SIGNAL FAIBLE (accès libre)
Vous aimez le vélo ? Vous allez adorer la montre mécanique…
À part le vélo, qui n’a qu’un siècle et demi d’antériorité barbare, on ne trouve pas d’« accessoire » contemporain plus archaïque qu’une montre mécanique. Pourtant, le vélo fait de la résistance et gagne même des parts de marché générationnelles. La montre traditionnelle ferait bien d’en faire autant : l’avenir peut aussi se conjuguer au passé simple…
Une évidence : quoi de plus ringard qu’une montre mécanique traditionnelle à l’heure des horloges atomiques en orbite géostationnaire, qui ne prennent guère qu’une seconde de retard tous les dix millions d’années (Deep space atomic clock) et qui poussent la courtoisie jusqu’à nous afficher ce temps qui passe ultra-précis sur nos prothèses numériques ? On fabrique encore les montres à peu près comme au XVIe siècle, disons au XVIIe siècle pour rassurer les intégristes, et elles ont toujours un cadran, des aiguilles, des rouages et des ressorts – et c’est ainsi depuis le temps des bombardes et des arquebuses. Tout a changé, sauf l’horlogerie classique. Obsolescence technique absolue qui n’a pas empêché la montre (au sens large) de conquérir les beffrois, puis les cathédrales, les goussets et enfin les poignets de quasiment tous les êtres humains sur cette planète, avant de coloniser l’espace proche et même la Lune [où une montre suisse de Maurice de Mauriac s’est numériquement crashée à bord d’une sonde israélienne]. Dommage que Pioneer 11 n’ait pas accroché une montre au poignet de ses représentations humaines (ci-dessous) avant de partir vers les étoiles…
Vous trouverez bien quelques esprits ronchons pour regretter cette ringardise et pour condamner les montres traditionnelles à une disparition annoncée. Des concurrents ont procédé au grand remplacement sur les poignets de centaines de millions d’individus, avec des montres connectées qui ont proprement décramponné les montres classiques de leur territoire de légitimité : cette carpo-révolution a largement redistribué les cartes, mais sans parvenir à faire perdre aux montres un tant soit peu statutaires leur lustre et leur attractivité [dans quelques années, on se demandera encore comment l’établissement suisse, égaré par de lamentables pasteurs, a pu ainsi se laisser dépouiller par des prédateurs californiens, coréens et chinois]. Pourtant, la montre fait de la résistance : on aurait tort de se focaliser sur les montres suisses, puisqu’il existe environ 85 pays sur cette planète qui peuvent se vanter d’avoir une horlogerie sui generis, microscopique, artisanale ou macro-industrielle. 85 pavillons nationaux, ce n’est pas encore l’ONU, mais c’est bien mieux que la Société des Nations à son époque !
Par les temps de décroissance qui se profilent, autant par souci environnemental que par usure forcenée et annoncée du turbo-capitalisme, peut-être l’avenir est-il désormais aux technologies un peu ringardes, mais tellement plus rassurantes. Prenons l’exemple de la voiture et du vélo : ce dernier [qui n’a guère qu’un siècle et demi de légitimité à faire valoir] n’était-il pas le comble de l’obsolescence en matière de transport individuel, quelque chose comme le résidu barbare d’une erreur d’aiguillage du progrès, une sorte d’impasse biologique dans l’évolution naturelle des beaux-arts du déplacement ? Pour s’étonner de ce retour du vélo, n’oublions pas que la voiture était l’outil par excellence de la libération individuelle et le fondement d’une nouvelle civilisation, celle d’une hyperconsommation heureuse qui permettait de faire le plein à la pompe pour faire le plein au supermarché, avant de revenir faire le plein devant sa télévision. Le bonheur était au bout du gisement de pétrole. Sauf que…
Sauf que le mythe de la « bagnole » a vécu, même s’il est acquis que nos chères voitures ne vont pas disparaître, qu’elles vont se transformer grâce aux énergies renouvelables et à l’intelligence artificielle et qu’elles vont se « civiliser ». Sauf qu’on voit réapparaître dans les villes et dans les campagnes cette aberration mécanique qu’est la bicyclette, avec ses chaînes et ses pignons, parfois dotée d’une assistance électrique, ses pédales tragiquement précaires, mais toujours son cycliste le nez à l’air en équilibre instable sur deux roues plus ou moins gonflées à l’air, à la force des mollets. Rien de plus fraîchement tendance qu’un « vélo » urbain, rurbain ou carrément rustique : toutes les marques de luxe vont se mettre à en griffer une collection. Même le président Mao considérait que le vélo était une des plus belles conquêtes de tout bon communiste…
Vous saisissez l’analogie entre la montre et le vélo, deux expressions assez géniales de l’ingéniosité mécanique des Européens ? Même convergence dans la ringardise obsolescente, même condamnation par un « sens de l’histoire » que rien n’a d’ailleurs jamais démontré, même résistance à l’hubris technodépendante et même pied-de-nez spontané aux convenances conformistes du prêt-à-penser. En fait, dans une logique post-industrielle responsable et maîtrisée, il n’y a pas plus ringard que la voiture, et pas plus porteur de sens que le vélo ! En réalité, il n’y a pas plus rassurant qu’une montre mécanique – qu’elle sacrifie au tout-à-l’égo ostentatoire du nouveau riche émergent qui croit s’acheter une conduite avec sa Richard Mille fétiche ou qu’elle témoigne d’une posture de rébellion contre la dictature numérisée des world companies qui nous guettent.
Dans un avenir immédiat, le tout sera de repenser le vélo pour en refaire le blanc destrier urbain de notre post-modernité, tout comme il faudra repenser la montre traditionnelle, pour la rendre encore plus créative, encore plus « intelligente » sur le plan mécanique, encore plus signifiante des hautes cultures esthétiques de l’art de vivre européen et, bien sûr, encore plus accessible à de plus larges publics. Il était aberrant [mais on a les élites qu’on mérite !] de produire toujours moins de montres, mais toujours plus chères, comme l’horlogerie suisse l’a fait récemment, alors qu’il existe des dizaines, sinon des centaines de millions d’amateurs capables de comprendre le message d’une montre qui répondrait vraiment à leurs attentes. Le fantastique succès des montres vintage prouve que la demande de belles montres reste très forte, de même que les superbes campagnes de sociofinancement lancées sur les sites spécialisés : ce n’est plus vraiment une question de prix [Greubel Forsey ou MB&F ont leur légitimité, de même qu’Ice-Watch, Augarde, Longines ou Trilobe], mais une affaire de « style » et de « culture », un condensé de signes et de significations, une concentration sémaphorique de représentations et une affirmation permanent de singularité. Le vélo ou la montre ? Les deux, mon général : c’est le nouveau monde qui entre dans un nouveau cycle. On vous laisse réfléchir là-dessus…