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LVMH x TIFFANY & CO
Pour qui sonne le glas ?

Non seulement le groupe LVMH a fait une très belle opération en rachetant Tiffany & Co, mais ses concurrents ont fait une très mauvaise affaire en laissant le champ libre à Bernard Arnault, qui dispose à présent d’une force de frappe inégalée sur le marché de la joaillerie…


En s’emparant de Tiffany & Co pour plus de 14 milliards d’euros, Bernard Arnault, l’actionnaire du groupe LVMH, n’aurait-il pas pris un risque financier inconsidéré ?

Contrairement à son fils aîné, Bernard Arnault n’est pas un amateur de poker, mais un méticuleux joueur d’échecs. Sans être précisément attendu, le rachat du joaillier américain Tiffany & Co par le groupe français LVMH (moyennant 16,2 milliards de dollars, soit deux fois et demi les bénéfices annuels du groupe) était relativement prévisible. Et même inévitable. C’est tout sauf un coup de poker : c’est, au contraire, une manœuvre aussi intelligente que stratégiquement réfléchie. Pour étoffer le portefeuille joaillier du groupe LVMH, on ne pouvait pas trouver mieux que Tiffany & Co : ce genre de maison ne passe sur le marché qu’une fois par siècle ! 16,2 milliards de dollars, c’est cher, mais très raisonnable – il est probable que LVMH aurait pu, pour ne pas manquer cette proie, mettre un ou deux milliards de plus sur la table. Pour un joueur d’échecs, cela pourrait ressembler à une attaque du roi pour placer l’adversaire en échec et mat, ce qui met fin à la partie en cours. En s’offrant [façon de parler] Tiffany & Co, Bernard Arnault assomme la concurrence : il devient le leader mondial de joaillerie en prenant ses compétiteurs sidérés entre la mâchoire Bvlgari (actuel fleuron joaillier du groupe LVMH) et la mâchoire Tiffany & Co (futur fleuron américain). Au passage, LVMH double tout simplement le poids spécifique sur le marché de son pôle Montres & Joaillerie, qui pèse désormais un peu plus de neuf milliards d’euros. Avantage annexe de cet échec et mat : il renforce les positions du groupe français sur le marché américain, tout en consolidant ses positions en Chine, sans parler des montres Tiffany & Co qu’on pourra produire dans la manufacture suisse du joaillier américain. Tout ceci alors que la joaillerie (haute ou moins haute) est considérée comme le secteur du luxe qui devrait connaître le taux de croissance le plus explosif dans les années à venir – les « grandes marques » n’y représentent encore que 15 % du chiffre d’affaires global de la branche…

Quels sont ces « compétiteurs sidérés » et pourquoi n’ont-ils pas réagi à l’offensive de LVMH ?

Les dégâts collatéraux de cet échec et mat sont considérables, même si on va mettre du temps à s’en apercevoir. Le premier touché est le groupe Kering, grand concurrent de LVMH dans la mode, qui voit sa joaillerie (principalement Boucheron) désormais condamnée à végéter à l’ombre de ce duopole Bvlgari-Tiffany & Co. À présent, ce sera très dur de trouver des bons emplacements pour les boutiques Boucheron, de dénicher les plus belles pierres, de recruter des cadres de valeur et d’émerger en communication. On ne comprend pas très bien pourquoi François-Henri Pinault, le propriétaire de Kering, n’a pas tenté de contrer – il en avait les moyens financiers – cette offre de LVMH, tout comme son père avait victorieusement triomphé de LVMH quand il s’était agi de s’emparer de Gucci. Kering avait là une occasion inespérée de reprendre la main sur son éternel concurrent LVMH. Avec une horlogerie qui branle dans le manche et une joaillerie réduite à jouer les utilités, Kering n’a plus qu’à compter les points de la partie qui va se jouer entre le groupe LVMH et le groupe Richemont, qui a pour piliers joailliers Cartier et Van Cleef & Arpels.

Le principal perdant du raid de LVMH sur Tiffany & Co n’est-il pas, justement, le groupe Richemont ?

