu effectivement être « montée » dans l’actuelle industrie horlogère témoignerait d’un esprit mal intentionné, quoique peut-être bien (dés)informé. En vous souhaitant de belles fêtes de Noël et de Nouvel An, on vous laisse réfléchir là-dessus…
COORDINATION ÉDITORIALE : JACQUES PONS