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Un voyage dans les beaux-arts du temps, sous le signe de la boule rouge, en quête de la Joconde de l'horlogerie (première partie #1/3)
Reprise d’un texte écrit en 2006 pour un livre qui a finalement vu le jour sous une autre forme. Ce n’est donc pas un article, mais une promenade « culturelle » dans l’histoire des objets du temps, de la préhistoire à nos jours (première des trois parties)…
Un pèlerinage personnel
à l’Observatoire royal
de Greenwich (Royaume-Uni)
Le texte ci-dessous a été écrit en 2006 pour un ouvrage finalement publié sous une autre forme, voici quelques années. Il s'agit donc du chapitre d'un livre (non d'un article), mais on peut le relire à part, comme un patient voyage aux sources de nos beaux- arts du temps, sinon comme un très court roman de notre apprentissage des heures...
Il est treize heures et je suis au milieu du monde, au milieu du temps, debout face au nord sur une ligne de bronze qui symbolise le passage du méridien zéro, dans la cour de l’Observatoire royal de Greenwich. Ce village, situé au sud-est de la capitale anglaise, est à présent intégré dans la mégalopole londonienne : on avait construit l’observatoire dans la campagne de Londres pour que les téléscopes ne souffrent pas du smog et des fumées de la pollution pré-industrielle. Il est tout juste treize heures et j’ai exactement un pied à l’ouest et un pied à l’est, de part et d’autre de ce méridien qui sépare le globe en deux hémisphères. A quelque millionièmes de seconde près, ma main gauche est peut-être déjà dans le fuseau horaire qui entame sa treizième heure, quand ma main droite n’est peut-être pas encore sortie du fuseau horaire qui termine sa douzième heure…
Quand sonne le premier coup de l’horloge, une énorme boule rouge chute sur un mètre du haut du mât qui domine l’observatoire. Pendant au moins deux siècles, jusqu’à la généralisation des signaux horaires diffusés par radio, les capitaines en partance pour les océans ne quittaient jamais Londres sans caler leur chronographe de marine sur cette boule rouge. Elle chutait à treize heures, et non à midi, parce que les astronomes de Greenwich étaient trop occupés à faire des relevés et des observations à cette heure cruciale qui marquait le début de la journée civile. De la Tamise, on voyait très distinctement la chute de la boule, qui servait ainsi de top horaire à tous les possesseurs de montres : aujourd’hui, sur un quai de Greenwich, une statue du fameux capitaine Cook rappelle les liens anciens entre l’observatoire et la marine britannique. Pendant plus d’un siècle, certains commissionnaires anglais se sont tenus, à midi pile, devant les grilles d’entrée de l’observatoire. Une grande horloge de précision, graduée sur vingt-quatre heures, est logée dans un de piliers de ces grilles. Quand l’aiguille des secondes marquait exactement midi, ils recalaient soigneusement des chronomètres « mères » sur l’horloge de Greenwich et ils allaient ensuite revendre ou diffuser cette heure de référence dans les différentes institutions et entreprises londoniennes qui le souhaitaient. Cette comparaison était alors le seul moyen de savoir si les horloges et les pendules d’un lieu étaient à la bonne heure.
Il est maintenant un peu plus de treize heures et j’ai rendez-vous avec... la Joconde de l’horlogerie. Pourquoi venir la chercher à Londres ? Parce que c’est sans doute à Londres, au moins en Angleterre, que tout a commencé en matière d’horlogerie moderne. C’est ici que cette science de la précision mécanique est vraiment née, ainsi que les montres capables d’afficher et de conserver cette précision. C’est ici que le goût du sport et du plein air a été redécouvert. Ce n’est pas une coïncidence : nous savons déjà que ces activités parallèles sont complémentaires. Nous allons mieux le comprendre dans un instant. Dans l’avion qui s’apprête à se poser à Heathrow, je survole la campagne anglaise. L’appareil évolue lentement au-dessus de la vallée de la Tamise, qui enserre mollement le grand Londres. On reconnaît au loin l’hippodrome d’Epsom et la campagne du Surrey, célèbre pour ses enclosures propices à l’élevage des chevaux : sans ces propriétaires terriens passionnés par les courses équestres, pas d’aventure chronographique ; sans les sportsmen anglais soucieux de s’affronter sur ces bandes de gazon, pas d’athlétisme moderne.
