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WONDER WEEK 2019 #10
Il faut quand même le dire : même si tout le monde a la peur au ventre, la créativité et l’ingéniosité horlogères sont en hausse

On ne s’ennuie pas une seconde dans cette Wonder Week qui, vue de l’extérieur, doit ressembler à une nouvelle « Nef des fous » (ci-dessous, le tableau de Jérôme Bosch). Une couronne de lauriers pour Richard Mille, plus « King of cool » que jamais – c’est lui le roi de ce carnaval, et quelques autres couronnes pour les autres passagers de la nef – de roses ou d’épines pour le lynché de service…


QUE ÇA FAIT PLAISIR, 

UNE MARQUE QUI ASSUME 

ET QUI PREND DES RISQUES ! (éditorial)

On ne parle pas ici d’un CEO qui répète que le « risque est à la hauteur de la récompense », qui affirme « casser les codes » et veut « repousser les limites » en « écrivant une nouvelle page de l’histoire de (sa) marque »… Tout le monde aura reconnu le « saint Sébastien des réseaux sociaux » (ci-dessous, le saint de Mantegna), François-Henry Bennahmias, percé d’innombrables flèches empoisonnées pour n’avoir pas compris que, passé l’heure fatidique de la toute-puissance numérique, son carrosse s’était transformé en citrouille [il restera comme la première victime expiatoire d’une désintermédiation médiatique dont il avait été le premier artisan : Business Montres du 14 janvier]

On parlera plutôt d’un créateur de marque comme Richard Mille, qui nous offre, pour son dernier SIHH, un festival d’intelligence stratégique et de créativité horlogère avec une collection « Bonbon » auquel il est difficile de trouver le moindre défaut et qui s’annonce comme l’offre la plus substantielle et la plus « forte » de ce SIHH (Business Montres du 14 janvier). En soi, cette série de montres saccharo-mécaniques pourrait sembler bien banale, sinon futile, et en tout cas totalement décalée par rapport à une demande que seuls les ravis de la crèche imaginent homogène dans son culte du vintage, nostalgique dans sa ferveur iconique et obsédée par le low cost. Cette offre d’une collection unique centrée de l’idée de « friandise » nous semble, au contraire, des plus substantielles, non seulement par son potentiel commercial [apparemment, les réactions du réseau sont excellentes], par sa charge imaginative (10 modèles dans 6 boîtiers en 60 couleurs) ou par son audace technologique [recréer ces douceurs en nouveaux matériaux était une rude mission], mais aussi par ce qu’elle nous révèle du marketing horloger contemporain…

Pour ce qui est de ses clients néo-milliardaires ou post-millionnaires, Richard Mille connaît son affaire : il a tellement bien mené sa barque au cours de ces presque vingt dernières années qu’on ne saurait lui faire le moindre reproche. S’il se lance – s’il nous lance ! – un tel défi, c’est qu’il sait ce que ces clients attendent et jusqu’où ils peuvent aller dans le caprice horloger. Parce que c’est une collection de caprices mécaniques pour amateurs capricieux, mâles ou femelles, qui considèrent qu’une poignée de bonbons high-tech au poignet (guimauve, réglisse, fraise, citron ou glaces à l’italienne). Il fallait oser prendre un tel risque : Richard Mille l’a fait, tout comme il a eu le flair de donner libre cours à l’imagination de sa directrice artistique, Cécile Guénat, pour démontrer, en recourant à la tradition métiers d’art autant qu’à celle des laboratoires high-tech, qu’on pouvait « penser » l’habillage horloger autrement qu’en termes convenus.

