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LE SNIPER DU VENDREDI (accès libre)
Comment la joaillerie se construit une ligne Maginot qui l’étouffera sans pouvoir la protéger et pourquoi les récidivistes de Kickstarter sont dangereux

Comme (trop) souvent, l’horlogerie-joaillerie se trompe de combat et s’apprête à rater le train des « pierres de culture », qui ont la faveur des nouvelles générations tant pour des raisons éthiques et pour des raisons socio-culturelles. Les dangers de cette « ubérisation » foudroyante sont multiples (voir notre éditorial). Dommage : on tenait là une bonne occasion de créer des bijoux et des montres spectaculaires à des prix infiniment plus raisonnables et séduisants que ceux des industries traditionnelles : à part les seniors du baby-boom, qui peut encore croire qu’une lunette sertie de vrais petits cailloux (extraits d’une mine) a plus de « valeur » qu’une lunette sertie de petits cailloux strictement identiques, mais fabriqués en usine ?


••• VRAIS DIAMANTS, FAUX PROBLÈMES 

ET QUESTIONS DE CULTURE… (éditorial)

L’ASMEBI (Association romande des métiers de la bijouterie) organisait hier une soirée consacrée aux « diamants de synthèse », susceptibles de mettre « l’horlogerie et la joaillerie en danger ». Bonne question, sur laquelle Business Montres attirait déjà l’attention de ses lecteurs voici trois ans (« Des faux diamants qui ressemblent trop à des vrais » : Business Montres du 27 novembre 2012) – et même très récemment : « Les diamants de culture qui chahutent les pierres naturelles » (Business Montres du 13 mars). Il était donc du devoir de l’ASMEBI d’attirer les professionnels sur le raz-de-marée qui se prépare à envahir, à parasiter et peut-être à ruiner le marché des diamants « naturels ».

Pour mémoire, ces diamants de culture se vendent aujourd’hui autour de 15 dollars le carat – soit quatre à cinq fois moins cher que les diamants naturels. Indétectables à l’œil nu, ces diamants synthétiques envahissent de plus en plus les lots de diamants en vrac (les professionnels parlent de « mêlés ») indispensables aux sertisseurs horlogers ou joailliers, dans des proportions qui peuvent varier de 1 % de diamants de synthèse mélangés à des diamants naturels à 30 %, voire 50 % à 90 % selon les lots ! Si les marques font sérieusement leur travail de détection [mission coûteuse au vu des équipements électroniques nécessaires, avec une inévitable ralentissement de la logistique de production], montres et bijoux de qualité sont exempts de ces intrusions, mais quelques exceptions sonnent l’alarme. D’autant qu’il existe, en Chine, un à deux milliers de machines capables de produire de tels diamants « indétectables » à l’œil nu et capables d’en produire dans des tailles qui dépassent à présent les cinq carats, notamment en couleur. On estime la production mensuelle mondiale de ces pierres de culture à 200 000 carats mensuels [pour 12 millions de carats de diamants naturels]

Sympathique plaidoyer que celui d’une profession acharnée à défendre « l'intérêt des consommateurs » contre les méchants « faussaires » du diamant, mais n’est-on pas en train de se tromper de guerre ? Contrairement aux affirmations des lobbies du diamant, le diamant n’est pas un produit rare (125-130 millions de carats annuels) : hormis pour les « grosses pierres », le diamant n’est rendu cher que par le marketing de ces lobbies, qui gèrent une pénurie artificiellement entretenue pour maintenir leur profit et le prestige de leur production. Cette industrie traditionnelle du diamant est aujourd’hui ubérisée par les nouvelles technologies de production de pierres de synthèse, qui ont le triple avantage d’abaisser les coûts, d’être écologiquement moins ravageuses et de plaire aux nouvelles générations [les Millenials n’aiment plus les diamants de leurs parents, ni les rites sociaux désuets qui y sont liés]. Dans l’histoire des civilisations, on n’a jamais vu une nouvelle technologie ne pas s’imposer quand elle rendait possible la production d’un même bien en plus grandes quantités moins coûteuses… Jamais !

