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Trente bougies pour la Swatch : quelques légendes et autant de vérités

Trentième anniversaire pour une montre que presque tout le monde semble connaître depuis toujours, tellement elle a fini par s'imposer comme un des symboles de notre modernité... Entre les légendes du marketing et les réalités de l'histoire, la Swatch a toujours quelques grandes leçons à nous apprendre (article publié le 28 février 2013)…


••• 1983-2013 :  TRENTE ANNÉES 

QUI ONT CHANGÉ L’IMAGE DE LA MONTRE SUISSE…

La montre suisse la plus vendue dans le monde (360 à 380 millions d'exemplaires) n'est pas née dans une de ces manufactures historiques dont la Suisse horlogère est si fière. Elle n'a guère que trente ans [on soufflera demain, 1er mars, ses trente bougies], alors que certaines de ces manufactures légendaires inscrivent leur généalogie sur les quatre siècles. Elle n'est pas réalisée dans un des métaux précieux qu'affectionnent les collectionneurs, mais dans un plastique des plus prolétaires. Elle n'a pas vu son prix exploser au rythme de ses succès commerciaux, puisqu'elle coûte toujours à peu près le même prix que lors de son lancement, en 1982 [ci-dessus, une des premières publicités américaines de 1982]. Quoique que cette montre ait connu d'innombrables déclinaisons et quelques milliers de variantes, son design n'a pas fondamentalement évolué depuis sa naissance, en dépit des centaines de designers et de créateurs qui ont accompagné son parcours. On pourrait ainsi multiplier les singularités qui émaillent l'existence de la Swatch, qui a tout osé (ou presque) et qui a pu tout se permettre (ou presque), sans jamais épuiser les interrogations à son sujet et les questions qu'on peut se poser sur son succès...

NONNicolas Hayek ne voyait pas la Swatch comme une quelconque « révolution », ni même comme un nouveau chapitre de l'histoire de l'industrie suisse, mais avant tout comme le vecteur d'une réindustrialisation à partir de laquelle il pourrait être possible de maintenir les emplois (ainsi que les machines et les établissements industriels) dans les secteurs horlogers les plus stratégiques, tout en repensant la logistique de production dans son ensemble. La trajectoire Hayek et son ambition néo- industrielle a été bien étudiée dans un article fondateur de la Harvard Business Review : daté de 1993, ce texte indispensable explique ce qui s'est passé avant cette date, mais il annonce clairement ce qui se passera après, presque point par point – ce qui prouve à quel point la méthode Hayek était bien cadrée et bien structurée dès le départ de l'aventure. L'approche horlogère de Nicolas Hayek restait, à l'époque de la Swatch, celle d'un logisticien et d'un consultant spécialisé dans les questions de supply chain et d'organisation industrielle. Sa vision de la Swatch était, prioritairement, celle d'une cash machine qui aurait capté le prestige de la montre suisse traditionnelle pour tenter une nouvelle génération de baby boomers avides de changements et soucieux de ne plus vivre la montre à la façon des générations précédentes. L'idée de la montre-accessoire de mode ne s'est imposée que par la suite : l'apport décisif de Nicolas Hayek a d'abord été de repenser la robotisation et l'automatisation de la chaîne de production [pour battre les Japonais à leur propre jeu, alors que la remontée du yen commençait à leur poser des problèmes de tarification internationale], en abaissant au maximum les prix de revient. Ce qui tombait bien, puisque la Swatch d'Elmar Mock et de Jacques Muller – conçue dès le départ comme une montre populaire et accessible – comptait moitié moins de pièces que les montres mécaniques les plus basiques et réclamait quatre à cinq fois moins de temps pour être fabriquée du fait de son fond-platine et de la simplicité de son montage qui limitait au maximum l'intervention humaine (sur la Swatch de 1983, ci-dessus) on remarquera que le mot « quartz » est écrit en plus gros caractères que le mot « Swiss », dans une montre qui n'est pas encore très délirante côté couleurs)...

OUI, Nicolas Hayek a « imposé » la Swatch à un établissement horloger suisse qui ne comprenait pas l'intérêt de lancer une montre à quartz en plastique pour reprendre l'offensive face à l'impérialisme des Japonais et qui n'imaginait pas qu'une montre suisse ait les moindres chances de succès international si elle n'était pas mécanique, en or, chère parce que faite et finie à la main, très exclusive, ultra-plate et hyper- précise. La Swatch était certes un pari financier, industriel et commercial, mais également conceptuel. Fort de son raisonnement logistique [qui allait à l'encontre de la « culture » mécanique et manufacturière traditionnelle] et des budgets de réinvestissement industriels que lui consentaient les banques, Nicolas Hayek (ci-dessous) avait à la fois la vision pour comprendre l'impact potentiel d'une Swatch suisse et bon marché auprès des consommateurs, mais il avait aussi l'ambition (personnelle et entrepreneuriale) de réussir au nez et à la barbe de ses commanditaires, qui n'y croyaient pas. C'est pourquoi il finira par payer de sa personne en intégrant lui-même, financièrement, le tour de table de ce combinat industriel ingérable qui était devenu une espèce de « patate chaude » que tout le monde se refilait – mais qu'il finira par contrôler, au nez et à la barbe du système horloger. Il n'avait qu'un atout à sa disposition : la Swatch ! Il l'a joué de main de maître, en pratiquant une géniale fuite en avant dans le marketing à outrance [du marketing sociétal et surtout life style avant la lettre, imposé par l'échec du marketing purement horloger pratiqué en 1982 aux Etats-Unis] et dans la rupture provocatrice avec les codes suisses [notamment celui de la disponibilité immédiate du produit pour les achats d'impulsion]. De même qu'il triomphera de ses opposants internes (notamment Ernst Thomke, qui pilotait le projet d'Elmar Mock et Jacques Muller) et qu'il déjouera les manœuvres de ceux qui voulaient le déstabiliser...

