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SANS FILTRE #10 (accès libre)
Et si c’était ça, la réalité vraie et vécue de l'horlogerie suisse ?

C’est en prenant part aux traditionnels « repas de Noël » organisés en fin d’année dans les ateliers et les manufactures de l’amont industriel horloger qu’on peut prendre le pouls de la communauté horlogère. Retour sur quelques données ethnologico-professionnelles glanées ces jours-ci dans les vallées de la montre…


Les filles, ici, ne portent pas de louboutins et elles ont résisté au 2.55 de Chanel. Allez donc porter des stilettos sur les rugueux trottoirs d’un bourg tout juste désenneigé ! Les griffes sur les étiquettes des vêtements sont modestes. Les mèches sont parfois trop blondes, ou trop violemment acajou, et les racines auraient besoin d’être retravaillées : est-ce finalement si important ? Si leurs mines sont un peu fatiguées, c’est par la grisaille par l’hiver qui s’avance plus que par les soirées au champagne en boîtes de nuit : ici, dans les vallées de la montre ou dans les Franches-Montagnes, on se lève tôt, avant le lever du soleil, et on ne rentre pas à la maison avant la nuit. Peut-être même que ces filles ont deux kilos de trop, mais qu’est-ce qu’elles sont girondes dans leurs rondeurs et qu’est-ce que leurs sourires éclatent de fraîcheur et de gentillesse ! Surtout, elles polissent, elles ajustent, elles sertissent, elles négocient, elles administrent et elles bossent avec une extraordinaire conscience professionnelle…

Les garçons, eux, ne sont pas à l’aise en costume-cravate, ils sont chaussés pour affronter la bouillasse des neiges fondantes et leurs épaisses parkas remplacent très avantageusement les délicats cover-coats des mondains du luxe. Ils ont un goût marqué pour les grosses mailles et les chemises à carreaux. Sur le parking, les 4 x 4 sont fonctionnels, pas allemands. Ces garçons, eux aussi ont quelques kilos de trop, une pesanteur naturelle qui n’évoque pas l’insoutenable légèreté de l’être et un accent pas toujours académique, mais leurs poignées de main sont aussi franches que leurs montagnes, de même que les doigts de ces rurbains un peu bruts de décoffrage figurent parmi les plus habiles du monde. Toujours ce sourire pétillant de malice et cette empathie naturelle des gens simples qui savent d’où ils viennent, donc où ils vont. Avec quelques montres en poche, leurs ancêtres importaient des veaux sur leurs épaules de contrebandiers le long des échelles de la mort. Les descendants domptent les réalités virtuelles dans le silence des bureaux d’étude et ils vendent des montres dans le monde entier…

Les traditionnels « repas de Noël » dans les entreprises de l’amont industriel horloger ont, entre autres vertus [ne parlons ni de gastronomie, toujours consistante et riche en « bon gras », ni d’alcoolémie, elle aussi toujours d’une conviviale générosité], le mérite de pouvoir retremper ses racines dans la glèbe horlogère et de capter quelques échos de l’âme de ce « peuple horloger » que personne ne voit et que personne n’entend – on serait presque tenté de dire que personne ne respecte, un peu comme les « gilets jaunes » français. Pour filer cette métaphore, ces « repas de Noël » dans les carnotzets et les auberges communales sont les « ronds-points » de l’horlogerie profonde : on y va à la rencontre de ces « invisibles » sans lesquels rien ne serait possible. Ils en ont, pourtant, des choses à raconter sur les marques, dont ils effectuent en urgence les commandes les plus prioritaires à la veille des salons, et sur les missions impossibles qu’ils savent rendre possibles par leur ingéniosité et leur virtuosité mécanique. Certains de ces Mozart de la commande numérique ont racheté, à la casse, un vague machine deux ou trois axes et, dans leur garage, sans le moindre diplôme d’ingénieur, ils déploient des trésors de dextérité et de débrouillardise pour réaliser ce dont leurs grands ancêtres de l’horlogerie avaient rêvé sans jamais pouvoir y arriver, faute d’outils appropriés. Ici, dans le creux des vallées et tout au long des routes qui bordent les alpages, dans ces mini-ateliers et dans ces micro-manufactures, on tente, on ose, on défie les habitudes, un sourire narquois au coin des lèvres…