On peut donc considérer cette ubérisation des métiers du diamant comme irréversible. On comprend que les lobbies du diamant s’arc-boutent sur leurs privilèges et leurs profits, sur leurs rentes de situation et sur leur position dominante. On comprend moins que les professionnels de la branche se laissent manipuler. Certes, il est indécent de glisser des diamants de synthèse dans des lots diamants de mine et de les vendre comme des pierres « naturelles » : toute confusion volontairement entretenue est choquante. Certes, les plus beaux diamants (les plus gros) restent des merveilles produites par la nature et d’éternels supports de rêve. Certes, les oligopoles du diamant (comme la DPA : Diamond Producers Association) font des efforts pour rendre l’exploitation des diamants de mine moins destructrice pour l’environnement et moins génératrice de misère pour les populations locales (dossier des « diamants de conflit » et des « diamants de sang »)…

Il n’en reste pas moins vrai que les Milléniaux n’ont plus les yeux de Chimène pour les « solitaires » de fiançailles et que leurs goûts sont aussi légitimes que ceux des générations précédentes. Ce n’est pas en changeant la fameuse campagne « A diamond is Forever » en campagne « Real is rare – real is a diamond » (nouveau concept de la DGA) qu’on séduira les nouvelles classes moyennes en Inde ou en Chine. Tant pour des raisons éthiques que pour des raisons écologiques, la confiance est rompue et le mythe s’est essoufflé : le diamant traditionnel n’est plus le média magique qu’il était – ce ne sont pas de nouvelles normes et d’énormes budgets de détection électroniques qui inverseront cette tendance. D’autant que ces nouvelles classes moyennes, comme l’ensemble des nouvelles générations, sont à la recherche de plaisirs personnels moins coûteux : l’être a définitivement démodé le paraître et l’avoir

Au lieu de s’enfoncer dans le déni de réalité, sous l’aiguillon de lobbies qui ne considèrent que leurs profits à court terme, et au lieu d’édifier des remparts de plus en plus coûteux contre des diamants de synthèse de plus en plus invasifs, les professionnels de l’horlogerie et de la joaillerie devraient plutôt se demander comment répondre à la demande de ces nouvelles générations par une offre plus intelligente. En quoi une lunette de montre ou un cadran pavé sont-ils moins séduisants avec des pierres de synthèse (le tout est de ne pas mentir aux clients) ? Esthétiquement, l’effet est le même. Commercialement, si cela peut permettre de baisser les prix et de gagner de nouvelles parts de marché, c’est encore plus intéressant ! Avantage supplémentaire : il est désormais possible de produire des diamants de synthèse purement Swiss Made !

Pourquoi se priver d’une nouvelle empathie générationnelle et s’entêter dans une défense du diamant traditionnel, qui revient à se tromper de combat pour satisfaire les seuls intérêts de puissants lobbies ? Pourquoi ne pas réserver les beaux-arts de la joaillerie aux seules pierres d’exception (6,3 millions de carats par an), ce qui maintiendra à cette joaillerie le privilège de sa rareté et de son extraordinaire légende ? Pourquoi ne plus utiliser pour les sertissages courants que des pierres « courantes » – c’est-à-dire synthétiques et nettement plus éthiques ? Après tout, voici un peu plus d’un siècle, les « perles de culture » ont supplanté sans états d’âme collectifs les « perles naturelles » : il serait navrant de voir toute une profession rater – une fois de plus, une fois de trop ? – le train de la modernité et sacrifier son avenir à des intérêts qui ne sont pas les siens…

••• Y A-T-IL UNE VIE (HORLOGÈRE) 

APRÈS KICKSTARTER ?

Elle court, elle court la mode de la souscription ! Les réseaux de sociofinancement, dont le plus connu est Kickstarter, débordent de projets horlogers qui testent la réactivité de la demande. Si certains échouent, comme nos amis du sympathique projet Swiss Made Klynt [qui n’a pas atteint les 100 000 CHF demandés], d’autres surperforment, parfois en dépit de toute rationalité – c’est le marché qui a raison et qui prouve, projet après projet, qu’il n’y a pas de crise de la demande, mais une vraie, profonde et durable crise de l’offre présentée par les grandes marques traditionnelles. Remarque complémentaire : certains de ces triomphateurs sur les réseaux de sociofinancement sont des récidivistes, qui prouvent qu’on peut enraciner des marques fortes grâce à ces souscriptions. Parmi les projets les plus intéressants et les plus récemment souscrits au-delà des objectifs demandés, on remarque (par ordre alphabétique)…

