SANS FILTRE #15 (accès libre)
« La fatale malédiction qui frappe les marques nées il y a trop longtemps (avant 1900) »
C’est un peu comme dans « Les animaux malades de la peste » de ce bon M. de La Fontaine : une étrange maladie de langueur décime les rangs des marques qui sont nées trop tôt, mais qui arrivent trop tard sur un marché horloger totalement chamboulé par une perte de mémoire néophile…
« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés » écrit Jean de La Fontaine à propos de cette peste qui désole les rangs animaliers : « un mal qui répand la terreur, mal que le ciel en sa fureur inventa pour punir les crimes de la Terre ». La fin de la fable dérive un peu sur le baudet, « ce pelé, ce galeux, d’om venait tout leur mal », puisqu’il fallait trouver un responsable. Avec cette sublime moralité qu’est la chute : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » – mais ceci n’est pas notre propos. Si ce n’est que, précisément, la puissance de certaines marques brouille nos perceptions et nous empêche de voir une vérité pourtant évidente : ça va très mal pour la plupart des marques nées avant 1900, marques « historiques » qui faisaient jusqu’ici la fierté de l’horlogerie suisse…
Des noms célèbres se pressent soudain sur l’écran pour confirmer l’existence de cette nouvelle « peste » horlogère, devenue endémique dans les vallées : prenons les cas – tous différents, mais tous frappés d’une même contagion – de A. Lange & Söhne, Baume & Mercier, Blancpain, Breguet, Eterna, Girard-Perregaux, Jaeger-LeCoultre, Piaget, Vacheron Constantin, Ulysse Nardin ou Zenith. Mais aussi, pour la partie horlogère, dans une situation à peine moins contaminée, Cartier, Chopard, Eberhard & Co, IWC, TAG Heuer, Tissot ou Vulcain. Tout de suite, on peut opposer quelques exceptions qui confirment la règle à cette malédiction des marques plus que centenaires. Exceptions rares qui pourraient sembler invalider ce pronostic, mais pas tant que ça quand on y regarde plus près. Quelques exemples…
• Patek Philippe, maison née en 1839, est indemne de toute pestifération : c’est vrai, mais cette manufacture est par nature atypique et, surtout, elle communique sur l’excellence projetée dans le futur de ses montres et non sur son héritage de marque, son savoir-faire ancestral ou sur son patrimoine…
• Audemars Piguet, maison née en 1875, semble épargnée par cette peste, mais la marque semble avoir été créée en 1972 avec le lancement de sa Royal Oak et ne met que très rarement en avant ses collections passées, son enracinement dans la tradition et son inventaire patrimonial…
• Longines, maison née en 1832, est tout sauf pestiférée, mais la marque ne valorise dans ses messages que ses montres vintage des années 1930 à nos jours, quasiment sans référence à son patrimoine antérieur ou au legs horloger de ses années antérieures…
• Breitling, maison née en 1887, semble n’exister à travers ses montres d’aviation ou de plongée que depuis les années 1940, voire 1950, sans génuflexions obligées devant l’héritage ou le patrimoine antérieur à cet âge d’or des belles montres. Pas d’envolées lyriques sur l’expertise ancestrale !
• Omega, marque née en 1848 (1894 pour le dépôt du nom), ne se flatte pratiquement que d’une histoire qui commence dans les années 1960 avec sa Moonwatch portée sur la Lune en 1969 et qui se prolonge avec James Bond, qui n’est pas précisément un héros du XIXe siècle – sans emphase particulière sur le contenu patrimonial de la marque…
On aurait du mal à détecter beaucoup d’autres exceptions à cette maladie sénile des marques nées il y a trop longtemps. En fait, ce qui fait problème pour les marques contaminées, c’est moins une pure question d’âge que la question du message qu’elles croient devoir délivrer du fait de leur âge. C’est moins l’année de naissance que le sentiment d’avoir un âge respectable qu’on entend valoriser – alors que c’est précisément cette culture rétrospective de l’horlogerie qui ne passe plus ! C’est l’idée qu’elles se font d’elles-mêmes qui est sénescente ! Pour le message porté par la marque, c’est une question de contenu, et non de contenant ou de calendrier pieusement coché d’anniversaire en anniversaire : Rolex, Hublot, Tudor, FP Journe, MB&F ou Akrivia nous parlent de leur bel aujourd'hui, pas de leurs glorieux ancêtres. Cette « peste », c’est la grande faiblesse des marques qui ont pensé qu’elles devaient mettre en avant leur histoire et leur ancienneté, leur savoir-faire et leur patrimoine, alors que ces éléments de légitimité n’exprimaient que des valeurs « froides » – celles d’un passé dépassé qui ne passe plus vraiment...
Entre Rafael Nadal (Richard Mille) et Alexandre Pouchkine (Breguet), plus personne n’a le cœur qui balance. On pourrait en dire autant, pour deux marques, de l’excitation sentimentale générée, d’un côté, par une « montre-bonbon à la guimauve » [même fantastiquement tarifée] et, de l’autre, par un « Réveil du Tsar » qui ne dit plus rien à personne. Heureusement que la communication de Panerai nous épargne un état-civil daté de 1860 pour ne remonter qu’à la fin des années 1930 : la marque s’en porte-t-elle plus mal ? On n’a pas l’impression ! Quand on loge des GPS sur une smartwatch à 300 dollars, quelle signification mobilisatrice s’attache aujourd’hui à ces « chronomètres de marine » dont Ulysse Nardin est si fier ? On croit rêver quand Vacheron Constantin se flatte des 57 « complications » [le terme est déjà, en soi, décourageant] additionnées aux 260 ans de la marque qu’on a pu loger dans une montre mécaniquement exceptionnelle – la référence 57260 – mais émotionnellement désensibilisée. Quand Zenith met en avant les réflexes rebelles d’un vieux monsieur nommé Charles Vermot, qui a permis le sauvetage du mouvement El Primero, n’est-ce pas une condamnation implicite des errements passés de la marque et un doute dévalorisant jeté sur ses initiatives contemporaines ? La montre la plus chère du monde est bien, à ce jour, une Patek Philippe, mais elle est née en 2019, pas au XXe siècle, et surtout pas au XIXe siècle…
La conformité n’est pas une identité. L’horlogerie théorique d’hier éteint les passions, quand l’horlogerie pratique d’aujourd’hui, vivante et bariolée, émouvante et turbulente, échauffe, grise et embrase ses sensations. On n’imagine pas le mal que le culte délirant du « since 18.. » ou du « since 17.. » [parfois surjoué jusqu’à la caricature, comme le mythique « 1735 » de Blancpain] a pu causer comme ravages dans le rangs horlogers : un jour, les propriétaires et les actionnaires feront les comptes de ce que cet enfermement obsidional dans les millésimes a pu leur coûter. Avant l’heure, c’est plus l’heure, après l'heure, non plus : au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable…
NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES
Des pages pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les dix premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #10 ci-dessous)…
❑❑❑❑ SANS FILTRE #14 : « Je n’ai rien contre le connard laquais, rien de personnel » (Business Montres 18 novembre)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #13 : « Peut-on encore créer de bonnes montres dans une ambiance de… merde ? » (Business Montres du 23 septembre)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #12 : « Une étrange défaite : contribution à un soixante-cinquième anniversaire qui intéresse la montre » (Business Montres du 7 mai)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #11 : « Mais oui, il y a bien des “gilets jaunes” dans l’horlogerie – et on devrait y faire attention » (Business Montres du 6 mars)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #10 : « Et si c’était ça, la réalité vraie et vécue de horlogerie suisse ? » (Business Montres du 21 décembre)