Les nouvelles élites économiques des marchés fraîchement émergés n’ont pas les réflexes conditionnés des vieux tropismes du luxe : d’instinct [mais pas seulement par ce qu’elles ont les poches pleines], ces élites vont là où les guident leurs plaisirs, sans le moindre conformisme et sans génuflexion obligatoire devant les « canons » du « vrai luxe » à l’européenne. AU XVIIe ou au XVIIIe siècle, pour les élites mandarinales de la cour impériale chinoise, les pendules et les montres de poche venues de la lointaine Europe étaient au moins aussi « baroques » que nous semblent l’être aujourd’hui ces « bonbons » horlogers. De même que, à l’aube du XXe siècle, les premières montres-bracelets des sportsmen de la Belle Époque ont dû paraître totalement capricieuses aux porteurs de magnifiques montres de poche : ces montres de poignet n’étaient-elles futiles et fragiles ?

Ludique et acidulée, mais tout en cas totalement insolente et décalée, la nouvelle confiserie horlogère de Richard Mille leur parle autrement du temps qui passe et qui est passé – n’est-ce pas la fonction même d’un objet du temps et de ce que devrait être le nouveau « luxe » horloger ? Il y a évidemment un abîme entre la post-modernité gentiment régressive de ces « douceurs » polychromes et la sempiternelle revendication « intemporelle » des esthétiques figées par ceux qui croient pouvoir invoquer le « classique » [c’est dans cette invocation rituelle et dans ce « retour au classique » qu’ont été forgés les clous qui ont crucifié ce pauvre François-Henry Bennahmias]. Réfléchissons-y plus précisément : les montres du très haut de gamme, celles qui se paient en cinq et en six chiffres, voire au-delà [les « Bonbons » de Richard Mille sont annoncés dès 130 000 francs suisses], ne sont-elles pas elles aussi des fétiches régressifs et des reliques d’auto-gratification [« Parce que je le vaux bien »] destinés à calmer les angoisses existentielles de cette nouvelle classe friquée, qui comble avec ces objets transactionnels le vide intérieur creusé par une opulence physique absolue, certes, mais absolument dénuée de tout sens ou de toute consistance métaphysique ?

Nos montres sont, par nature, même quand elles relèvent de la plus intégriste des obédiences horlogères, des « caprices » à la limite de l’inconvenance au regard des enjeux planétaires. Elles sont, en soi, aussi vaines et « inutiles » que peuvent le paraître des confiseries pastichées en objets horlogers de grand luxe. Richard Mille et son équipe créative se sont contenté d’aller jusqu’au bout de cette logique, en accordant la forme – un audacieux concept d’horlogerie crustulaire (du latin crustularius, le « confiseur ») – au fond, c’est-à-dire à cette dimension capricieuse que constituent fondamentalement nos jouets horlogers pour « gosses de riches. Dans cette autre dimension des objets du temps contemporains, il n’existe pas de différence fondamentale entre les « bonbons » de Richard Mille et les « méduses » de Maximilian Büsser ou les « Art Pieces » de Greubel Forsey : pas de différence de nature, tout juste quelques modulations d’expression dans l’intensité du caprice. Tout ceci pour dire que cette nouvelle collection de Richard Mille est une des plus sérieusement amusantes de la Wonder Week, sinon la plus enthousiasmante de toute l’offre des 90 maisons qui présentent leurs nouveautés aux larges masses éberluées. Quand les temps sont mous, il faut frapper dur ! Merci, Richard ! On vous laisse réfléchir là-dessus…

❐❐❐❐ LE PREMIER CRAQUEMENT DU SÉISME HORLOGER QUI SE PRÉPARE : comme toutes les convulsions majeures de nos plaques tectoniques, les premiers craquements sont discrets, mais on les sent déjà irrémédiables. Le Science Institute de Guy Sémon (groupe LVMH) a fait trembler le sismographe des grandes révolutions horlogères : on a enfin trouvé une alternative industrielle et hautement technologique au bon vieux spiral de nos échappements suisses ! Le nouveau spiral est « synthétique », avec une base de graphène enrobée de carbone, mais il est surtout d’une relative simplicité de production et d’une précision « instantanée » qui permet à TAG Heuer – pour l’instant, seul bénéficiaire de cette avancée horlogère de premier plan – de proposer une Carrera 02 Nanograph, chronographe tourbillon certifié chronomètre et avant-gardiste, pour 24 000 francs suisses. Avantage annexe de ce spiral en « carbone » : sa faible fragilité et sa forte résistance comparées à celles d’un spiral en silicium. C’est le cœur battant de cette montre pionnière – esthétiquement intéressante par ailleurs – qui mérite qu’on y revienne dans les jours qui viennent : peut-être que 2019 restera dans les annales de l’horlogerie comme l’« année du spiral Sémon »…

