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SANS FILTRE #12 (accès libre + vidéo)
Une étrange défaite : contribution à un soixante-cinquième anniversaire qui intéresse la montre…

Bienvenue pour ce nouvel épisode de " Sans Filtre ", une chronique horlogère pour se parler entre quatre-z-yeux (parce qu'on sait que ça ne sortira pas d'ici) et, surtout pour se parler cash, parce qu'il faut bien se dire les choses comme elles sont, et non comme on voudrait qu'elles soient…


On va parler aujourd’hui d’un très triste anniversaire. La France fête aujourd’hui, 7 mai, le 65e anniversaire d’une de ses plus cuisantes défaites militaires, la dernière en date, la bataille de Diên Biên Phu, une petite ville du nord-ouest du Tonkin, pas très loin de la frontière laotienne, devenue le symbole de l’écrasement d’une certaine France coloniale par les nationalistes vietnamiens [on parlait à l’époque des communistes du Viet Minh]. Quel rapport avec les montres, demandez-vous ? Vous allez tout de suite comprendre…


À l’époque, l’état-major du corps expéditionnaire français en Indochine (le Vietnam est alors une « colonie » de l’Empire français) et les généraux pleins d’étoiles veulent créer un « camp-hérisson » en plein territoire ennemi : une base implantée au cœur d’un territoire occupé par les Vietminhs et bourrée de troupes d’élite, de bataillons, de canons, d’armes, de munitions, de vivres et de pistes pour les avions. Une base destinée à perturber la logistique des troupes adverses et à les forcer à la négociation. On va donc choisir la plaine de Diên Biên Phu, au cœur du pays thaï, pas loin de la frontière chinoise (la Chine communiste est alors l’alliée du Vietminh). On y aménage à la hâte un système complexe de fortifications, en rénovant quelques anciennes pistes d’atterrissage et en truffant le terrain de points d’appui, de poches d’artillerie et même de blindés.

Les militaires le crient haut et fort : ils pourront en toute circonstance ravitailler cette base grâce à leur imparable logistique aérienne [Diên Biên Phu, « cuvette » cernée de montagnes relativement élevée, est pourtant à près de 400 km des bases d’Hanoï] et les artilleurs jurent que jamais les Vietminhs ne pourront utiliser des canons lourds – réputés impossibles à transporter à travers la jungle – contre le camp retranché, dont les canons lourds pourront détruire les éventuels assauts ennemis. Tous ces chefs militaires sont de bons soldats, respectés et décorés, (sauf qu’ils n’avaient pas compris quelles guerres ils allaient livrer). C’est pourquoi, le 13 mars 1954, quand l’armée vietminh lance son premier assaut, tout le monde tombe de sa chaise : les obus tirés depuis les collines environnantes par l’artillerie lourde vietminh, acheminée là en secret au prix d’incroyables sacrifices, pulvérisent les bastions français. Les canons français ne peuvent rien contre les canons viets, retranchés dans des grottes : le colonel qui commande l’artillerie française, celui qui avait affirmé que jamais les Vietminhs ne pourraient disposer de canons lourds, se suicide au deuxième jour de l’assaut contre le camp retranché des Français.

Dès lors, rien ne va plus pour les « colonialistes » français : les points d’appui – baptisés de noms féminins (Béatrice, Huguette, Éliane, etc.) dont on disait à l’époque alors qu’ils étaient ceux des maîtresses du général de Castries, commandant du camp, tombent les uns après les autres. Les bataillons de troupes d’élite parachutés en hâte ne peuvent renverser la situation. Alors que les soldats d’Hô Chi Minh et du général Giap (le Bonaparte vietnamien) maîtrisent la jungle et sont inlassablement alimentés en troupes fraîches, en vivres et en munitions, les forces françaises s’épuisent. La résistance française est acharnée, souvent héroïque, et les sacrifices vietnamiens proches de la boucherie, mais le camp n’est bientôt plus ravitaillé pour cause de météo pourrie et de situation chaotique sur le terrain, où on ne sait plus qui se bat où, de boyau en boyau, dans la boue du début de la saison des pluies. Les vagues d’assaut viets emportent le camp début mai et, le 7 mai, après 57 jours de combat, l’armée française doit rendre les armes aux troupes de Giap.

Alors, quel rapport avec les montres, répèterez-vous ? C’est une affaire d’analogie entre une bataille perdue par forfanterie et affirmations péremptoires. C’est l’histoire d’un désastre annoncé. C’est la chronique d’un déni de réalité qui conduit au pire. Dès qu’elle a été perceptible, l’arrivée sur le marché des montres connectées a été tournée en dérision par l’officialité horlogère suisse.