Je profite des manœuvres d’atterrissage pour faire un bref retour en arrière, en 393, seize siècles avant notre ère : c’est alors que l’empereur romain Théodose Ier a interdit les compétitions olympiques. Il ne sait évidemment pas qu’il impose aux corps masculins quatorze ou quinze siècles de pénitences et de reniements physiques. Bousculée par les invasions barbares, la civilisation romaine agonise et l’Europe se fragmente en domaines féodaux soumis à la seule loi de l’épée. Pendant un bon millénaire, les Européens ne vont plus essayer de vivre, mais de survivre. Les arts, les sciences et les cultures se dissolvent dans les grandes peurs d’un monde qui n’est plus structuré que par une religion imposée par la brutalité aux populations païennes. Sur les franges de l’Europe, d’autres civilisations s’avèrent plus brillantes. A Constantinople (aujourd’hui Istanbul), les dynasties byzantines préservent les traditions de l’ancien empire romain d’Orient. Partie des déserts arabes, une vague de conquérants musulmans ne va plus tarder à s’élancer à la conquête des rives de la Méditerranée : un nouvel empire arabo-musulman se met en place sous la bannière du Prophète. De la Perse à l’Espagne andalouse, les savants et les lettrés musulmans vont recueillir les fragments de l’héritage gréco-latin qui ont pu être sauvés de la fureur des hommes. Les cours des califes musulmans sont les plus brillantes du monde : leurs astronomes, leurs physiciens, leurs médecins, leurs mathématiciens et même leurs horlogers seront longtemps les meilleurs de leurs époque. Haroun al-Rachid, le calife de Bagdad, fait adresser au nouvel empereur Charlemagne, couronné en 800, une extraordinaire horloge à eau, dont le mécanisme de bronze animait des automates, des calendriers et des sonneries à chaque heure
Dans la vieille Europe, les seuls pôles de civilisation sont, précisément, les îlots de résistance religieuse à la barbarie d’un âge de fer. Dans les monastères, les moines prient, mais ils défrichent aussi les forêts qui ont reconquis les jachères abandonnées par les hommes ; ils recopient les textes sacrés, mais ils réapprennent à bâtir églises et maisons ; ils enseignent et ils éduquent ; ils civilisent et ils recolonisent leurs propres peuples. Très vite, ces monastères se donnent une règle de vie, rythmée par une alternance précise d’offices religieux, de méditations personnelles et des travaux collectifs. Les moines ont besoin de nouveaux repères temporels, dans une journée (les heures) comme dans une année (les jours). La religion chrétienne comporte un certain nombre de fêtes mobiles, dont les dates sont fixées en fonction d’un conjonction astronomique : pour les catholiques, la date de Pâques dépend à la fois du calendrier solaire (fixe d’une année sur l’autre) et du calendrier lunaire (variable). Elle peut varier entre le 22 mars et le 25 avril . Les fêtes chrétiennes mobiles étant plus nombreuses que les fêtes fixes (Annonciation, Assomption, Noël, Epiphanie), les communautés religieuses devaient absolument posséder un calendrier fiable : comment l’établir quand on ne dispose plus d’observatoire astronomique, d’instruments pour relever la position des étoiles, de tables planétaires ou d’horloges capables d’indiquer avec précision les mouvements des astres les plus remarquables ? Les annales religieuses fourmillent de querelles autour de la date de Pâques et de savantes disputes entre théologiens et astronomes, avec excommunicaions et parfois même condamnations à mort à la clé ! Tout a donc poussé les moines à développer des compétences particulières dans le calcul du temps, ne serait-ce que pour appeler les fidèles à l’office à l’heure juste, de nuit comme de jour, toute l’année….
