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TRÉSOR VIVANT (accès libre)
40 ans d’indépendance, 53 ans d’établi, 70 ans de vie et 400 ans de tradition : où sont les hommages de l’officialité horlogère ?

Les privilégiés qui ont soufflé les bougies du 70e anniversaire de Philippe Dufour avaient bien d’autres anniversaires en tête. Si les amis du dernier « trésor vivant » de la Suisse horlogère avaient répondu présent pour cet hommage à la plus authentique des passions pour la montre, l’absence de toute reconnaissance de tout représentant de l’établissement horloger choquait terriblement…


Ne réservez pas votre chambre dans le Grand Hôtel du lac de Joux : il est désaffecté depuis quelques années. Les 120 lits qui y existaient au début du siècle, pour les touristes français et britanniques qui venaient se reposer dans le grand air de la vallée, ont disparu. Il reste une immense bâtisse dans le goût des anciens palaces, avec une ambiance à la Shining (le film de Stanley Kubrick) qui serait cette fois tempérée par les verdures du printemps dans la vallée de Joux. On y jouit de la plus belle vue qu’on puisse imaginer sur le lac : à chacun d’imaginer le Caprice, un vaporetto qui sillonnait ce lac au cours de l’été pour les clients du Grand Hôtel, lesquels y patinaient sur la glace en hiver. De la terrasse du Grand Hôtel, on découvre toute la vallée, un paysage qui est ponctué de manufactures horlogères (Breguet, Jaeger-LeCoultre, Audemars Piguet et les autres) qui n’avaient pas encore, voici un siècle, l’importance qu’elles ont acquise aujourd’hui. On aurait donc du mal à imaginer une ambiance plus suisse que ce pentaptyque « vallée-lac-forêts-alpages-horlogerie »…

Qu’on se rassure : les immenses salons de réception du Grand Hôtel ont été préservés lors du naufrage de ce palace [qui avait fermé ses portes en 1956]. Ils ont survécu aux aléas d’une faillite de ses récents propriétaires. On y organise à présent des fêtes et des « événements » : il était tout naturel qu’un « événement » de l’importance des 70 ans de Philippe Dufour, le « trésor vivant » de la vallée de Joux, y soit célébré dans un certain faste, avec un banquet amical face au coucher du soleil sur la vallée, beaucoup de fleurs et de bougies, des animations musicales et même un feu d’artifice qui s’est permis d’allumer de jolies lumières sur les eaux calmes du lac. Avec, surtout, beaucoup d’émotions et de larmes d’affection face au grand « maître », qui a eu la surprise cette fête inattendue. Avec beaucoup de convivialité au sein de cette communauté d’amis et de proches, qui étaient là parce qu’ils y étaient « à leur place », qui était celle du cœur et non celle de l’intérêt.

Non content de célébrer ses sept décennies à l’état-civil [Happy Birthday to you, cher Philippe !], le plus fameux des combiers fêtait aussi les quarante ans de la fondation de son atelier indépendant, et donc, logiquement, les cinquante-trois ans d’une « carrière » horlogère, qui l’avait mené à travers le monde, jusque dans les Caraïbes [qui étaient à l’horlogerie suisse, jusqu’au début des années 1970, ce qu’est la Chine aujourd’hui : une fantastique atelier de sous-traitance !], avant de le replonger sur son établi de sa vallée de Joux originelle. C’était, objectivement, une fête de l’alliance séculaire passée depuis quatre cents ans, dans les vallées et dans l’arc suisse romand, entre l’intelligence des yeux et l’intelligence de la main de l’homme – entre une certaine idée des mécaniques du temps [idée qui a fini par s’imposer au monde entier] et un certain art d’exécuter ces mécaniques du temps, en mettant le savoir-faire au service de la créativité et de la beauté. Un art aussi de transmettre, puisqu'il faut rappeler l'association de Philippe Dufour avec le projet « Naissance d'une montre » impulsé par Greubel Forsey ou remarquer à quel point le « maître » encourage ceux qu'il considère comme des successeurs et de « futurs Philippe Dufour » (ci-dessous, avec Rexhep Rexhepi, à Baselword). Tant d’anniversaires à célébrer en même temps méritaient bien une fête hors du commun, dans l’esprit de savoir-vivre communautaire qui sied aux Européens qui ne sont pas encore trop déracinés, ni trop décérébrés [les nombreuses bouteilles offertes à Philippe Dufour en guise de cadeau d’anniversaire témoignaient de ce savoir-vivre fraternel et traditionnel]