• AMIR WATCHES (Etats-Unis + Kazakhstan) : près de 150 000 dollars souscrits auprès de 600 amateurs sur Kickstarter pour la « montre des steppes » (Nomadic Empires Watch collection) imaginé par un créateur venu du Kazakhstan (ci-dessus), avec un projet de montre en titane dont le cadran reprend le dessin de la voûte des yourtes qui parsèment depuis des millénaires les immensités des steppes de l’Asie centrale (ci-dessous). Amir LTD se présente comme le « premier horloger du Kazakhstan »…

• ANICORN (Hong Kong + Corée) : déjà plus de 100 000 euros et près de 650 contributeurs pour le joli projet Hidden Time Watch sur Kickstarter (ci-dessous), où la souscription court toujours…

• LIV WATCHES (Etats-Unis) : le précédent projet de cette équipe avait déjà bénéficié de 1,1 million de dollars (2 170 souscripteurs) d’une précédente campagne sur Kickstarter (montre Swiss Made à moins de 500 CHF : Business Montres du 15 février 2016). Nouveau succès spectaculaire à 1,7 millions de dollars (2 900 souscripteurs), toujours sur Kickstarter, pour le « chronographe automatique suisse le plus rebelle de toute l’histoire horlogère » (sic) – vidéo ci-dessous. Comme quoi les « marques Kickstarter » ne sont pas des one shots éphémères, comme le croient les vestales de l’horlogerie suisse, outragés par le triomphe de ces inconnus très culottés. À ce jour, c’est la campagne de sociofinancement la plus souscrite pour une montre Swiss Made

• MARCHAND WATCH COMPANY (Nouvelle-Zélande + Royaume-Uni) : la souscription pour la collection Debonair sur Kickstarter court toujours et il n’est pas sûr qu’il atteigne le seuil fixé (ce serait un second échec pour cette équipe), mais l’application de ce design de cadran en forme de volant (vidéo ci-dessous) et de cette volonté d’illustrer l’esprit de la compétition automobile est touchante…

• REC WATCHES (Danemark) : le projet 901 a déjà explosé ses objectifs initiaux, en raflant l’équivalent de près de 390 000 francs suisses (380 souscripteurs) sur Kickstarter, où les créateurs de REC avaient déjà réussi une campagne P 51 sur la récupération horlogère et le recyclage de morceaux de Ford Mustang. Pour le projet 901, on recycle des pièces de Porsche 911 (ci-dessous). Et ça marche !

• SD-09 WATCHES (Hong Kong) : ce projet de Spacecraft Timepiece devrait logiquement parvenir aux 50 000 CHF de l’objectif Kickstarter (il reste vingt-quatre jours), tellement le dossier est bien ficelé, tant sur le plan esthétique (nouvelle génération) que sur le plan horloger, avec un positionnement prix-produit des plus intelligents.

• SEVENSIXTWO (Royaume-Uni) : souscription en cours sur Kickstarter pour ce projet ultra-néo-rétro-classique positionné à un prix très accessible et un style personnalisation pour un design de qualité (ci-dessous)…


••• DERRIÈRE LES VRAIS CHIFFRES LVMH…

Comme prévu, aucune contestation possible de nos chiffres, reconfirmés en interne après la publication de notre article sur les performances horlogères du groupe LVMH (Business Montres du 5 avril). Voici quelques précisions supplémentaires, qui permettent de mieux comprendre les différences de résultats selon l’unité monétaire dans laquelle les comptes sont traités :

• Exprimés en francs suisses, les résultats de TAG Heuer s’établissent à 813 millions en 2016 (745 millions d’euros), contre 727 millions de HF (681 millions d’euros en 2015. Rappelons que ce chiffre d’affaires était de 770 millions d’euros en 2012, juste avant que Jean-Christophe Babin ne prenne la direction de Bvlgari [ceci pour faire comprendre la gravité du trou d’air et la reprise en urgence des commandes par Jean-Claude Biver). Ces chiffres n’intègrent pas (semble-t-il) les montres connectées, dont le volume d’affaires n’est pas consolidé dans les comptes de l’horlogerie traditionnelle – personne à l’état-major LVMH n’a encore pu nous expliquer pourquoi…

• Exprimés en francs suisses, les résultats de Hublot s’établissent à 478 millions pour 2016 (439 millions d’euros), contre 457 millions de CHF (428 millions d’euros) en 2015.