A vrai dire, le temps a toujours été une prérogative religieuse et souveraine. Les grands de ce monde ont toujours « commandé » au temps et décidé du calendrier, tandis que leurs prêtres réglaient le décompte des heures pour le commun des mortels : détenir l’horloge de référence d’une cité – l’heure du temples ou du palais – revient à « tenir » ceux qui vivent et travaillent dans cette cité. Avant les prêtres, il y avait sans doute des sorciers : le plus ancien « calendrier » de l’humanité a été retrouvé dans une grotte préhistorique du sud de la France. Il s’agit d’un os d’aigle, daté de 20 000 ans avant notre ère : on y trouve une série d’encoches qui correspondent à ce qui pourrait être un calendrier lunaire. Cette découverte a relancé l’intérêt des préhistoriens pour des os gravés ou des pierres à cupules jusqu’ici classés parmi les artefacts impossibles à interpréter. Il se pourrait que les réserves des musées d’archéologie abritent des pièces encore plus anciennes, qui attesteraient de la très ancienne recherche par les hommes de repères temporels fiables. En fait, pour calculer approximativement, l’heure, un bon cadran solaire suffit : les hommes les utilisent depuis l’aube de la civilisation agricole. Avec un simple bâton planté dans le sol, un berger peut repérer et noter la position du soleil dans le ciel et calquer ainsi l’organisation de sa journée sur la course du soleil. En Orient, les cultures mésopotamiennes ont laissé les premières traces historiquement attestées de systèmes horaires assez précis, basés tantôt sur le soleil , tantôt sur l’écoulement de l’eau , tantôt sur le sable , tantôt sur le feu . Les calendriers annuels étaient établis par les prêtres, à la suite de computations stronomiques complexes, qui permettaient de fixer les dates des fêtes religieuses et des grands événements de la cité : on sait que les Egyptiens – dont la survie était conditionné par les crues annuelles du Nil, elles- mêmes causées par les pluies saisonnières de la région africaine des Grands lacs – ont souvent utilisé leurs obélisques comme de gigantesques cadrans solaires. En Occident, le site de Stonehenge offre un témoignage beaucoup plus ancien que la Mésopotamie ou que l’Egypte de l’éternel besoin des hommes de se repérer dans le temps. On a récemment retrouvé en Allemagne un disque de bronze, daté de 1 600 ans avant notre ère, qui figure une sorte de « ciel étoilé automnal » (ci-dessous), selon l’expression de l’archéologue allemand Harald Melle : ce disque de Nebra est, à ce jour, de la plus ancienne représentation de la voûte céleste jamais retrouvée. Assez peu portés sur l’astronomie, les Grecs et les Romains de l’Antiquité se sont contentés de « gérer » les connaissances accumulées par les observateurs égyptiens et mésopotamiens. Les Romains se sont davantage souciés du calendrier : jusqu’à Jules César, ils fonctionnaient sur la base du calendrier lunaire grec, avec, pour point zéro du décompte des années, la date de la fondation de Rome par Romulus, en 753 avant notre ère. Ce calendrier de 304 jours, maintes fois modifié, dérivait tellement qu’il fallait lui ajouter des mois intercalaires, dont l’institution était manipulée en fonction des échéances politiques, pour allonger ou raccourcir les mandats de certains élus. En 45 avant notre ère, Jules César a rationalisé tout cela en introduisant le calendrier julien, de 365 jours divisés en 12 mois, qui sera remplacé en 1582 par notre actuel calendrier grégorien, institué par le pape Grégoire XIII.
A l’époque gréco-romaine, on disposait cependant de mécanismes complexes pour calculer la position des astres : retrouvée en 1900 au fond de la Méditerranée, près de l’île grecque d’Anticythère, et datée d’environ 87 avant notre ère, la fameuse « machine d’Anticythère » n’était qu’un bloc de rouille, qui vient de livrer partiellement ses secrets. La pièce était un peu oubliée dans le réserves du musée archéologique d’Athènes. Une analyse au scanner de ses rouages révèle une sorte de... machine à calculer de l’Antiquité, un genre d’astrolabe capable d’être « programmé » pour étudier les mouvements du soleil, de la lune et de certaines planètes. L’analogie entre ses engrenages de roues dentées et le mouvement mécanique d’une montre est frappante. Il est même possible que la « machine d’Anticythère » ait donné l’heure : certains axes et ce qui pourrait passer pour des barillets laissent penser qu’il y avait peut-être des aiguilles [note 2012 à propos d'Anticythère – ci-dessous : en 2006, il était déjà très audacieux de parler d'Anticythère, mais on ne savait encore rien de vraiment scientifique à propos de ce calculateur astronomique, « premier ordinateur » de l'humanité, récemment remédiatisé dans le monde entier par Hublot]...
