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CORONAPOCALYPSE (accès libre)
Premier bilan d’étape : pourquoi il ne suffira plus aux horlogers suisses de se laver les mains

Il y a aujourd’hui exactement un mois que nous avons publié nos premières informations (plutôt alarmantes) sur le coronavirus chinois. Ceci dans un vrai moment de solitude médiatique – comme souvent, nous avions de l’avance sur nos chers confrères, prompts à ironiser sur notre « alarmisme ». Depuis, nous n’avons pas cessé d’informer nos lecteurs sur le développement de cette épidémie hors du commun et sur ses conséquences économiques pour l’horlogerie. Un mois plus tard, où en sommes-nous ?


Au cours de ces vingt-cinq dernières années, l’horlogerie suisse semblait étonnamment… à l’épreuve des crises (crisis proof) ! Poussée par une dynamique commerciale qui accélérait d’année en année, l’industrie des montres a pu digérer quelques bulles à la fin du XXe siècle, la commotion du 11 septembre 2001, l’épidémie de SRAS en 2003, la crise des subprimes de 2008, la guerre contre la corruption en Chine de 2012, la grippe aviaire et même la défaite territoriale de la carpo-révolution dès 2015, avec le tsunami des montres connectées. On doit en oublier au passage ! Aussi, aux premiers jours de ce qui n’apparaissait encore que comme une de ces épidémies dont l’immensité chinoise a le secret, fallait-il rester attentif au signal faible que les rumeurs en provenance de Wuhan émettaient, mais il aurait impossible de prévoir à quel point le Parti communiste chinois gèrerait de façon aussi lamentable cette crise sanitaire : on sait à présent que le pouvoir central en était informé dès les premiers jours de janvier, mais l’équipe de Xi Jinping avait choisi de ne pas gâcher les fêtes du Nouvel An chinois – moyennant quoi des dizaines de millions de porteurs potentiels du coronavirus ont pu circuler librement dans toute l’Asie [voilà qui nous rappelle les réflexes conditionnés de la candide FH suisse, dramatiquement attachée à ce que tout aille toujours très bien, Madame la marquise !]

Un mois pile après notre premier signalement des risques encourus par l’horlogerie suisse (avec le recul, il faut avouer que c’était plutôt bien observé : Business Montres du 21 janvier), il est temps de risquer un premier bilan d’étape sur cette coronapocalypse qui a effacé en quelques semaines toutes les autres actualités horlogères. La compilation de nos différentes interventions quotidiennes (ci-dessous) témoigne de notre attention passionnée pour le sujet – là encore, que n’a-t-on entendu sur cette « obsession catastrophiste » à la limite du « complotisme » ? Sachant que, « quand la Chine attrape la grippe, c’est toute l’horlogerie suisse qui file aux urgences » (Business Montres du 17 février) ! Où en est-on exactement et à quoi devrait-on pouvoir s’attendre, dans les semaines à venir pour l’horlogerie suisse ?

 • La crise sanitaire : elle ne relève pas de notre domaine de compétences et toute analyse se trouve faussée par l’incurie des bureaucrates du Parti communiste chinois, qui désinforment à qui mieux mieux, tantôt par incompétence servile, tantôt par intérêt personnel. On note simplement que les autorités mondiales de la santé nous informent régulièrement d’une accalmie ou d’une décroissance du danger, mais l’actualité les dément aussitôt : l’incubateur chinois est un berceau coronaviral à roulettes, puisque l’épidémie est aujourd’hui aux frontières de la Suisse (France, Allemagne, Italie) et à portée de canon des salons de Bâle et de Genève…

 • La rupture politico-sanitaire : elle non plus ne relève pas de nos compétences, mais nous maintenons nos analyses concernant la mise en danger du pouvoir absolu de Xi Jinping, la perte de confiance des Chinois dans leurs autorités et le risque de flambée nationaliste induit par tout danger d’effondrement, même provisoire, d’une superpuissance chinoise qui perdrait la face aux yeux du monde…