❐❐❐❐ LE PREMIER CRAQUEMENT DU SÉISME (2) : ceux qui auraient des doutes sur l’importance stratégique cruciale de ce calibre Heuer 02T devraient aller faire un tour aujourd’hui du côté de Saint-Gall (Suisse), où se joue la première manche du procès qui oppose le Swatch Group [défenseur d’un brevet clé sur les spiraux en silicium, co-exploité par le groupe Rolex et Patek Philippe] et le groupe Cendres+Métaux, qui avait osé proposer un spiral en silicium sur son mouvement mécanique K1. S’il ne faut pas se faire d’illusions sur cette péripétie judiciaire qui va nous rejouer le pot de fer contre le pot de terre (voire l’Ogre et le Petit Poucet), on ne sait jamais…

❐❐❐❐ LE LYNCHAGE MÉDIATIQUE : plus les jours passent et plus la violence du lynchage numérique du CEO d’Audemars Piguet, coupable d’avoir osé « penser en dehors des clous » avec sa montre Code 11.59, se révèle aux yeux de la communauté horlogère stupéfiée. Sans revenir sur nos appréciations antérieures sur cette montre somme toute parfaitement « honorable » (Business Montres du 14 janvier et Business Montres du 13 janvier) ou sur les responsabilités personnelles de ce CEO dans les foudres de la désintermédiation qui l’accable, il faudrait maintenant en tirer toutes les conséquences et se demander qui sera la prochaine victime de ces emballements irrationnels du web horloger. Qui sera brûlé en place publique après avoir été adoré ? Les nouveaux « gilets jaunes » de l’horlogerie se rebellent contre les puissants d’hier et ils ont maintenant compris quelle force ils représentaient grâce aux réseaux sociaux et quelle puissance socionumérique ils incarnaient désormais : ils seraient étonnants qu’ils n’en abusent pas contre les « vaches sacrées » qui obligeaient hier chacun à courber le cap. Ceci posé, il devient évident que le comportement personnel des CEO ainsi traînés dans la boue peut, selon les cas, leur enfoncer sur le crâne la couronne d’épines qui les voue au supplice ou les épargner au prix d’une bonne gifle. Dans les états-majors horlogers, quelques cours de communication de crise s’imposent dès la fin de la Wonder Week…

❐❐❐❐ LE LYNCHAGE MÉDIATIQUE (suite) : au-delà de la pitrerie promotionnelle qui entoure le lancement de cette montre, un des facteurs les plus troublants de cette « affaire Code 11.59 » reste l’absence de designer nommément désigné, alors qu’Audemars Piguet avait pour habitude de mettre en avant ses créateurs. Si on croit savoir officieusement que le designer de cette Code 11.59 est Claude Emmenegger, son nom est d’autant moins cité dans la littérature officielle concernant cette collection qu’il a depuis quitté l’entreprise ! Mais ce serait une erreur de croire qu'il est le seul designer responsable de cette collection : si le concept initial de cette «Eleven Fifty Nine » [c'est plus chic de le dire ainsi] remonte en effet à l'entrée de Claude Emmenegger chez Audemars Piguet (en 2015), avec des dessins créés en 2014 [les cadrans seront ultérieurement inspirés par une pièce du musée Audemars Piguet], il y a aussi dans le bilan graphique final de la Code 11.59 quelques dessins du designer Sébastien Perret (Étude de style), qui avait déjà travaillé l'idée de l'octogone dans le rond pour une autre marque et qui a recyclé quelques idées chez Audemars Piguet, où il a ensuite complété par ses renderings (rendus) et par quelques propositions de détails les dessins préexistants : l'histoire du design horloger est un cycle d'éternel retour du similaire...

