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AFFAIRE CORUM : Les investisseurs chinois sont-ils ontologiquement stupides ou plutôt profondément pervers ?

La tentation serait de répondre : « Les deux » ! Ce qui travestirait une vérité plus complexe : les Suisses ont probablement tort d'attendre trop de leurs investisseurs chinois et ces derniers demandent sans doute aux Suisses ce qu'ils ne peuvent donner. Le navrant destin de Corum illustre cette incommunicabilité... ▶▶▶ QUESTION DE GÉNÉRATIONAntonio Calce aurait dû relire « L'Art de la guerre »... 


La tentation serait de répondre : « Les deux » ! Ce qui travestirait une vérité plus complexe : les Suisses ont probablement tort d'attendre trop de leurs investisseurs chinois et ces derniers demandent sans doute aux Suisses ce qu'ils ne peuvent donner. Le navrant destin de Corum illustre cette incommunicabilité...

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 QUESTION DE GÉNÉRATION
Antonio Calce aurait dû relire « L'Art de la guerre »...
 
◉◉ Antonio Calce était KO debout, dans les cordes, en apprenant sa disgrâce alors qu'il prenait quelques jours de vacances en Italie, dans la foulée de Baselworld. Ceux qui se souviennent du gamin bataille des cours de récréation de La Chaux-de-Fonds et ceux qui ont suivi son interminable marathon pour arracher Corum à sa fatalité, depuis très de dix ans, ne l'auraient pas reconnu ! Il faut dire que la méthode de ses actionnaires chinois était digne d'un scénario hollywoodien : à peine découvrait-il qu'on lui avait coupé son accès Internet qu'il apprenait qu'une réunion était convoquée pour le lendemain matin et que sa tête tombait, sans avertissement, ni explication, son assistante déménageant son bureau dans la foulée. Tout dans des cartons, comme dans les films américains. Quelques jours auparavant, son « ami M. Hon » [Hon Kwok Lung, l'actionnaire de China Haidian qui avait racheté Corum voici un an, après s'être offert la manufacture Eterna] lui proposait encore un contrat de cinq ans. Ce même Hon Kwok Lung lui promettait encore, pendant Baselworld, la trésorerie qui permettrait non de relancer Corum [c'est fait, et les commandes de Bâle sont prometteuses, avec un doublement des livraisons à effectuer sur le marché américain et + 40 % sur les marchés européens], mais de communiquer sur les nouvelles collections...  
 
Antonio_home◉◉◉◉ Le seul vrai tort d'Antonio Calce (ci-contre) aura été de ne pas lire L'Art de la guerre de Sun Tzu (un livre écrit voici 2 500 ans : c'est dire s'il imprègne la culture mentale des Chinois) et de ne pas méditer sur les Trente-six stratagèmes, traité stratégique qui n'a que 500 ans, mais qui complète parfaitement le précédent. On ne saurait envisager de rapport avec des Chinois sans ce détour par les structures archétypiques de leur comportement. La rationalité de la culture chinoise n'est pas la raison raisonnante de la culture européenne. Leur sens de la parole donnée n'est pas un décalque de notre conception de l'honneur. Ce qui sera fourberie pour l'un sera habileté pour l'autre et ce qui s'appelle confiance n'est qu'un visage du contrôle pour l'autre. Le plafond de verre est évident (Business Montres du 9 avril) et 98 % des tentatives d'investissements chinois dans la Suisse horlogère s'y fracassent avec une régularité désarmante – même si notre ami Hon Kwok Lung (ci-dessous, avec Antonio Calce) avouait pour objectif d'être le premier à passer de l'autre côté de ce miroir fatal...
 