 • La dissonance sociétale : après la mise en quarantaine ou en confinement de plusieurs centaines de millions de Chinois, victimes indirectes d’une sorte d’ostracisme international, le traumatisme risque d’être profond, durable et définitif. En sortie de crise, les mentalités auront évolué et les valeurs de vie des consommateurs chinois auront muté. Comme après chaque grande peur sanitaire dans l’histoire de l’humanité, il y aura un rebond, mais certainement pas dans le statu quo ante : les Années folles (décennie 1920) d’après la grippe espagnole (50 millions de morts !) n’étaient en rien la Belle époque d’avant la Première Guerre mondiale. Il est probable que les Chinois d’après la coronapocalypse n’ont plus les mêmes réflexes de consommation qu’avant cette crise et qu’ils n’opteront plus aussi panurgiquement pour des fétiches statutaires occidentaux comme les montres suisses [un phénomène dont il existait déjà quelques signaux faibles avant la pandémie]. Le tout, pour l’horlogerie suisse, est à présent de préparer sa sortie de crise et son propre rebond, en phase avec la rupture sociétale des publics asiatiques qui assuraient sa croissance…

 • La fin de la « mondialisation heureuse » : seuls les ravis de la crèche – très nombreux dans les vallées suisses – y croyaient encore, mais la sino-dépendance de la Suisse horlogère démontre à quel point il était criminel de mettre tous les œufs horlogers dans le seul panier chinois [nos lecteurs savent à quel point nous sonnons depuis longtemps le tocsin à ce sujet]. À la lueur des enseignements de cette crise sanitaire, il serait temps de repenser sur une base géographique re-européanisée la logistique de production des montres suisses, en la re-territorialisant sur le plan industriel, commercial et culturel – l’avenir des montres traditionnelles est prioritairement à refonder sur la base des marchés occidentaux depuis longtemps à maturité (Europe et Amériques)…

 • L’impact économique sur la production suisse : on nous avait promis une réouverture des usines début février, après une prolongation exceptionnelle des vacances de Nouvel An en Chine, puis à la fin février, puis à la mi-mars et à la fin mars. On parle aujourd’hui d’avril pour un retour à la normale, le temps de récupérer tout le personnel toujours en quarantaine dans les zones de confinement [qui s’élargissent de semaine en semaine] et aux portes des usines, qui ne les réembauchent plus qu’au compte-gouttes et sans la moindre fièvre, après passage en quarantaine. On est déjà à plus d’un mois d’arrêt total de la production. On en sera à deux mois et demi à la fin mars : même avec leurs stocks stratégiques prépositionnés, les ateliers suisses sino-dépendants sont globalement au bord du chômage technique, certains étant déjà à l’arrêt. Non seulement, les avions n’arrivent plus de l’Asie industrielle, mais les coûts logistiques ont explosé du fait de cette pénurie de capacités aériennes. Produire en Chine se payer au pris très fort ! Comme il faut quarante jours aux porte-containers pour rallier l’Europe, il ne faut pas compter avec le début de l’été pour une reprise des livraisons « normales » : c’est donc pratiquement avec un semestre de perturbations sérieuses de sa chaîne de production que l’horlogerie doit compter. Ce sera dramatique pour de nombreux ateliers, d’autant plus poussés à engager des plans sociaux que les marques, sachant leurs stocks sur place invendus, ne sont pas pressées de repasser des commandes aux capacités de production encore disponibles en Suisse. Cet arrêt des livraisons asiatiques impacte toutes les marques, y compris les plus authentiquement Swiss Made pour leurs montres, dans la mesure où elles ont confié à des usines asiatiques la fabrication de leurs écrins ou de leur PLV. Pour l’amont industriel de l’horlogerie suisse, l’année 2020, c’est l’annus horribilis par excellence –

 • La première victime coronavirale en Suisse : on vient d’assister à la déconsidération définitive du mythe du Swiss Made « géographique » [celui que tout un chacun comprend comme « fait en Suisse », mais que les bureaucrates de la FH et de l’économie suisse considèrent comme purement comptable]. Quand quasiment tous les ateliers suisses sont ou seront à l’arrêt, du fait de la panne chinoise pour tel ou tel élément des montres proposées par les marques, ce Swiss Made insincère a vécu et ce ne sont pas les querelles sibyllines sur le 60 % plutôt que le 50 % qui permettront de regagner la confiance des amateurs. Swiss Made, c’est ici et pas ailleurs : les montres « suisses » qui ne l’étaient et dont les manufactures étaient autant de « villages Potemkine » risquent de ne pas s’en relever…

 • La deuxième victime, c’est la direction de la FH : il fallait quand même une sacrée dose de culot, d’indécence et d’inconscience des enjeux pour afficher le désormais célèbre « Très bon début d’année » des statistiques de janvier (ci-dessous, pour certains lecteurs qui pensaient que nous exagérions) ! Là, on a touché le fond de l’impudence, alors que des dizaines de maisons ont plongé dans les chiffres rouges et que le pronostic vital est déjà engagé pour quelques dizaines d’autres. On a les élites qu'on mérite : il faudra quand même se poser un jour la question de la légitimité et de l'utilité opérationnelle de cette FH suisse...