❐❐❐❐ UNE RÉVOLUTION JOAILLIÈRE : heureusement, Audemars Piguet a un excellent remède contre la déprime fatale de ce lynchage médiatique. Révélée comme un des plus « gros coups » de la Wonder Week (Business Montres du 11 janvier), la nouvelle « montre » (?) Sapphire Orbe est effectivement un exploit retentissant dans la haute joaillerie horlogère : 12 000 pierres, des diamants et des saphirs dans six nuances de bleu et d’orange et vingt diamètres différents, plus de mille heures de travail par pièce habillent cette pièce au dôme à secret serti. La souplesse de cette montre-bijou est remarquable, tout autant que la créativité incroyable et la maîtrise du design dont elle témoigne. Le prix est évidemment du côté des sept chiffres : ce chef-d’œuvre est signé Pierre Salanitro, dont les équipes ont donné tout ce qu’elles pouvaient pour exprimer au mieux et au plus précieux l’identité de la marque, qui gagnerait à coup sûr le prochain prix de la montre de Joaillerie au Grand Prix d’Horlogerie de Genève – encore faudrait-il y inscrire la montre…

❐❐❐❐ UNE SECONDE RÉVOLUTION JOAILLIÈRE : toujours du même Pierre Salanitro [qui signe par ailleurs une quantité incroyable de réussites joaillières de cette Wonder Week], une autre révolution, cette fois chez Hublot, dans un registre un peu moins spectaculaire et centré sur le choix des pierres en provenance d’une seule mine brésilienne. À notre connaissance, c’est la première fois qu’on voit apparaître dans le champ de l’horlogerie joaillière des tourmalines Paraïba en taille baguette, aussi homogènes pour la couleur, avec une origine parfaitement sourcée dont l’exploitation semble particulièrement éthique. C’était un des « gros coups » de cette Wonder Week anticipés par Business Montres (13 janvier) et nous ne retirons rien à ce repérage, pour mieux revenir ultérieurement sur cette nouvelle série de montres particulièrement exclusives...

WONDER WEEK 2019

Les précédents épisodes de notre classique feuilleton genevois du mois de janvier, jusque dans les coulisses du grand rassemblement de la « capitale » éphémère de l’horlogerie de luxe :

❐❐❐❐  #09 : En direct du SIHH : champagne, lichen, méduse, guimauve et venin (Business Montres du 14 janvier)

❐❐❐❐  #08 : Huit premières choses que personne n’osera vous dire sur la périphérie de cette Wonder Week (Business Montres du 13 janvier)

❐❐❐❐  #07 : Quels seront les meilleurs « coups fumants » de cette semaine de folies horlogères ? – troisième partie (Business Montres du 13 janvier)

❐❐❐❐  #06 : Quels seront les meilleurs « coups fumants » de cette semaine de folies horlogères ? – deuxième partie (Business Montres du 12 janvier)

❐❐❐❐  #05 : Quels seront les meilleurs « coups fumants » de cette semaine de folies horlogères ? première partie (Business Montres du 11 janvier)

❐❐❐❐  #04 : Après le carton rouge de l’année dernière, Édouard passe au vert (Business Montres du 10 janvier)

❐❐❐❐  #03 : Au fait, ça se passe où, cette Wonder Week 2019 ? (Business Montres du 9 janvier)

❐❐❐❐  #02 : Certains n’y verront que du bleu, d’autres feront la part des anges (Business Montres du 8 janvier)

❐❐❐❐  #01 : Huit au sept – un nouveau nano-concurrent pour le SIHH, en janvier, à Genève (Business Montres du 29 novembre 2018)


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