La majeure partie de cet héritage antique – les manuscrits, les traités scientifiques, les instruments – a été dispersée, perdue, pillée ou détruite à la chute de l’empire romain. Pour pouvoir étudier, les savants se sont faits clercs : l’Eglise sera pendant dix siècles au moins le principal foyer de recherches intellectuelles et plus ou moins scientifiques. Il est donc normal que des religieux soient à l’origine des premières horloges mécaniques, vite associées à des sonneries (cloches, carillons) et à des complications astronomiques : on repère les premières traces de ces horloges religieuses dès le XIIe siècle. Elles fonctionnent sur le principe d’un poids dont la chute contrôlée apporte une énergie freinée par une sorte de roue d’inertie, le balancier ; ces horloges sont généralement de cadrans qui divisent la journée en deux fois douze heures, avec une seule aiguille pour indiquer l’heure. Les mécaniques horlogères vont très vite se séculariser, surtout dans l’Europe du nord, qui opposera souvent le cadran du clocher à celui du beffroi municipal : plus l’édifice porteur de l’horloge était élevé, plus le mouvement était fiable et précis. Tant la hauteur de la tour que l’orgueil du cadran témoignaient toujours d’une volonté opiniâtre de maitriser le temps. Quand une nouvelle technologie fait sa percée et qu’elle correspond aux attentes collectives, son développement est toujours foudroyant. Dès le XIIIe siècle, les grandes villes voient toutes midi à leur clocher. Ce n’est plus seulement le temps des prêtres, mais aussi celui des marchands, qui réclament des heures fiables pour le début et la fin des marchés ou pour l’embauche des ouvriers. La précision est évidemment aléatoire, du fait des techniques rudimentaires de réalisation des rouages.
Pendant les deux siècles suivants, les mécanismes s’affinent, la précision s’accroît, les aiguilles des secondes apparaissent. Les indications astronomiques et les automates des horloges de cathédrales stupéfient les foules fascinées par le spectacle. Les princes et leurs cours aristocratiques rivalisent de générosité pour offrir à leurs villes les plus belles pièces d’art horloger. Les maîtres-horlogers sillonnent l’Europe, de chantier en chantier, pour mettre en place ces horlogers monumentales. D’autres conçoivent des horloges de petite taille à usage domestique : on les remarque sur les portraits que les riches négociants offrent à leur communauté. Dès la fin du XVe siècle, on voit apparaître, en Allemagne, des horloges portatives, qu’on suspend à son cour ou à son manteau avec une chaîne : le mouvement ne fonctionne plus grâce à un poids, mais grâce à un ressort qu’on arme avec une clé. Domaine réservé des maîtres du monde, l’heure devient personnelle et gagne chaque décennie en décoration, mais aussi en précision et en miniaturisation. Dans une Europe plus ouverte, sur une diagonale Tamise-Rhin-Rhône-Pô, les hommes et les marchandises circulent. Il faut de nouveaux instruments horaires pour les voyageurs, des « montres de voyage » capables de supporter les secousses dues aux cahots de la route et la poussière des grands chemins.
Les temps sont mûrs pour un nouveau saut technologique. Les montres portatives et les objets horlogers étaient jusque-là des objets de décoration très ornés, qui relevaient des métiers d’art : c’était la spécialité des horlogers émailleurs, graveurs ou sertisseurs français , qui bénéficiaient des commandes de la cour de France et dont la réputation s’étendait à toute l’Europe. Si le XVIe siècle avait été celui de l’horlogerie allemande, le XVIIe siècle reste comme l’âge d’or de l’horlogerie française, héritière partielle d’une tradition horlogère allemande mise à mal et ruinée par la Guerre de Trente Ans (1618-1648) qui avait ravagé toute l’Europe centrale. En marge de cette horlogerie artistique, une nouvelle tendance se dessine, plus technique et plus rigoureuse. La montre moderne va naître au XVIIe siècle de deux inventions fondamentales : le principe du pendule, qui deviendra le balancier dont le battement régulier crée ce tic-tac qui nous est familier ; l’échappement, qu’on doit au mathématicien anglais Robert Hooke, dont le principe sera amélioré par l’invention du ressort spiral. On va passer en quelques années d’une précision de trente minutes par jour à trois minutes, et bientôt à trois secondes de décalage quotidien.
En 1685, un événement politique va bouleverser le marché européen de la montre, largement dominé par les artisans huguenots, qui avaient des liens étroits, commerciaux et familiaux, avec les horlogers allemands d’Augsbourg et de Nuremberg, villes protestantes. Louis XIV, le roi de France, Louis XIV, révoque brutalement l’édit de Nantes, qui accordait aux protestants du royaume la liberté de conscience. La pratique du culte réformé est interdite (ci-dessous). Les pasteurs sont obligés de fermer leurs écoles et de quitter la France. Quoique leur émigration soit interdite par les édits royaux, 300 000 « religionnaires » fuient la France et les persécutions religieuses, pour se réfugier dans les nations protestantes de l’Europe : on les retrouvera à Berlin, en Hollande, mais surtout en Suisse [où ils vont recréer une industrie horlogère appelée à un grand avenir] et en Angleterre, où ils vont continuer leur métier et contribuer à asseoir la réputation internationale de l’horlogerie anglaise au XVIIIe siècle.