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SANS FILTRE #16 (accès libre)
« Des racines et des brêles »

C’est l’histoire d’une fin de cycle, celle que nous vivons, avec l’affaissement d’une culture traditionnelle qui était attentive à l’humain et qui semble avoir perdu son âme pour l’avoir vendue à des prédateurs nomades. C’est l’histoire d’une horlogerie en quête de repères que certains ont voulu déraciner…


Tous les sociologues contemporains s’accordent à penser que les récentes convulsions sociales en France (« gilets jaunes », grèves à répétition, contestations endémiques, révoltes larvées, etc.) révèlent une France coupée en deux entre des « élites qui gagnent » et un « peuple qui subit ». D’autres parlent de « France périphérique » et d’« oligarchie », d’« urbains » et de « rurbains », d’« archipelisation » ou de « mondialisation malheureuse. Peu importe la dénomination, puisque cette fracture sociale entre le « haut » et le « bas » – qui est en train de se superposer au clivage gauche-droite sans toutefois l’effacer – se retrouve dans de nombreux pays développés. Les « ploucs » contre les « intégrés » : c’est même une donnée de plus en plus structurante de la sociologie contemporaine…

Il aurait été étonnant que cette tendance scissipare n’en vienne pas à contaminer l’industrie horlogère – et elle ne l’a pas épargnée, tout particulièrement en Suisse. On voit clairement apparaître un clivage de plus en plus net entre une horlogerie enracinée et une horlogerie hors sol (disons offshore pour faire moderne), avec une dichotomie qui s’installe entre des directions nomades et des personnels incrustés dans la glèbe de leurs vallées.

 • D’un côté des managers, qui ont cessé d’être des entrepreneurs et qui sont aujourd’hui les gagnants de la globalisation horlogère ; un jour ici [de plus en plus rarement dans les vallées arides : on en vient à ouvrir des sièges dans les villes pour mieux stabiliser les recrutements et rester plus près des aéroports], le lendemain ailleurs ; cette année dans l’état-major d’une marque, l’année suivante dans l’équipe de direction d’un autre groupe, toujours avec un meilleur salaire et des avantages non négligeables, mais de moins en moins avec des résultats probants : en jeans et en basket sans cravate pour faire djeun, mais sans pitié pour le petit personnel ; un coup dans l’horlogerie, une autre fois dans le yaourt ou les spiritueux. Pas un palace asiatique ne leur est étranger, ils dînent à New York comme ils déjeunent à Dubaï, avec des cartes accréditives qui font rêver les aspirationnels, mais toujours sous l’épée de Damoclès d’ulcères et de burn-out pas toujours immérités. La pâte humaine leur semble étrangère, l’humanité semblant composée d’atomes interchangeables, remplaçables, déplaçables, taillables et corvéables à merci…

 • De l’autre côté, des personnels comme issus d’une autre époque, souvent entrepreneurs, généralement opérateurs, les pieds enfoncés dans le terreau fertile de ces vallées où on fait des belles montres depuis quatre siècles, avec  la verrée facile, le culte de la parole donnée, le plaisir de se taper sur le ventre devant un zinc et le respect d’entreprises que les décennies ont doté d’une « âme » qui ne se confond pas avec un tableau Excel [il faut entendre les anciens de Bienne parler de « la Rolex » ou ceux de la vallée de Joux évoquer « la LeCoultre »]. Dans ces vallées, entre hommes et entre femmes aux racines solides, on a gardé le sens de l’humain et le souci de ne pas (trop) écraser l’autre de son mépris ou de réflexes égoïstes qui pourrissent la vie en communauté. Ces enracinés voient passer, sans piger l’arnaque, des volées de consultants nomades surpayés qui prétendent leur expliquer des métiers qui réclament des années d’apprentissage et qui affectent de ne rien comprendre à des cultures professionnelles et à des habitudes locales que la culture globale des élites mondialisées s’empresse de ringardiser. Petits patrons et petits personnels, petits cols blancs ou petits chefs d’atelier, ces « petites mains » de l’horlogerie, reconnaissables à leurs petits accents régionaux, ont une dignité qu’accable la nullité des élites qui les gouvernent : il n’est plus question de respecter les oiseaux migrateurs dépêchés par le siège [lesquels sont généralement très fiers de ne pas « habiter là » et de regagner leurs grandes métropoles par le premier avion], mais de s’en méfier tellement ils ne comprennent rien à la culture d’entreprise, aux produits et aux détaillants qui les vendent…

Des racines et des brêles ! Que ceux qui ne comprennent pas ce qu’est une « brêle », mot d’argot dérivé de l’arabe (« mulet »), consultent un bon dictionnaire. On pourrait continuer longtemps la description entomologique de ces deux horlogeries qui se font face sans jamais plus se rencontrer, avant de faire les premiers comptes de cette prise d’otage d’un des plus respectables métiers de l’espace européen par une caste de surdiplomé(e)s sous-éduqué(e)s à la gestion des hommes et des femmes [gardons-nous de tout sexisme primaire !]. Quand les uns se contentent de ramer, les autres galèrent, mais les premiers ont une bouée de sauvetage, alors que les seconds sont plantés là où la vie, l’hérédité et la génétique les a déposés. Quand les manufactures fermeront [cela s’est vu dans le passé, et certaines vallées n’ont jamais pu revivre], les déracinés offshore iront jouer les consultants ailleurs. En attendant, on ne peut que déplorer ici et là, y compris pour de vénérables manufactures séculaires, de fantastiques destructions de valeur et des dilapidations patrimoniales inouïes : on se demande parfois si les actionnaires ont des yeux pour voir, et même s’ils savent vraiment compter. On vous laisse réfléchir là-dessus…

NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES

Des pages pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les dix premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #10 ci-dessous)…

❑❑❑❑  SANS FILTRE #15 : « La fatale malédiction qui frappe les marques nées il y a trop longtemps – avant 1900 » (Business Montres du 27 novembre)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #14 : « Je n’ai rien contre le connard laquais, rien de personnel » (Business Montres 18 novembre)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #13 : « Peut-on encore créer de bonnes montres dans une ambiance de… merde ? » (Business Montres du 23 septembre)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #12 : « Une étrange défaite : contribution à un soixante-cinquième anniversaire qui intéresse la montre » (Business Montres du 7 mai)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #11 : « Mais oui, il y a bien des “gilets jaunes” dans l’horlogerie – et on devrait y faire attention » (Business Montres du 6 mars)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #10 : « Et si c’était ça, la réalité vraie et vécue de horlogerie suisse ? » (Business Montres du 21 décembre)


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