Ce « peuple horloger », qui s’en soucie dans les grandes manufactures qui ont dépensé trop d’argent dans leurs architectures pour ne pas serrer la vis de leurs petits fournisseurs ? C’est pourtant ce « peuple » qui porte les espoirs de la communauté horlogère et qui constitue le socle de compétences où germera, demain, les projets qui permettront de tout rebâtir après le tsunami des montres connectées. Usiner 50 000 platines avec un sévère cahier des charges « à la suisse », tout le monde sait le faire, surtout les Chinois depuis qu’ils utilisent des machines-outils suisses avec des ingénieurs suisses pour travailler sur des plans techniques suisses – ils savent même y graver un amusant Swiss Made qui deviendra légal après déchargement des conteneurs dans les ports-francs de Zurich. Réussir 50 platines de nouvelle génération, percées et repercées sous tous les axes, avec plus de décrochements que n’en compte un portail gothique flamboyant, c’est une autre paire de manches et il faut avoir grandi entre landes et lacs pour prétendre y parvenir. Les grandes manufactures genevoises, bernoises, neuchâteloises ou biennoises savent bien à quelle porte heurter pour formuler d’invraisemblables demandes, presque toujours acceptées comme autant de défis personnels…

Que nous dit cette communauté des invisibles, que nous révèle ce petit « peuple horloger » de l’état du monde pour ce qui concerne les belles mécaniques ? Que l’espoir subsiste, tant dans la passion que procure la maîtrise d’un vrai savoir-bien-faire que dans l’amour de ces belles montres, que personne n’a les moyens de s’offrir mais qu’on admire comme autant de chefs-d’œuvre dont on est collectivement orgueilleux. La culture horlogère, c’est ce qui reste quand on a tout oublié des scories du luxe et de l’ostentation bourgeoise. La fierté d’un métier, c’est de ne pas céder aux pressions des fétichistes émergents, avidement pressés d’acquérir ce qu’ils ne comprennent pas, et c’est de résister aux vertiges du tout-à-l’égo comme aux facilités du tout-à-l’euro. Ce « peuple » sait nous démontrer, sans « théorie de sac à pain », que les objets du temps qu’on sait si bien faire dans les vallées continueront à fasciner les hommes quand les montres connectées seront passées de mode, comme sont passées de mode les montres de poche ou les montres à quartz.

Pas de sushis et pas de quinoa pour cette horlogerie profonde demeurée sans défiance vis-à-vis du gluten et pas très portée sur le hallalement correct. Pas de photocall à l’entrée du stamm et pas de minauderies ultérieures sur Instagram ! Soyez sûrs qu'ils « fument des clopes et qu'ils roulent au diesel », comme disait le plus dérisoire des ministres d'Emmanuel Macron à propos des « Gaulois réfractaires ». On parle comme dans les séries télévisées, mais on pense comme au coin de la cheminée, dans les anciennes veillées. Les « indigènes de l’horlogerie » ne cachent pas le mépris que leur inspirent les petits marquis poudrés qu’ils croisent dans les salons horlogers. Ils rigolent des ravis de la crèche qui croient les représenter parce qu’ils parlent à leur place. Ils ne sont plus dupes de rien, parce qu’ils ont la mémoire de tout ce qui a pu leur arriver, depuis vingt générations qu’on fait des montres en lisière des sapins noirs. Ce « peuple » qui sent l’huile de machine plus que l’essence de Guerlain est la seule vraie richesse de l’industrie horlogère, dont il est le principe vital et l’énergie germinatrice. Plus que les marques, transitoires et éphémères, c’est cet humus qu’il faut à tout prix préserver, parce que c’est de ce terreau fertile que tout repartira, demain. On vous laisse réfléchir là-dessus...

SANS FILTRE (accès libre)

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Des pages pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont…

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