 • Le choc commercial pour l’économie horlogère : nous avons déjà provisoirement chiffré à 3,5 milliards de francs suisses le manque à gagner horloger jusqu’à la fin février (Business Montres du 13 février et détails : Business Montres du 17 février). Personne n’a osé nous démentir en nous opposant un chiffrage plus précis. Et ce n’était qu'une estimation basse : par exemple, du fait de la surexposition chinoise de Bvlgari, il faudrait d’emblée doubler les 250 millions de pertes horlo-joaillières estimées pour le groupe LVMH ! Ce manque à gagner compile les pertes commerciales [en février, certaines marques n’auront pas vendu une seule montre en Chine !] et les pertes industrielles [non-production et non-livraison], mais pas encore les pertes de commandes annulées dans les pays frappés à retardement (notamment le Japon, la Corée et Singapour) et les ordres qui ne seront pas passés pendant des salons de printemps, lesquels seront réduits à la portion congrue si seulement ils ont lieu. Au cas où l’épidémie ne se calmerait pas d’ici à la fin du mois (soit la semaine prochaine) et si le mois de mars s’annonçait avec des prévisions pandémiques aussi peu optimistes que celles de l’OMS [dont on a la sourde impression qu’elle ne maîtrise plus la situation], il faut s’attendre à un mois de mars tout aussi calamiteux, le moteur de la croissance horlogère ne reposant plus que sur les ventes aux Etats-Unis et la consommation domestique en Europe – où l’essentiel des ventes était, en valeur, le fait des touristes chinois aux abonnés absents…

 • Le choc économique en retour : non seulement le chiffre d’affaires des marques vient d’être sérieusement revu et corrigé à la baisse, mais celui des mois à venir sera tout aussi affecté, tant par les commandes (planifiées) qui ne seront pas passées pendant les salons que par les lancements qui sont déjà différés vers le second semestre [on ne va pas « tuer » prématurément les montres en stock invendues en début d’année]. On constate ainsi que l’horlogerie suisse se prépare à un premier trimestre « blanc » (ventes insignifiantes, même sur des marchés porteurs comme les Etats-Unis), mais vers un exécrable premier semestre 2020. Les ventes perdues lors du Nouvel An chinois en quarantaine ne se rattraperont pas [soyons sérieux : personne ne fait à Pâques ses cadeaux de Noël !]. Comme ces ventes n’ont pas eu lieu, les détaillants restent surstockés [on a exporté en janvier pour 712 millions de francs suisses de montres en Asie, en plus des stockages précédents, contre 205 millions aux États-Unis] et ils ne repasseront pas de commandes avant quelques mois, le temps d’écouler ces stocks si un semblant de trafic se recrée dans les boutiques et dans les malls commerciaux [ce dont on peut douter avant plusieurs semaines]. On peut ainsi considérer que le retour à la normale ne se fera pas avant la rentrée de septembre – et encore, rien n’est moins sûr !

 • Le calvaire des salons horlogers de printemps : pour Baselworld, qui a confirmé son calendrier, comme pour Watches & Wonders, qui ne confirmera (ou non) le sien que la semaine prochaine, c’est le lent supplice chinois. Un jour, j’y vais ; le lendemain, je ne devrais plus y aller. Un coup, l’épidémie régresse ; le jour suivant, elle flambe. La question de la tenue de ces salons était bien anticipée par Business Montres (3 février) dans les premiers jours de la coronapocalypse, le Swatch Group réagissant au quart de tour pour annuler Time to Move, pas forcément pour répondre à nos interrogations, mais avec un lâche empressement qui fait suspecter une envie pressante de se débarrasser d’un boulet inutile et dispendieux. Bien malin qui peut dire, aujourd’hui, si ces salons auront lieu, ou non, aux dates prévues : de toute façon, ce ne sont pas leurs directions qui décident, mais les pouvoirs publics [l’Office fédéral de la santé peut à tout moment considérer que ces salons sont des « incubateurs » à virus et demander leur annulation ou leur report] et, tendanciellement, les grandes marques qui en sont les piliers : quelle serait la responsabilité – au moins morale – de Rolex, qui a confirmé sa présence à Baselworld, si certains de ses invités en contaminaient d’autres ou se trouvaient eux-mêmes contaminés ? Quelle serait la responsabilité – au moins morale – de Cartier si on détectait sur son stand de Watches & Wonders quelques germes suspects ? Dans les deux cas, le dégât d’image serait presque plus ravageur que les pertes financières d’une annulation : par les temps qui courent, mieux vaut ne pas passer pour une marque infectieuse. ou infectée ! Le coût induit par ces annulations de salons viendrait s’ajouter au bilan déjà presque quatre fois milliardaire des pertes pour ce début 2020…