◉◉◉◉ Ontologiquement stupides, ces nouveaux capitalistes chinois ? Sans doute pas, mais leur rapport au temps, à l'espace et à l'argent n'est pas le nôtre. Avant tout, il n'y a pas de « Chinois » en soi, tant les comportements ont évolué au fil des générations. Les seuls rares exemples d'investissements chinois incontestablement réussis dans l'horlogerie suisse sont des opérations anciennes [par exemple, Ernest Borel ou Ball Watch], menées en général par des distributeurs de marques suisses qui connaissaient le métier, des opérateurs d'une ancienne génération d'avant les élites prédatrices de l'ère Hu Jintao et post-Deng Xiaping. Les interventions plus récentes – dont Corum et Eterna sont d'excellents exemples – ont été initiés par des nouveaux riches de cette ère de turbo-enrichissement, les fortunes ainsi constituées ne devant rien ni à la culture, ni au savoir-faire, mais à l'exploitation accaparatrice des effets d'aubaine générés par l'« atelier du monde » chinois. Ces nouvelles élites de l'argent facile n'ont pas la notion du temps long : leur opulence est trop fraîche pour être assurée autant qu'assumée. Le temps est un facteur de risque, qui peut emporter demain le château de sable bâti aujourd'hui : il faut donc accélérer le retour sur investissement, sans prendre en compte des considérations oiseuses sur la nécessité de construire une marque [quel bien éphémère quand les parents étaient cantonniers, mais que les enfants sont milliardaires en naissant !] et sur la spécificité d'une horlogerie suisse qui fascine par ses symboles statutaires plus que par ses traditions semi-millénaires.
 
antonio-calce-y-hon-kwok-lung-foto-r-fornell1-985x1030◉◉◉◉ Comment ne pas donner raison à l'impatience de ces nouveaux investisseurs [ceux de la dernière génération], alors que le vent du capitalisme d'Etat incontrôlé et dopé à la bulle du crédit est déjà en train de tourner ? Ils savent la volatilité des situations dans l'Empire du Milieu. Demain, le retour de l'austérité néo-prolétarienne va révolutionner les paradigmes actuels : les montres suisses, hier adulées, seront [et sont déjà] brûlées sur les autels de la nouvelle morale nationale-communiste. « Prends l'oseille et tire-toi » : à ce petit jeu, le tout est de ne pas perdre la face en se défaussant au plus vite d'une partie où il convient de ne plus se laisser embourber. C'est l'intelligence de la survie qui commande : les nouveaux capitalistes chinois attirés par la Suisse sont donc tout sauf stupides : que pèse le destin de 110 emplois et le fauteuil d'un Antonio Calce face à ce réalisme – même s'il ne faut ni lui faire perdre la face, ni la perdre soi-même ?
 
◉◉◉◉ Alors, ontologiquement pervers, ces investisseurs ? Question de culture et c'est là qu'il faut relire Sun Tzu sur l'art de gagner les batailles sans les livrer, en manoeuvrant l'adversaire et en le désinformant par des manoeuvres déceptives. Peut-on reprocher à des Chinois leur culture chinoise, même si elle est mâtinée de capitalisme sauvage (celui du droit des plus forts) et d'une absence radicale de bonne éducation – un luxe qu'on ne peut pas se permettre dans l'ambiance de corruption généralisée qui cimente le complexe militaro-industriel chinois [dont China Haidian, conglomerat semi-étatisé, est un sublime exemple] ? Peut-on reprocher à des Chinois des intrigues mandarinales et des subtilités typiquement chinoises ? Antonio Calce n'a pas su ou voulu voir les signaux faibles, la valse-hésitation de ses interlocuteurs, leur refus de déléguer, leur possible double ou triple langage, leur volonté de se désengager sans se renier, leur politesse dilatoire, leur mauvaise foi [qui n'est pas un défaut, mais un impératif tactique de leur point de vue] et leur duplicité stratégique : ce grand naïf savait que China Haidian avait repris les négociations avec Raymond Weil [à la place d'Elie Bernheim, on relirait aussi Sun Tzu] et il savait que l'état-major de China Haidian tentait de revendre en douce Corum à d'autres investisseurs occidentaux. C'est Antonio Calce qui a trouvé ces Chinois et qui a misé sur eux pour sauver l'entreprise : c'était à lui de se blinder avant de se laisser happer par la fracture culturelle inévitable...
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◉◉◉◉ Mettons-nous à la place de ces Chinois : n'avaient-ils pas l'impression qu'on leur avait forcé la main en lâchant quelques millions, au printemps 2013, pour assurer le financement du stand de Baselworld (ci-contre) contre la promesse d'acheter un peu moins cher Corum ? N'ont-ils pas le sentiment qu'on leur a encore tordu le bras cette année, en leur présentant de comptes équilibrés {ceux de l'exercice 2013 sous contrôle chinois], mais avec la nécessité de remettre une fois au pot pour financer le développement 2014 ? N'ont-ils pas vu là une répétition très suisse – chacun sa perversité régionale – du scénario Eterna, où ils ont acheté beaucoup de vent sans beaucoup de grain à moudre, mais avec beaucoup d'investissements ultérieurs à consentir pour ne pas tout perdre ? On leur a trop fait le coup du « plan à trois ans » dont les besoins de financement reviennent tous les ans ! Ce n'était sans doute pas une raison pour tout gâcher, pour limoger un CEO en vacances et pour mettre une entreprise en danger : comme nous l'avons déjà écrit (Business Montres du 9 avril), qui pourra y arriver si Antonio Calce n'y est pas parvenu, après neuf ans d'efforts pour sauver une maison en faillite virtuelle du temps de son précédent repreneur, Severin Wunderman ? Certainement pas le comité mis en place chez Corum pour remplacer Antonio Calce, avec sa nuée de Chinois qui fouillent dans tous les dossiers pour accabler l'ancien CEO plus que pour assurer le salut des emplois et de l'outil de travail : avec de tels remous et face à un tel manque de savoir-vivre, les fournisseurs suisses renâclent et les détaillants ont perdu confiance.
 
