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TENDANCE : L'arrivée des non-marques qui ciblent les non-clients en faisant du non-marketing

Ce sera très à la mode en 2013 : on ne compte plus les projets de propositions horlogères offshore. Une sorte de cryptohorlogerie est en train de naître... Avec des anti-marques capables de séduire des non-clients, avec des opérations de contre-marketing hors réseaux traditionnels. Et si ce meta-branding 2.0 était une perspective d'avenir ? Tournaire pour ST Dupont Catacombes Hard Rock Edition …


Ce sera très à la mode en 2013 : on ne compte plus les projets de propositions horlogères offshore. Une sorte de cryptohorlogerie est en train de naître...

Avec des anti-marques capables de séduire des non-clients, avec des opérations de contre-marketing hors réseaux traditionnels. Et si ce meta-branding 2.0 était une perspective d'avenir ?

Tournaire pour ST Dupont Catacombes Hard Rock Edition : exclusivité et confidentialité...
 
◀▶ QUI VEUT LA MORT DES GRANDES MARQUES ?
Des marques cryptohorlogères lancées comme des sous-marins furtifs...
 
□□□ Expliqué comme ça, il est évident qu'on ne peut pas accorder la moindre crédibilité à des projets alternatifs offshore, qui visent à s'affranchir des règles usuelles de lancement d'une marque. On passe directement de la phase "industrielle" [réalisation de la montre] à la phase "promotionnelle" [le contact direct avec le client final], en zappant les étapes classiques du branding et du marketing, sans passer par la case réseaux (retail ou détaillants) et le plus souvent en s'exonérant d'un plan médias. On ne compte plus, au sein de la nouvelle génération des créateurs indépendants, les concepts de montres plus exclusives les unes que les autres, qui ne seraient plus vendues qu'à des cercles d'amateurs privilégiés [généralement fortunés] qu'on suppose en quête de nouvelles émotions horlogères – celles que ne leur procureraient plus des "grandes marques" désormais surexposées et surdistribuées...
 
□□□ La quête de l'hyper-exclusivité est un vieux fantasme horloger. Plusieurs raisons historiques peuvent expliquer le retour en force de cette vision quasiment cryptique du développement d'une marque. D'une part, la préemption des principales maisons horlogères du marché par les groupes de luxe a changé la donne : même pour des maisons indépendantes de renom, il est devenu difficile de se battre à armes égales face à des groupes dominateurs et surplombants, que leur statut de multi-spécialistes protège mieux contre les cycles bas de l'industrie du luxe. Ces groupes ont reformaté le logiciel mental de l'horlogerie, en le réorientant vers la création de valeur financière et vers l'obtention de résultats immédiats – ce qui est parfois délétère pour une industrie horlogère dont les constantes de temps sont loin d'être aussi fugaces que celles de la mode. Sans entrer dans les détails, il devient difficile pour les indépendants en général, et pour les petites marques en particulier, d'exister et de se faire une place au soleil quand le paysage est à l'ombre des grands groupes : c'est vrai pour la production (rachat des fournisseurs dans une logique de verticalisation) comme pour la distribution (pression sur les détaillants) et pour la communication (inéquité de l'accès aux médias). Bref, ça tangue très fort, même dans les niches hyper-spécialisées...
 
□□□ D'autre part, il faut compter avec les mutations sociétales en cours : la tribalisation du corps social (son atomisation en tribus affinitaires) a disloqué le paradigme initial de la société d'abondance, qui prônait l'obtention par tous d'un même bonheur par la consommation d'objets à peu près identiques. C'était le mass market des années 1960 : il a donné aux sociétés occidentales avancées un niveau de vie que le monde leur envie. Le culte de l'individualisme [certains parleront d'égoïsme] et de l'anti-autoritarisme libertaire ont fait de chaque consommateur un tyran, d'autant plus despotique que les médias numériques lui accordent un don d'ubiquité internationale [chacun est présent partout à la fois] et une capacité de nuisance remarquable, qui ont inversé le rapport de forces marque-client – passé du one to many au many to many. Dans ce contexte de démassification et de tout-à-l'égo, il est devenu évident que les marques – nouveaux acteurs sociaux, en remplacement des églises ou des partis politiques – deviennent suspectes dès qu'elles sont trop visibles. Le soupçon de suffisance et d'arrogance n'est pas toujours injustifié dans un contexte où la transparence universelle est devenue une exigence élémentaire. Bref, les grandes marques fatiguent, même sur les marchés émergents où on les idolâtre encore, mais où les consommateurs évoluent à une vitesse vertigineuse vers des comportements sociétaux comparables à ceux des marchés matures...□□□
 
Laurent Ferrier Galet Secret : une oeuvre d'art escamotable, réservée au regard de son seul propriétaire/collectionneur...
 