• Exprimés en francs suisses, les résultats de Zenith apparaissent à la hauteur de 86 millions en 2016 (79 millions d’euros), contre 111 millions de CHF (104 millions d’euros) en 2015. Là encore, on mesure l’urgence qui a poussé Jean-Claude Biver à reprendre lui-même les commandes, en attendant la nomination prochaine d’un nouveau CEO : comme on dit vulgairement, « il y avait le feu au lac »…

• Pour ceux qui n’auraient pas compris, les chiffres de Dior ne sont pas ceux des ventes de montres de la marque, mais ceux de la facturation interne des Ateliers de La Chaux-de-Fonds (c’est in bizarrerie interne des comptes LVMH). Toujours « trouvés dans le cartable de Bernard Arnault », les chiffres consolidés de l’horlogerie Dior s’établissent autour des 50 millions d’euros.

• Précision utile pour Chaumet : le chiffre d’affaires des différentes marques du groupe LVMH que nous avons présenté consolide les activités dans l’horlogerie et dans la joaillerie. On peut estimer à moins de 5 % du chiffre d’affaires global la part de l’horlogerie pure chez Chaumet.

• Précision intéressante pour Bvlgari : on peut estimer que les montres représentent 18 % du chiffre d’affaires consolidé, ce qui fait tout de même autour de 350 millions d’euros et ce qui classe Bvlgari dans l’actuel Top 15 des pure players de l’horlogerie suisse.

••• À LA VOLÉE, EN VRAC, EN BREF 

ET TOUJOURS EN TOUTE LIBERTÉ…

❑❑❑❑  DRESS CODE (2) : excellent article du Temps (Lausanne), qui nous révèle les « directives vestimentaires qui ne font pas dans la dentelle » de l’UBS à ses collaborateurs. Tout est prévu sur les 44 pages de ce document interne, des sous-vêtements à l’ampleur des jupes « au niveau du derrière » (!), en passant la proscription es boutons de manchettes (?), avec une prohibition des « chaussettes décorées d’images de bande dessinée » [on ne nous dit pas quels héros peuvent ainsi contrevenir aux inquisiteurs de l’UBS]. Tout sauf… la montre ! L’UBS s’intéresse aux sous-vêtements « couleur chair » (recommandés), mais pas aux poignets de ses employés, alors que la montre est, de toute évidence, un des « marqueurs » socio-culturels les plus évidents dans les métiers de la relation avec la clientèle et de l’accueil des clients. Il aurait été intéressant de voir les recommandations de la grande banque à ses collaborateurs…

v❑❑❑❑  DRESS CODE (2) : du coup, on se remet en mémoire les initiatives – jamais couronnées de succès, du moins jusqu’ici – de prestataires de services qui entendaient proposer aux directions des grands entreprises pour lesquelles la qualité du contact avec les partenaires extérieurs est déterminante, des « flottes de montres » [sur le modèle des « flottes de voitures »] capables de donner une meilleure image de l’entreprise. Ces montres seraient en quelque sorte « louées », avec différentes formules de leasing, et fréquemment renouvelées (avec option d’achat pour les cadres de direction). Une belle montre pour faire bonne impression, c’est au moins aussi important que des petites culottes en « microfibre qui, contrairement au coton, ne fait pas de pli »…

❑❑❑❑  BUSINESS MONTRES + BILANZ (Suisse) : remerciements à notre confrère Pierre-André Schmitt pour avoir cité nos informations sur le groupe Richemont dans son dernier article publié par Bilanz (Suisse) : « Richemont : Uhrenchef Kern baut um – hart und schnell »…

❑❑❑❑  BUSINESS MONTRES + CHALLENGES (France) : remerciements à notre confrère Thiébault Dromard pour avoir longuement cité Business Montres dans son article sur Baselworld 2017 dans Challenges (France) : « Les horlogers suisses sont à l’heure de la crise »…



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