Sans doute, mais on vient de voir que Kering y laissera des plumes, tout comme le Swatch Group (Suisse), qui n’a que Harry Winston pour défendre ses intérêts dans la joaillerie. Disons que LVMH a sévèrement canonné le porte-avions Kering et le croiseur Swatch Group, mais c’est une vraie torpille qui a été tiré sur le vaisseau amiral de la flotte Richemont. Avec un chiffre d’affaires qui dépasse les cinq milliards d’euros, Cartier (groupe Richemont) n’est plus tout-à-fait le « premier joaillier du monde » (place désormais dévolue au binôme Bvlgari-Tiffany & Co, avec Chaumet, Fred, Dior et Louis Vuitton en complément). Même avec le renfort non négligeable du 1,6 milliard d’euros de Van Cleef & Arpels, le groupe Richemont n’est plus le leader de ce secteur. On ne comprend décidément pas pourquoi Richemont, pas plus que Kering, n’a rien tenté pour surenchérir sur LVMH – ne serait-ce que pour obliger LVMH à augmenter son offre sur Tiffany & Co et donc à se délester d’un ou deux milliards supplémentaires. On aurait parlé d’un coup de « poker menteur », mais c’est cette atonie des principaux concurrents qui permet de parler de « sidération » : aujourd’hui, avec Tiffany & Co, qui tire l’essentiel de ses profits du « luxe accessible » (les bijoux de moyenne gamme à forte marge), Cartier va voir débouler sur son marché de référence européen un concurrent américain qui se positionne exactement sur le même créneau de cette joaillerie accessible. Sauf que, pour cet assaut vers une Europe qui ne pèse aujourd’hui que 12 % de son activité, Tiffany & Co va maintenant bénéficier de tout l’appui du groupe LVMH. Ce qui n’est pas rien ! La guerre entre les géants de la joaillerie ne fait que commencer : il va y avoir du sang sur les murs de la place Vendôme, véritable « Arnault Land » où on peut parier que Tiffany & Co ne tardera plus à s’installer…

Pas d’autres concurrents en vue pour le conglomérat LVMH formé par l’alliance de Bvlgari et de Tiffany & Co ?

Les grands indépendants de la joaillerie encore « libres » de toute affiliation à un groupe se comptent sur les doigts d’une main. Même dans une logique de consolidation du marché de la joaillerie, les opérations de croissance externe se feront désormais très rares, faute de marques disponibles. Oublions Harry Winston (Swatch Group), marque très isolée qui semble vouée à ne plus jouer qu’un rôle résiduel sur ce marché. Ne tenons pas compte des propositions de haute joaillerie de marques comme Chanel ou Hermès. En dépit de l’excellente implantation internationale et du prestige de la marque, Chopard ne pèse pas tout-à-fait 750 millions d’euros, dont seulement la moitié en joaillerie : c’est une proie intéressante, mais relativement « mineure » dans la bataille qui s’annonce entre les grands fauves. Il reste Graff, maison familiale de grand prestige qui ne fait pas loin de deux milliards de chiffre d’affaires dans la très haute joaillerie, mais dont la cession n’est pas à l’ordre du jour. Mentionnons également David Yurman, qui n’opère qu’aux Etats-Unis, et des jeunes acteurs émergents de second plan comme Messika. Pour ces indépendants de la joaillerie, le jeu s’annonce à présent plus compliqué. Faute de « proies » disponibles, la bataille va donc se concentrer sur le grignotage des parts de marché respectives des leaders de la spécialité : ce sera au poignard de tranchée et à la baïonnette entre LVMH, Kering, Richemont et Swatch Group…

Tiffany & Co n’allait pourtant pas si bien que ça, ces dernières années : était-ce une si bonne affaire ?

C’est vrai que ça n’allait pas trop fort, mais des groupes de luxe comme LVMH excellent à redonner vie aux Belles au bois dormant. Il suffit d’avoir une trésorerie assez souple (actuellement, les liquidités sont abondantes) et des équipes conquérantes au savoir-faire éprouvé : ce n’est pas ce qui manque, avenue Montaigne, chez LVMH. Même si l’activité de Tiffany & Co patinait un peu ces derniers temps, faute d’avoir pu opérer une percée sur le marché européen et, à défaut faute d’avoir pu prouver la consistance de très relatifs succès en Asie, même si les bénéfices étaient en berne et le management un peu « juste » [la marque Tiffany & Co était pilotée par un ancien de… Bvlgari !], la force de ce joaillier reste, aux Etats-Unis, d’une puissance très mal appréciée par les Européens. Tiffany & Co, c’est un pan « culturel » de l’esprit américain et même de l’american way of life dans ce qu’elle a de meilleur. C’est une institution sanctifiée par la littérature et le cinéma (Breakfast at Tiffany’s) en même temps qu’une forme de rite social (la « petite boîte bleue »). Avec la consolidation de son nouveau pôle horloger-joaillier, le groupe LVMH a les moyens de relancer une machine un peu assoupie qui lui ouvre cependant un balcon légendaire sur la Ve Avenue, à New York. Avec la touche française façon Louis Vuitton, l’esprit « couture » pétillant de Dior, la dolce vita italienne dans le goût Bvlgari, la tradition « Vendôme » incarnée par Chaumet et l’identité américaine de l’approche Tiffany & Co, l’offre joaillière de Bernard Arnault se fait difficilement résistible. Si on y ajoute quelques montres suisses, un peu de mode, du champagne, des parfums et des palaces, c’est toute la planète luxe qui se trouve reformatée par l’échec et mat que vient de réussir Bernard Arnault : chapeau, l’artiste !

❑❑❑❑ ARTICLE PUBLIÉ CONJOINTEMENT SUR ATLANTICO (accès libre) 

❑❑❑❑ RELIRE ÉGALEMENT NOTRE PRÉCÉDENTE ANALYSE: « Pour son petit Noël, Bernard Arnault aura un nouveau train électrique : Tiffany & Co » (Business Montres du 25 novembre)


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