SANS FILTRE #13 (accès libre)
Peut-on encore créer de bonnes montres dans une ambiance de… merde ?
Jamais avouée, toujours niée, la crise horlogère n’en est pas moins virulente : elle tend à l’extrême les rapports sociaux dans les entreprises qui connaissent une baisse de régime – c’est-à-dire la très grande majorité des manufactures suisses. Personne ne travaille avec sérénité dans un tel climat de tensions et la créativité s’en ressent…
Récemment, une des plus célèbres manufactures genevoises a inauguré une forme d’enquête syndicale encore jamais pratiquée dans l’horlogerie suisse : alerté à de nombreuses reprises par des employés de cette maison à propos du détestable climat social qui poussait les uns au burn-out et les autres au départ anticipé, le syndicat Unia a adressé à l’ensemble du personnel un questionnaire très détaillé concernant cette ambiance de mobbing généralisé, à propos du harcèlement collectif apparemment pratiqué par la direction. Inutile de donner le nom de cette entreprise, ses employés sauront se reconnaître et sa direction comprendra qu’il y a le feu [il est douteux, à ce stade, que les lanceurs d’alerte qui ont signalé cette ambiance au sein de leur marque, soient des « comploteurs » acharnés à déstabiliser la société] ! À notre connaissance, c’est la première fois qu’un syndicat intervient ainsi, en Suisse, directement dans une entreprise du luxe horloger, sans passer par voie protocolaire, mais ce n’est sans doute pas la dernière tant les rapports semblent se tendre au sein des sièges sociaux. Quelques coups de sondes auprès des syndicats de la branche, dans les watch valleys et dans les métropoles horlogères semblent indiquer que le groupe Richemont est un des plus souvent cités par les victimes de ce harcèlement moral, mais les autres groupes de luxe ne sont pas épargnés…
Ce qui est plus intéressant et sans doute plus constructif que de dénoncer nommément cette entreprise, c’est de se demander si l’insécurité qui règne ainsi dans ces marques n’est pas un facteur d’inefficacité économique, de destruction de valeur et d’effondrement de la créativité. Ce n’est pas un hasard si l’essoufflement créatif – celui des nouveautés que la marque met sur le marché – est le plus souvent strictement corrélé à l’essoufflement économique de l’entreprise, que celle-ci résulte d’une conjoncture difficile ou des fautes de son management. C’est encore plus sensible en période de mutation économique, quand les directions ne savent plus à quel saint se vouer, que les responsables hiérarchiques valsent dans d’interminables parties de chaises musicales et que les directions des ressources humaines semblent décidées à se débarrasser sans tarder des employés de longue date qui profitent de hauts salaires…
Le mobbing, surtout quand il s’inscrit dans le durée par des pratiques systématiques [rappelons que ce manque de respect du personnel est puni par la loi, avec de nombreuses ordonnances et lois fédérales à ce sujet], ruine toute envie collective de travailler de façon positive à la construction du destin de l’entreprise. On ne peut plus créer de belles montres quand le quotidien s’imprègne de la noirceur de rapports sociaux déglingués et de relations devenues toxiques au sein des différents services de l’entreprise. L’horlogerie suisse – on pourrait en dire autant des autres horlogeries européennes – a toujours été une affaire d’hommes et de femmes engagés au sein d’une même communauté de travail, dans des territoires de taille humaine et œuvrant à une même ambition d’excellence dans le savoir-faire. Sans ce « facteur humain » – d’autant plus important qu’il est immatériel et irréductible à un tableur Excel – et sans la qualité humaine des équipes, sans leur motivation et sans la civilité qui leur est due, sans un certain sens de l’honneur et sans un minimum de courtoisie dans la common decency (qui commence par le respect de la parole donnée), le tissu horloger se délite, se déchire et part en lambeaux : l’horreur relationnelle d’une « ambiance de merde » [il n’y a pas d’autres mots pour qualifier le climat qui règne dans certaines entreprises] fait parfois plus de ravages que l’horreur économique dénoncée par certains contempteurs du turbo-capitalisme financier [tout ceci étant évidemment lié]…
On ne peut créer que des mauvaises montres dans une mauvaise ambiance au sein de la marque – ceci alors que la créativité est à peu près la seule bouée de secours capable d’aider une horlogerie prise en tenaille entre l’impératif de connexion et les dérives de la spéculation. Face aux montres connectées, on ne s'en tirera jamais sans créer de nouvelles belles et bonnes montres. On ne reprendra jamais la main sans prendre des risques créatifs que plus personne ne veut assumer dans le mauvais climat social qui a détruit le vouloir vivre-ensemble au sein des marques de montres. Au nom de considérations financières court-termistes, avec l’illusion d’une rationalité qui ne cesse de provoquer les mauvais choix de recrutement des mauvaises personnes, certaines marques jettent le bébé avec l’eau du bain et stérilisent ce terreau créatif qui est pourtant leur seule assurance-vie. Qui sème le vent récolte ici la tempête ! Si les syndicats en sont à questionner directement le personnel d'une entreprise, c’est que la tempête n’est pas loin d’être surclassée en ouragan…
NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES
Des pages pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les dix premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #10 ci-dessous)…
❑❑❑❑ SANS FILTRE #12 : « Une étrange défaite : contribution à un soixante-cinquième anniversaire qui intéresse la montre » (Business Montres du 7 mai)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #11 : « Mais oui, il y a bien des “gilets jaunes” dans l’horlogerie – et on devrait y faire attention » (Business Montres du 6 mars)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #10 : « Et si c’était ça, la réalité vraie et vécue de horlogerie suisse ? » (Business Montres du 21 décembre)