Il ne manquait finalement à cet hommage affectueux et amical que les « ambassadeurs » de l’officialité horlogère. Pas un seul représentant de ces « grandes marques » qui n’en seraient pas où elles en sont sans des « passeurs » d’héritage et des « mainteneurs » de tradition comme Philippe Dufour : nous n’aurons pas l’impertinence de redire à quel point il est ignoré par les « grandes marques » dont il est le voisin dans la vallée de Joux. Pas un seul représentant des institutions surplombantes de l’horlogerie « installée » : un simple bouquet de la Fédération horlogère suisse n’aurait pas été de trop : nous n’aurons pas non plus l’indécence de rappeler à quel point l’École d’horlogerie de la vallée ignore superbement Philippe Dufour [les élèves de cette école sont obligés visiter quasi-clandestinement son établi !]. Pas un seul représentant, ni un seul signe de ces autorités qui s’affirment en charge de la destinée de la haute horlogerie : un petit télégramme de la FHH (Fondation de la haute horlogerie) ou même une simple bouteille confraternellement déposée par un de ses émissaires aurait suffi à dissiper le malaise. On aurait attendu un flot de messages de sympathie ou de télégrammes d’anniversaires de l’établissement : ils étaient rarissimes !

Pendant cette joyeuse fête, où n’étaient finalement conviés que ceux qui comprenaient vraiment Philippe Dufour, au-delà de sa notoriété (enfin) émergente et des intérêts particuliers des collectionneurs, il était impossible de ne pas penser au terrifiant silence qui avait entouré, en Suisse, la disparition de l’horloger britannique George Daniels, l’autre « sommet » de l’horlogerie de ce dernier demi-siècle avec Philippe Dufour. Lequel George Daniels avait en vain tenté d’intéresser les grandes marques suisses (Rolex et Patek Philippe, notamment) au développement de son échappement co-axial. Fait étonnant : c’est la BBC britannique (cliquer ICI) qui vient de rendre hommage à Philippe Dufour à l’occasion de cet anniversaire – pas la télévision suisse. C’est humiliant pour les médias suisses…

Sans doute, les 250 montres officieusement réalisées au cours de toute sa vie par Philippe Dufour [officiellement, en fait, ce doit être un peu moins, mais il faut tenir compte des commandes privées] ne sont en rien représentatives d’une horlogerie suisse globalisée au point d’en perdre tout cordon ombilical avec son terroir. 250 montres de haute horlogerie en cinquante ans contre plus de 500 millions de montres suisses exportées au cours de la même période : on ne va pas refaire le match ! « Dufour, combien de divisions ? » – la réponse va de soi. Mais il y a sans doute pire… Chacune de ces montres signée Philippe Dufour est un acte d’accusation terrible porté contre les dérives de cette horlogerie mainstream qui a perdu ses repères et le culte de l’excellence enfermé dans les codes de son savoir-faire : voir les marques les plus prestigieuses renoncer à ces codes est un crève-cœur, les exceptions à ces pratiques étant à leur tour autant de constats accablants de décadence. Ce n’est pas qu’une question d’angles rentrants ou de polissage au bâton de gentiane. Chacune de ces montres est la démonstration qu’une autre horlogerie est possible – alors qu’on nous prétend le contraire : une horlogerie créative et indépendante, indifférente aux modes et aux pressions des puissants de ce monde [mêmes les plus grands collectionneurs doivent faire la queue et montrer patte blanche pour acquérir une montre signée Philippe Dufour]. Ces deux grosses centaines de montres sont un poignant manifeste contre les dérives financières d’une horlogerie qui a perdu le sens du temps – celui qu’on passe à parfaire le bel ouvrage jusqu’à ce qu’il soit parfait, sans concession à la facilité – pour gagner toujours plus d’argent. Moyennant quoi, les montres de Philippe Dufour voient leur cote exploser aux enchères, à dix fois, vingt fois ou plus leur prix d’achat initial : comme on aimerait être sûr qu’il en sera de même pour les fausses valeurs horlogères bouffies par un marketing abusif et les ahurissants tours de passe-passe de la communication contemporaine…

Bon(s) anniversaire(s), cher Philippe Dufour ! La chose ayant déjà été exprimée avec une vibrante émotion et avec un talent convaincant par sa femme, nous en resterons là pour la séquence affective personnelle. Nous garderons de cet anniversaire hors du commun le souvenir qu’il était tout aussi hors du commun par rapport aux pratiques triviales de l’horlogerie mainstream : on se sentait un peu chez les rebelles, aucun des outlaws présents ne regrettant finalement l’absence des solennels cornichons de l’établissement. Tout ce qu’on pouvait regretter, c’était de n’être qu’une poignée de guérilleros quand un tel anniversaire aurait mérité un hommage national au dernier et au plus authentique « trésor vivant » de l’horlogerie suisse. Le malicieux Nicolas Hayek avait l’habitude de répéter sa préférence était de mourir en Suisse... parce qu’on fait toujours les chose avec... dix ans de retard ! Apparemment, l’établissement suisse aime bien les « trésors vivants », mais seulement quand ils ne sont plus là pour empêcher les bons apôtres de tourner en rond ! Et encore, ce n’est même pas sûr qu'on les aime…


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