• Pas plus que l’état-major français n’imaginait que des canons viets puissent réduire à néant un camp retranché et lourdement armé réalisé sur les règles militaires de la grande armée française, les états-majors horlogers n’ont admis que de vulgaires gadgets électroniques californiens pouvaient saper la toute-puissance des belles montres suisses – sauf qu’Apple vend aujourd’hui plus de montres que toutes les marques suisses réunies et dépasse Rolex comme « premier-horloger-du-monde », tant en volume qu’en valeur. Qui l’eût cru ?

• « Le luxe horloger n’a rien à voir avec l’obsolescence programmée des montres électroniques » : un écho à cette armée de l’air française, qui se faisait forte d’écraser les Viets sous les bombes et de pouvoir gorger Diên Biên Phu de tout le matériel nécessaire – sauf qu’on n’avait pas prévu la saison des pluies et la confusion sur le terrain. Qui aurait pu l’imaginer et qui aurait osé penser qu’on trouverait des bracelets Hermès [maison horlogère qui ne s’est jamais aussi bien portée] sur des Apple Watch ?

• On nous jurait qu’il n’y avait rien à redouter de ces smartwatches, qui étaient à la fois un échec commercial, une mode éphémère et qui n’étaient même pas des montres tant elles étaient ridiculement autonomes. Aujourd’hui, c’est l’hallali : l’Apple Watch 4 cible avec un succès grandissant les seniors, qui étaient les clients traditionnels de la montre suisse, laquelle ne survit plus que grâce à ses « icônes » e, vendant chaque année un ou deux millions de montres en moins, moyennant un ou deux milliards de chiffre d’affaires de moins. À Diên Biên Phu, « cuvette » fatale au centre de collines surplombantes, on a fait combattre les parachutistes, éléments mobiles par excellence, comme des taupes dans des tranchées : contresens militaire absolu ! L’état-major français a dû capituler en rase campagne devant une armée de « pouilleux » révolutionnaires [selon l’opinion de l’officialité militaire de l’époque] : si certains des héros formés à Saint-Cyr ont préféré le suicide [ce ne sera pas le cas des officiers supérieurs, qu’on se rassure !] au déshonneur d’une reddition, on ne souhaite cependant pas que les responsables de l’établissement horloger en arrivent là après une telle défaite face aux montres connectées, mais…

Maintenant, vous comprenez mieux le rapport entre l’horlogerie et Diên Biên Phu : cette carpo-révolution manquée, c’est notre « camp-hérisson » à nous. Sur le papier, nous étions gagnants à tous les coups : nous étions imprenables et cette bataille était imperdable. Sauf qu’on n’avait pas les bonnes données, ni les bons paramètres pour se faire une bonne idée de la situation. Business Montres ayant été, trop seul et trop longtemps, le seul média horloger à tirer le signal d’alarme à ce sujet, nous ne nous sentons pas responsables de ce naufrage, qui affecte 90 % des marques suisses [les 10 % qui restent vivent au contraire un triomphe paradoxal en concentrant l’essentiel de l’activité], mais nous sommes tout de même responsables de n’avoir pas suffisamment « réveillé » les dormeurs et n’avoir pas assez fait prendre conscience aux responsables horlogers des périls prévisibles que ces montres connectées engendraient pour les montres suisses.

Ayons donc aujourd’hui une pensée pour les 2 300 soldats de l’arme française et les 8 000 Vietminhs tombés ensemble à Diên Biên Phu, ainsi que pour les 10 000 prisonniers de l’armée française qui ne sont pas rentrés des camps de la mort vietnamiens. Repensons en revanche aux erreurs stratégiques majeures de l’état-major français, qui a sous-estimé les capacités de son adversaire à mener une guerre conventionnelle, méconnu les lois éternelles de la guerre (« Qui tient les hauts tient les bas ») et trop fait confiance à ses capacités opérationnelles (la force de son artillerie lourde et la sécurité de sa logistique aérienne). Et demandons-nous à présent, comme les officiers français après la défaite de Diên Biên Phu, comment conduire et gagner une « guerre révolutionnaire » [ce qu’ils feront magistralement en Algérie, mais c’est une autre histoire], demandons-nous comment gagner la bataille d’après contre les concurrents de la montre suisse. On vous laisse réfléchir là-dessus…

NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES

Des pages pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les dix premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #10 ci-dessous)…

❑❑❑❑  SANS FILTRE #11 : « Mais oui, il y a bien des “gilets jaunes” dans l’horlogerie – et on devrait y faire attention » (Business Montres du 6 mars)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #10 : « Et si c’était ça, la réalité vraie et vécue de horlogerie suisse ? » (Business Montres du 21 décembre)



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