 
◀▶ LES ENJEUX D'UNE NOUVELLE CRYPTOHORLOGERIE
L'ostentation minimaliste comme nouvel amplificateur de statut...
 
□□□ Pour les nouvelles marques et les créateurs indépendants, il est donc devenu indispensable d'inventer de nouveaux canaux d'expression (fabrication, commercialisation, promotion) pour survivre et faire parvenir une offre crédible jusqu'au client final. Ce qui passe par la mise en orbite de nouveaux projets disruptifs, offshorisés quoique bien ancrés dans la glaise et le terreau des watch valleys. Il ne s'agit plus de "construire" une marque en s'en donnant tous les attributs, mais, au contraire, de nier toute velléité de s'instituer en "marque" ["Horresco referens", comme on disait déjà dans L'Illiade !] et de prôner un profil bas dont l'anti-ostentation est trop évidente pour n'être pas clairement ostentatoire. On est très loin du no logo, stade primitif et infantile de la contestation des marques et de leur dictature du conformisme social. On entre dans une société de consommation totalement alternative, où la non-marque est perçue comme positive et valorisante, puisqu'elle n'est connue que des initiés qui savent en apprécier la création de valeurs. L'hyper-publicité a tué le goût et l'émotion que procuraient les marques : d'ailleurs, les "vrais" produits et les idées vraiment fortes ont-elles besoin de publicité ? S'il faut stimuler artificiellement la demande par la réclame et par une mise en scène de l'offre, c'est bien qu'il y a un problème réel d'appétit, non ? Pour vendre ses Rolex trafiquées (en haut de page), Bamford Watch Department n'a pas besoin de la moindre publicité : la demande de montres bien identifiées mais fortement personnalisées n'a jamais été aussi forte – ce que des marques comme Rolex se refusent néanmoins à prendre en compte...
 
□□□ Quelques exemples récents pour mieux comprendre cette nouvelle donne. Quand ils lancent leur projet "Nitro" sous le nom improbable de C3H5N3O9 (Business Montres du 13 juin dernier), Maximilian Büsser et Felix Baumgartner décident de rompre avec tous les règles usuelles dans ce domaine : un nom à coucher dehors (Experiment ZR 0123 pour la montre, C3H5N3O9 pour la non-marque), une absence physique des réseaux [qui leur sera reprochée par leurs détaillants], un prix terrifiant pour un one-shot dont il n'existera jamais que 12 exemplaires, un co-branding d'ultra-niche, une communication éphémère de type fire and forget ("tire et tire-toi"), soit tout ce qu'il ne faut jamais faire. C'est très volontairement qu'ils enfreignent les tabous. L'histoire dira s'ils ont réussi leur coup, mais la montre est toujours sur liste d'attente.
 
□□□ Dans le même esprit, on pourrait citer la manufacture Loiseau montée par Daniel Montandon et Dominique Loiseau pour servir une poignée (guère plus) de collectionneurs d'hyper-complications : la présence à Baselworld était plus médiatique que commerciale, en vue de préparer le lancement d'autres marques (Business Montres du 29 août). Très récemment, la nouvelle manufacture Julien Coudray 1618 a été repositionnée comme référence plus qu'exclusive pour club de collectionneurs avisés, capables d'apprécier la subtilité de la bienfacture dans chaque composant des montres proposées. La logique voudrait que seuls les clients jugés dignes de souscrire à de telles pièces puissent les acheter : dans un monde idéal où l'argent n'achèterait pas tout, ces amateurs se coopteraient [on n'a pas envie de voir sa montre portée par n'importe qui], avec un numerus clausus très strict, et passeraient un examen d'entrée pour accéder au privilège de posséder ces montres.
 
□□□ Autre proposition récemment repérée à Belles Montres (Paris) : l'expert français Romain Réa, qui connaît bien ses clients, leur réactivité et leur attente, vient de créer une sorte de mini-manufacture, dans la vallée de la Loire pour rendre hommage aux pionniers de l'industrie horlogère franco-suisse, sous le pavillon Haute Couture Horlogère (HCH). Il s'agit de créer, avec des mouvements anciens ou contemporains, des boîtiers strictement sur commande et sur mesures, avec des cadrans personnalisés et même des fonctions inédites (information Business Montres du 23 novembre). Pour répondre aux attentes d'amateurs devenus exigeants et experts, il s'agit de prendre position là où les marques – de volume ou ne niche – ne peuvent plus aller et d'inventer ce qu'elles ont perdu l'habitude d'imaginer. Comme cette montre chronographe Type 22 "à la manière de", dotée d'un monopoussoir et d'un retour en vol...
 
