LECTURES (accès libre)
Une belle salade joaillière, qui nous laisse pourtant sur notre faim
S’embarquer pour la « saga de quinze maisons magnifiques », considérées comme des « joailliers de légende », c’est nous promettre beaucoup de rêve, avec ce qu’il faut de poésie autour pour emporter l’imagination. Le compte n’y est pas, la saga manque de sagacité et la légende sent par trop le storytelling…
En soi, l’idée d’un ouvrage accessible sur les légendes de la joaillerie se tient. Les volumineux albums – coffee table books – richement illustrés et pieusement écrits ne manquent pas. Pourquoi ne pas se risquer sur une approche plus simple, un vrai récit [pour faire plus chic, on va parler de « saga »] travaillé par un journaliste et une historienne ? C’était effectivement un risque et les quinze séquences de ces Joailliers de légende ne tiennent pas leurs promesses…
Déjà, on a très vite des doutes sur les connaissances techniques des auteurs. Deux exemples ! Faire du platine un « alliage plus léger que l’or » (p. 92), c’est la double faute, le platine n’étant pas un alliage tout en étant plus lourd que l’or. Faire de la Piaget Polo de 1979 la « première montre proposant un bracelet parfaitement intégré au bracelet » (p. 298), c’est soulever un immense éclat de rire chez les horlogers. On pourrait multiplier ainsi les citations ahurissantes, les contresens historiques relevés ici et là, de même que les affirmations péremptoires parfaitement dénuées de fondement.
On a également très vite des doutes sur le concept de ce livre qui déçoit beaucoup, tellement une histoire indépendante, réaliste et crédible de cette haute joaillerie de légende reste à écrire. Pourquoi quinze maisons, dont la juxtaposition hétéroclite interpelle ? De quelle trame légendaire commune relèvent donc des maisons aussi disparates que Mellerio, Fred, Lalique, Buccellati, Fabergé et Garrard, si on les adosse à Cartier, Van Cleef & Arpels, Bvlgari ou Harry Winston – on confond un peu la gastronomie, la bistronomie et le fast food ! D’autant que Lalique n’a jamais été un joaillier [il a même tout fait pour ne jamais l’être], que Buccellati ou Fred était plutôt des bijoutiers, que Fabergé a été un génial ornemaniste plutôt qu’un grand joaillier et que Piaget a plutôt donné dans la montre de joaillerie que dans la joaillerie horlogère. Une grosse moitié de ces quinze « légendes » abusivement compilées ne saurait tutoyer des monuments comme Chaumet ou Boucheron…
De plus, comment peut-on se satisfaire d’un panorama de ces « légendes » joaillières quand on n’y retrouve pas JAR – immense légende contemporaine qui valait largement Fred, Fabergé ou Piaget – ou Graff, dont les coffres et les vitrines renferment les plus belles pierres de l’univers joaillier ? Pourquoi a-t-on éliminé des maisons plus contemporaines qui recréent inlassablement cette légende, comme Chopard, Repossi, De Grisogono ou encore Chanel. On trouvera sans doute la réponse à ces questions dans une documentation hâtive, dans des prises de notes aléatoires et dans une confiance aveugle au storytelling des marques – ce qui revient à confondre marketing et réalité, name dropping et récit articulé. On remarquera d’ailleurs à quel point, dans ces notices, les dernières décennies n’occupent qu’une poignée de lignes, quand la chronique dans la goût Points de vue-Images du monde nous mobilise à longueur de pages sur les heurs et les malheurs joailliers des têtes couronnées du passé : dommage qu’on n’ait pas voulu nous expliquer pourquoi de telles « légendes » si fécondes et créatives aient à ce point périclité à la fin du XXe siècle, les plus avisées ne trouvant leur salut que dans le giron des grands groupes de luxe. Il aurait peut-être fallu aussi mettre la documentation à jour : il s’en passe des choses dans l’actualité joaillière – et on ne parle pas ici du divorce à l’américaine entre Tiffany & Co et LVMH…
Passons rapidement et pudiquement sur les cascades de paragraphes qui récitent le Bottin mondain et l’Almanach de Gotha pour bien prouver que les « légendes » en question étaient autrefois les achats ordinaires des élites extraordinaires (ci-dessus : les légendaires Winsdor) : on aurait préféré quelques réflexions plus pénétrantes sur le fait que ces « légendes » joaillières reposent, précisément, sur quelques pierres exceptionnelles, inlassablement reprises, remontées et réhabilitées dans des bijoux perpétuellement restructurés : les modes joaillières passent quand les arts de la parure restent. Au lieu de mettre en perspective et d’organiser une réflexion stimulante sur le parcours historique de ces maisons, on a fait du remplissage en compilant des fiches – ce qui n’est pas très sympathique pour le lecteur appâté par l’aura légendaire de ces grandes signatures…
Inutile d’épiloguer sur cette défaite de la pensée qui voit triompher les récits préfabriqués de la « langue de boîte » [celles des services de communication] et des éléments de langage [on admirera ici la performance funambulesque, mais très réussie, d’Alain Nemarq pour recadrer Mauboussin]. Après tout, ça fait quand même du bien de parler de beaux bijoux, de créativité esthétique, d’ingéniosité technique et d’innovations commerciales, qu’elles visent les grandes dynasties, les vedettes d’Hollywood ou les nouvelles fortunes asiatiques : de tout temps, de la préhistoire à nos jours, les artisans de la parure ont toujours été consubstantiels aux élites. Cet art permanent de la métamorphose dans la parure ostentatoire était peut-être le fil conducteur de ces quinze séquences, mais on l’a perdu en route. Dommage…
❑❑❑ JOAILLIERS DE LÉGENDE, de Bertrand Meyer-Stabley et Laurence Catinot-Crost, éditions Bartillat, 320 pages, cahier photo de 16 p., 22 euros.