◉◉◉◉ Il faut donc s'attendre à des mesures aussi brutales que l'éviction d'Antonio Calce pour ajuster les effectifs à une activité dont la baisse sera symétrique à celle d'Eterna [estimation Business Montres : une cinquantaine d'emplois dans les six mois, ne serait-ce que pour retrouver une profitabilité illusoire en cas de revente]. On peut aussi redouter la revente discrète de Corum, sinon d'Eterna, à d'autres Chinois, doués ou moins doués, selon un scénario comparable à celui de la marque Milus, passée des mains de Peace Mark à celles de Chow Tai Fook , puis tombée entre celles d'autres investisseurs, toujours plus nébuleux. Le sort d'Universal – en hibernation prolongée – n'est guère plus enviable – pas plus que ne le serait la sinisation abusive de la marque, son dévoiement sur des circuits de distribution dégradants, un peu comme on a doté Eterna de mouvements à quartz japonais. On peut tout redouter, même le pire, au vu des compétences chinoises qui se sont abattues sur l'entreprise dans les heures qui ont accompagné le putsch anti-Calce : pourquoi ceux qui ne comprenaient rien au métier hier seraient-ils demain touchés par la grâce ?
 
◉◉◉◉ SOS Corum, allo La Chaux-de-Fonds, ici la Terre, répondez ! La meilleure solution serait encore le rachat sans trop de casse de Corum, par un groupe d'investisseurs occidentaux qui feraient confiance à un management à la hauteur. Si, si, ça existe ! Marque atypique, Corum n'a guère de concurrent direct, ce qui peut aussi inciter un groupe de luxe à y regarder de plus près : la marque aurait du sens dans le portefeuille de Kering [les négociations précédentes avaient échoué] autant que dans celui de Richemont ou même de LVMH, si ce n'est que les groupes ne savent pas relancer des marques chancelantes, mais seulement accélérer la dynamique des marques émergentes [tout de même, une marque qui fait 40 millions de CHF avec une exploitation équilibrée et 30 % de commandes supplémentaires à Baselworld n'est pas si nulle]. Quand on décompte l'argent qui est gaspillé chaque année par des investisseurs suisses ou européens dans d'improbables nouvelles marques, on se dit que l'effort est à la portée de quelques cerveaux hardis : Messieurs les investisseurs intelligents, faites preuve de clairvoyance, les propriétaires chinois savent qu'ils vont droit dans le mur qui est au fond de l'impasse !
G.P.
 
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