NON, la Swatch n'a pas concurrencé les Japonais sur le plan technologique : eux aussi maîtrisaient parfaitement cette technologie. On le sait aujourd'hui, avec une certitude historique abondamment étayé par les travaux de Pierre-Yves Donzé : c'est la dynamique commerciale japonaise qui a bousculé l'horlogerie suisse sur ses principaux marchés, notamment le marché américain, et avec des montres mécaniques. L'arrivée du quartz n'a fait qu'achever une industrie en pleine déconfiture, qui n'avait rien compris à la partie marketing en train de se jouer [les prix des montres suisses étaient trop élevés, la logistique industrielle trop vieillissante et la communication trop décalée par rapport aux attentes des marchés]. La production électronique de Seiko ne dépassera la production de montres mécaniques qu'en 1980-1981, alors que l'horlogerie suisse était déjà totalement délabrée et agonisante. Les jeux semblaient faits ! La Swatch a pu s'imposer parce que, à leur tour, les Japonais n'ont rien compris au film marketing des années 1985- 2000, marquées à la fois par une libération quasiment post-soixante-huitarde de la montre [devenue accessoire de mode interchangeable] et la re-sacralisation des montres mécaniques « à l'ancienne » [dont les profits tirés de la Swatch ont permis de relancer la fabrication dans les ruines industrielles de la Suisse horlogère]. Le salut par le quartz ? Inattendu, improbable, mais vrai – c'est parce qu'il n'était lui-même, à l'époque, ni Suisse, ni horloger, ni peut-être même passionné de montres que Nicolas Hayek y a cru. La Swatch lui a permis de reprendre pied sur des marchés et de battre les Japonais sur le terrain du chic européen, de la tendance arty et du design qui embellit le quotidien : c'était la montre branchée par excellence ! Pendant ce temps-là, les ingénieurs de Seiko misaient tout sur une innovation permanente (Spring Drive, notamment) et sur des « ruptures » technologiques non valorisées et non souhaitées par un marché qui les repoussait chaque année un peu plus vers le bas, vers les volumes et vers une concurrence chinoise qui commençait tout juste à poindre...

OUI, la Swatch est devenue une icône du XXe siècle, mais il faut humblement admettre que les horlogers suisses n'y sont pour rien ! Le modèle Swatch initial était purement opportuniste et industriellement avantageux. Très vite, Nicolas Hayek a compris – c'est cette vista et cette intelligence stratégique qui restent son apport fondamental à l'horlogerie de la fin du XXe siècle – quel parti commercial il pouvait tirer d'une montre tous publics dotée d'une forte réputation suisse. Non pour en faire la remplaçante d'une Patek Philippe à quartz comme il s'en vendait tant à l'époque, mais pour l'exploiter en Second Watch – ce qui permettait d'en faire à peu près ce qu'on voulait, à 360° : un fétiche de mode, un caprice saisonnier, un symbole sociétal, une révolution comportementale (easywear horloger et obsolescence programmée), un support de création artistique, un objet spéculatif [on se souvient des Kiki Picasso à 30 000 euros : ci-dessous], un « jouet de garçon » ou un coup de cœur pour les filles, une pièce de musée (MoMA, Beaubourg), un prétexte à la création de méga-événements mondiaux, une nouvelle marque planétaire, quelque part entre Rolex et Coca-Cola, une montre transgénérationnelle, un nom de baptême du premier groupe horloger mondial (Swatch Group, ex-SMH), une chaîne de boutiques monomarques sur les plus grandes avenues du monde et dans les principaux aéroports de la planète, un nom commun pour désigner une montre en plastique à prix accessible et même un délire horloger capable de proposer des tourbillons mécaniques, de se parer de métal, de jouer avec des écrans tactiles ou de miser sur les nouvelles technologies ! Bref, une it-watch capable de ramener à la montre suisse toute une génération, qui entamerait avec la Swatch un parcours destiné à la mener jusqu'à Rolex et Breguet. Paradoxe de l'icône en plastique : la Swatch aura appris la montre suisse au monde entier, en imposant un style unique au-delà des marquages culturels, mais son succès planétaire a fini par donner aux amateurs d'autres envies de montres et par réveiller les désirs horlogers et mécaniques de nombreux créateurs, en Suisse, en Europe et dans le monde...

NON, la Swatch n'a pas définitivement gagné la partie ! Les leçons du passé ont été parfois oubliées, ce qui a permis à différents concurrents de reprendre des parts de marché. Sur l'entrée de gamme et dans le segment des montres tendance, la Swatch n'est plus seule : certaines marques bétonnent sur la couleur et le silicone [dont le retour en force n'a pas été anticipé par Swatch, qui n'y a pas cru et qui a laissé Ice-Watch préempter un territoire en déshérence], d'autres sur la créativité design avec l'atout d'une griffe [par exemple, Guess ou Diesel], d'autres encore sur la mode pure, le high-tech, la valeur ajoutée artistique, le conceptuel électronique [c'est la cour de récréation de Tokyoflash] ou le créneau des mécaniques pas chères. Avec l'âge, l'image de Swatch s'est assagie, patinée, lissée, sinon brouillée. La communication est moins péremptoirement rupturiste. Le réseau commercial exclusif en est même devenu rassurant. Le grand défi est aujourd'hui celui de la future smartwatch connectable, surtout si Apple se lance sur ce créneau avec un concept de disruption techno-marketing. La grande leçon de la Swatch, c'est justement que les leçons du passé ne suffisent pas pour comprendre l'avenir...

••• Article initial : BUSINESS MONTRES DU 28 FÉVRIER 2013


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