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BUSINESS MONTRES x ATLANTICO (accès libre)
Une montre en acier adjugée à 28 millions d’euros, c’est extravagant, mais n’est-ce pas indécent ?

Enchère record pour une montre Patek Philippe neuve, poussée aux enchères, à Genève, jusqu’à 28 millions d’euros. Pas sûr que la réputation de l’horlogerie suisse y ait gagné.


(reprise d'un article publié ce jour par Atlantico) 

Dès l’ouverture des enchères pour la vente charitable Only Watch, ce samedi, à Genève, on savait qu’il allait se passer quelque chose. Par des indiscrétions de Business Montres (9 novembre) on se doutait que la montre à grande sonnerie de Patek Philippe allait battre le record de la « montre-bracelet-la-plus-chère-du-monde », détenu depuis 2017 par Rolex, avec une enchère à 17,7 millions de dollars pour sa Daytona « Paul Newman » en acier. Chez Christie’s Genève, es enchères sont passées en quelques secondes de deux à cinq, puis dix, douze, quinze, dix-sept, dix-huit, vingt, vingt-deux millions de francs suisses proposés par des amateurs exotiques, principalement asiatiques et japonais. Applaudissements des initiés au cap des dix-sept millions, qui mettait à l’imparfait l’ancien record de Rolex ! Au-delà de cette altitude des 22 millions, ne restaient plus dans la course qu’un amateur brésilien, un riche croate, un collectionneur taïwanais et un milliardaire asiatique incognito qui tenait à le rester derrière le téléphone d’où il opérait. Sous les trente millions de francs suisses, le duel était asiatico-asiatique entre le jeune Taïwanais, connu pour avoir acquis les « pièces uniques » Patek Philippe des précédentes ventes Only Watch, et l’Asiatique furtif, qui posera finalement 31 millions sous le marteau de Christie’s pour se faire adjuger la montre. 31 millions de francs, soit un peu plus de 28 millions d’euros : pour une montre plus ou moins de série, certes rare, mais pas si unique que ça, sinon par son boîtier en acier inoxydable, ça oblige à se poser des questions…

Si tout le monde sait que Patek Philippe est, à Genève, une des plus grandes marques suisses, sinon la plus prestigieuse, il faut une certaine culture horlogère pour comprendre qu’une « grande sonnerie » est le sommet de l’art mécanique. La montre peut sonner en permanence les heures (un coup par heure à annoncer) et les quarts (une mélodie carillonnée de trois coups par quart de l’heure en cours). On peut se contenter des quarts : la montre est alors en mode « petite sonnerie ». On peut aussi mettre la montre en mode « répétition minutes » pour sonner à la demande l’heure exacte (les heures, les quarts et les minutes). Du temps des chandelles et des diligences, faire sonner sa montre était encore le meilleur moyen de connaître l’heure dans l’obscurité. Patek Philippe a rajouté à ces dispositifs sonores un réveil, qui va sonner l’heure exacte, ainsi qu’une date, qui va annoncer à la demande le jour en plusieurs notes (deux pour les dizaines, une pour les unités : il suffit de tendre l’oreille)…

On aura compris que cette Grandmaster Chime est ainsi ce qui se fait de plus complexe, et donc de plus précieux, et donc de plus coûteux, chez Patek Philippe, qui habille d’or ces montres, proposées aux alentours de 2,3 millions d’euros (la manufacture en réalise sept par an). La pièce unique proposée à la vente Only Watch était exceptionnelle par l’acier inoxydable de son boîtier : on aurait pu l’estimer, compte tenu de cette originalité métallique, dans les 10-12 millions d’euros. La direction de la manufacture genevoise avait chauffé à blanc son fan club de milliardaires pour décrocher une enchère record, mais ces 31 millions ont d’autant plus surpris tout le monde qu’ils émanaient non d’un riche collectionneur, mais d’un tout-puissant spéculateur asiatique qui n’avait même pas vu la montre et dont on pourrait dire qu’il ne l’a pas acquise à la sueur de son front, mais avec le sang, la sueur et les larmes de son peuple. Ce n’était donc plus une affaire de passion horlogère, mais une banale démonstration d’égocentrisme statutaire et de spéculation effrénée, no limit, hors de toute décence commune, histoire de raconter à ses copains les tycoons asiatiques qu’on possède cette « montre-bracelet-la-plus-chère-du-monde » qu’on avait les moyens de surpayer pour la souffler au nez et à la barbe des amateurs de la marque.

Rien dans cette montre ne justifie une enchère ahurissante de ce niveau (à plus de treize fois le prix en boutique), sinon ce désir de rivalité ostentatoire et cette volonté d’étalage somptuaire dont parle Thorstein Veblen dans sa Théorie de la classe de loisir, livre fondamental qui date de 1899 mais qui n’a pas pris une ride. Rien, sauf la volonté d’investir un argent pas trop propre dans un chef-d’œuvre des beaux-arts du temps : on sait que le temps qui passe aide à blanchir les biens pas trop bien acquis [les banques suisses n’ont pas les scrupules éthiques des grands réseaux bancaires internationaux]. À 31 millions de francs suisses, on pousse le bouchon un peu trop loin et on dévoile quelques petits secrets qui ne gagnent pas à connaître la lumière du jour. Cette enchère illustre les actuelles dérives d’un grand luxe horloger, qui est de moins en moins l’illustration d’une haute culture mécanique chez les élites bourgeoises ou aristocratique du passé, mais de plus en plus le symbole identitaire d’une nouvelle classe de profiteurs rapaces du turbo-capitalisme globalisé. Au XVIIIe siècle, Abraham Louis Breguet avait vendait ses montres aux empereurs, aux rois, aux reines et aux cours européennes. Ses descendants traitent un peu trop avec des narco-trafiquants, des pétro-dictateurs et des oligarques corompus : on a les clients qu’on peut ! Pour s’en persuader, il suffit de suivre l’actualité des vols de montres à l’arraché dans les rues chics de la capitale…

Atomisée par l’invasion des montres connectées sur son territoire, l’entrée de gamme suisse est déjà à genoux. Si la moyenne gamme résiste comme elle peut [plutôt très bien avec Rolex, mais c’est une exception], le haut de gamme pratique une stupéfiante fuite en avant dans cette extravagance tarifaire où on finit par ne plus fréquenter que des clients infréquentables. La pratique forcenée des « montres de corruption » a définitivement torpillé l’image des belles montres suisses en Chine, où les réseaux sociaux font la chasse aux poignets trop richement équipés. Ce genre d’adjudication charitable à des enchérisseurs aux motivations pour le moins douteuses a toutes les chances de corroder un peu plus le mince vernis éthique d’une horlogerie suisse déboussolée. Spéculateurs de tous les pays, unissez-vous : on annonce un prochain arrivage de Patek Philippe !




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