 • Les dégâts collatéraux sur les médias : compte tenu du niveau très élevé des pertes encaissées en quelques semaines et des trésoreries dans le rouge, les états-majors ont déjà sabré comme des furieux dans leurs budgets de communication. L’heure est à l’austérité médiatique [ce qui est stupide, puisque c’est maintenant qu’on peut faire la différence !] et aux annulations des campagnes prévues : c’est incroyable le prix auquel de nombreux médias bradent leurs pages en last minute ! Certains suppléments annoncés pour les salons de printemps ne seront pas édités et ceux qui le seront ont toutes les chances d’être d’une minceur mémorable : à quoi bon annoncer pour des nouveautés dont les marques s’empressent de reporter le lancement à des dates plus clémentes ?

Pour conclure ce rapport d’étape, une constatation, qui ne s’ajoute pas au bilan ci-dessus, mais qui l’éclaire : une fois de plus, l’horlogerie suisse aura prouvé qu’elle n’apprend guère de ses passages précédents par des crises, ou plutôt qu’elle apprend mal du fait de sa passion obsolète pour le secret, de son tropisme « culturel » vers le consensus, de son culte de la solution individuelle et de sa propension ontologique au déni de réalité. Dans le confort aseptisé des vallées suisses, on a vraiment tardé à prendre conscience de l’ampleur du désastre chinois. Les copains de Hong Kong oiu de Shanhai avaient beau tirer la sonnette d'alarme, on se la coulait douce et sans masque à la Chaux-de-Fonds ! On attend toujours – en vain – le moindre warning lancé par la FH à propos de ce coronavirus. On aura guetté – en vain ou presque – les messages de compassion et de solidarité adressés à nos meilleurs clients et détaillants chinois [à quelques exceptions près, quand les marques ont acheté des masques, c’était pour leurs équipes : sauvez les Européens, quelle honte !]. On aurait espéré un minimum de concertation entre les marques – voire au sein du même groupe – pour mutualiser des réponses communes aux enjeux sanitaires : même chez LVMH, où les loups chassent généralement en meute, Bvlgari s’est empressé de faire défection pour Baselworld, sans concertation avec les autres maisons LVMH, alors que la marque n’en est vraiment pas à quelques millions près [à moins que la maison Bvlgari ne soit beaucoup plus sévèrement frappée que Jean-Christophe Babin ne veut bien l’avouer]. Ce n’est pourtant pas dans la fuite en avant individuelle que l’horlogerie trouvera des solutions à cette fantastique crise sanitaire, véritable « cygne noir » et cauchemar pour ceux qui pensaient l’avenir en termes de tableur Excel. C’est pourquoi nous en appelons, une fois de plus (Business Montres du 3 février), à la désignation collective et ordonnée d’un « médiateur » indépendant des marques et des institutions, qui aurait l’autorité pour rassembler toute la communauté horlogère autour de réponses intelligentes et solidaires aux défis qu’elle affronte. Si cette coronapocalypse pouvait accoucher d’un tel médiateur, le virus chinois aurait bien mérité de la patrie horlogère…

Rendez-vous dans quelques semaines pour un second bilan d’étape (vers le 21 mars). D’ici là, ne manquez pas nos chroniques quotidiennes sur la coronapocalypse en cours, laquelle se révèle de jour en jour peut-être plus ravageuse économiquement et sociétalement que toutes les crises précédentes, au moins depuis la crise du quartz, sinon depuis la Seconde Guerre mondiale. Parce que nous vivons une nouvelle forme de guerre : savez-vous que l’horlogerie risque fort de n'avoir vendu, au premier trimestre 2020, qu'aussi peu de montres qu’elle en avait vendu au premier trimestre 1940, juste avant les assauts de la Wehrmacht sur l'Europe ? On vous laisse réfléchir là-dessus…


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