□□□ On voit ainsi se mettre en place, discrètement, une cryptohorlogerie qui pourrait représenter une forme de révolution pour l'industrie des montres et pour ses marchés traditionnels. Dans l'entrée de gamme, le ferment est d'ailleurs déjà activé, avec la mode des montres composables et personnalisables, dont on peut choisir les différents éléments (boîte, lunette, bracelet, cadrans, aiguilles, etc.) pour les assembler à sa guise et créer une montre "unique". Dans le haut de gamme, c'est la multiplication des séries limitées ultra-courtes, des éditions spéciales "boutique" ou réservées à un marché, voire des commandes spéciales [Vacheron Constantin ou Patek Philippe disposent déjà d'un département spécialisé à cet effet]. On peut se faire du souci pour les marques qui seraient surprises en rase campagne par cette reconfiguration du marché : l'époque n'est plus – et sera de moins en moins – aux volumes massifs et standardisés, faciles à industrialiser et moins coûteux à commercialiser...□□□
 
Julien Coudray 1528 en platine : un modèle économique non marchand pour des pièces réservées aux collectionneurs...
 
◀▶ LE TEMPS DES ATELIERS D'EXCELLENCE
Des non-marques qui font du non-marketing pour des non-clients...
 
□□□ On touche ici à la différence (sensible) entre l'amour des montres et l'amour des marques. Le culte des marques reflue au profit du culte des beaux objets du temps, aux finitions irréprochables, qui témoignent à la fois du respect de la tradition et du désir de recréer des émotions par des nouvelles créations. Le nouvel engouement pour les métiers d'art traditionnels de l'horlogerie participe de cette soif d'exclusivité : la pratique de l'émail grand feu [le vrai, pas la céramique rebaptisée "émail"] est antinomique avec la production en série. La nouvelle passion pour la miniature sous émail s'explique moins par le tropisme culturel des amateurs chinois que par la quête d'une réelle authenticité créative. Le détail des finitions pratiquées avec une diabolique excellence par un Philippe Dufour finirait par faire honte aux grandes marques, qui en ont perdu le goût et la pratique : les Japonais ont compris qu'il était un "trésor vivant" quand les Suisses n'ont pas encore compris qu'ils tenaient là une arme absolue contre l'impérialisme industriel asiatique...
 
□□□ Plusieurs projets de création d'ateliers spécialisés sont à l'étude, pour la conservation et la promotion de tous les métiers liés aux beaux-arts de la montre. Quelques grands collectionneurs ont compris qu'il était beaucoup plus enrichissant – à titre personnel, avec une garantie de passage glorieux à la postérité – de mettre en place une fondation plutôt que d'investir dans le énième lancement d'une marque. Pourquoi s'échiner à faire du marketing [un mot qui sonne désormais très mal] quand cette planète compte assez d'amateurs exigeants et fortunés pour souscrire à des montres aussi exclusives que référentes dans le domaine artistique qu'elles entendent illustrer. Il ne s'agit plus de concurrencer l'empire fondé par Nicolas Hayek, ni le monument édifié par Hans Wilsdorf : la vie, la vraie, c'est le respect dû à la main de l'homme, au beau geste et à l'objet juste. C'est la revanche de l'art sur la machine. C'est le triomphe de l'intelligence sur la finance : l'émotion naît de l'expérimentation, pas de la possession...
 
□□□ On peut juger un peu fumeuses toutes ces considérations, et sans doute un peu utopiques toutes ces créations – qui pourraient passer pour un refuge contraint et forcé dans le Small is beautiful, sinon comme une preuve d'impuissance face à la domination des géants qui verrouillent le marché. C'est en partie vrai, mais la pyramide sociale fonctionne depuis la nuit des temps du haut vers le bas, du plus exclusif vers le plus trivial, et de la concentration vers la dilution : appliquées à la physique des particules comme à la physique sociétale, les principes de la thermodynamique (second chapitre : l'entropie) sont inexorables ! Les comportements des "élites" infusent lentement, mais sûrement dans le corps social : le décrochement de l'addiction aux marques semble irréversible chez les U-HNWI (Ultra High NetWorth Individuals) comme chez les HNWI (pas encore Ultra) qui donnent le ton et qui orientent les flux financiers. Demain, même le dernier primo-accédant chinois aux bonheurs du luxe capitaliste finira par être contaminé...
 
□□□ "Stealth is beautiful" : dans un monde dangereux, les Brésiliens ou les Mexicains ont appris à rester discrets sur leurs signes extérieurs de reconnaissance horlogère. Les Européens découvrent à leur tour – par inclinaison culturelle plus que par impératif sécuritaire – les atouts d'une nouvelle furtivité sociale. Il ne s'agit pas de dépenser moins, mais de consommer mieux : les plus belles montres n'ont pas de prix, mais c'est l'abus du marketing et les excès du branding qui sont devenus hors de prix, surtout quand ils vantent la vacuité d'un concept de marque vidé de toute substance par le culte de la performance financière à double digits. Chacun, du plus riche au plus "serré", en veut désormais pour son argent, avec le souci de profiter – pour lui et avec ses proches – des petits bonheurs de l'existence. □□□
 
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