SANS FILTRE #45 (accès libre)
« Alerte rouge : une fabuleuse arnaque est en formation ! »
Les contes et légendes de l’horlogerie regorgent de mirobolants personnages, de somptueux escrocs et de faisans de très haut vol. Le miracle, c’est l’éternel retour de ces fripouilles sur le devant de la scène, avec les mêmes arnaqueurs aux manettes et de nouvelles générations d’idiots utiles. Cette fois, on va faire renaître l’horlogerie française : vrai de vrai, garanti sur (fausse) facture !
C’est comme un cumulonimbus qui commence à enfler à l’horizon : on sait que l’orage est proche, que la foudre menace et que des milliers de tonnes d’eau vont s’abattre vers le sol. On le sait parce qu’on connaît bien la météorologie locale et que ça ne peut pas se terminer autrement. La météorologie horlogère n’échappe pas à ces principes immémoriaux [on pourra se reporter aux avis de tempête que notre Baromontres mensuel signale à nos lecteurs]. On le sait parce que les mêmes paramètres de toute équation donnent toujours à peu près toujours le même résultat. Quand vous additionnez les facteurs personnels, que vous multipliez les indices matériels et que vous ne changez que certaines variables ponctuelles, il ne faut pas beaucoup d’imagination pour parvenir au résultat final…
Tout ceci pour expliquer que nous venons de repérer, à l’horizon, une fabuleuse arnaque en formation, avec une équipe particulièrement choisie d’aigrefins de grand chemin et des ambitions affichées dont la seule démesure aurait dû mettre la puce à l’oreille de tout le monde, mais non ! Le dossier circulait depuis quelques semaines à propos d’une sorte de conglomérat horloger qui ne se propose pas moins que de faire naître un groupe horloger français capable de proposer aux opérateurs français, suisses, européens et même asiatiques une véritable alternative industrielle. Dossier qui a fini par convaincre quelques médias de parler de ce futur groupe horloger : on s’étonnera que Le Temps (Suisse) ait pu donner dans ce panneau en annonçant très sérieusement et sans la moindre idée d’en rigoler que… « la France veut concurrencer l’horlogerie suisse » ! Défense de rire…
Évidemment, la Suisse horlogère en tremble par avance. Songez donc qu’on nous annonce très doctement une usine de 10 000 mètres carrés construite sur les bords de la Méditerranée [terre féconde et bien connue de l’horlogerie s’il en est], avec 30 000 mètres carrés avec vue sur la mer et sur les collines provençales pour l’ensemble du site, le tout avec l’ambition de produire 400 000 mouvements par an d’ici à 2025, c’est-à-dire demain matin ! On évoque 450 machines [un parc qui serait déjà opérationnel] et l’embauche de 160 collaborateurs dans les cinq ans : le rapprochement de ces seuls deux derniers chiffres est en soi hilarant : ce ne sera pas facile de lancer une production industrielle avec un travailleur posté pour trois machines ! Demandez à n’importe quel industriel de l’horlogerie suisse, allemande, thaïlandaise, chinoise ou japonaise comment il ferait avec 160 personnes pour mettre en place un bureau d’études horloger, une production et une commercialisation de mouvements et de composants, des postes de décoration, d’assemblage et de SAV, une production et une commercialisation de montres, en plus de de la gestion logistique de cette production et de cette commercialisation : en guise de réponse, même un cheval de bois vous retournerait une ruade !
Ces données aberrantes n’ont pas découragé quelques médias : l’histoire était trop belle pour qu’on refuse d’y croire. Il suffisait même de se demander comment on peut recruter, entre deux plages azuréennes, autant d’opérateurs horlogers spécialisés. Si Business Montres n’en n’avait pas parlé avant, c’est nous pensions que personne ne mordrait à l’hameçon. Parce que c’est du hameçonnage pur et simple (phishing) pour appâter quelques investisseurs assez nigauds pour faire confiance à de mirobolants escrocs « bien connus de nos services » comme dirait le commissaire Maigret. Quelle déception face à autant de naïveté : il y a décidément un manque d’immunité collective dans la communauté horlogère ! Quand on scanne les noms déclarés à la préfecture pour cette société (SA à conseil de surveillance et directoire) dont le capital dépasse les 20 millions d’euros [oui, vous avez bien lu : 20 millions !], on se fait une grande frayeur en y reconnaissant quelques chevaux de retour de plus magnifiques arnaques horlogères de ces dernières décennies. C’est vrai : l’assassin revient toujours sur les lieux de son crime, mais on aurait préféré qu’il aille piétiner les platebandes des jardins voisins.
L’arnaque est d’autant plus grandiose qu’on a mouillé, dans cette opération, en plus de quelques idiots utiles de l’horlogerie et des investisseurs qui ont apporté les premières contributions au capital social, des fonds régionaux d’intervention économiques qui ont promis des prêts bonifiés et des facilités bureaucratiques de toutes sortes. C’est formidable, dans une carrière de margoulin, d’arriver à empapaouter une administration de la République, dont les serviteurs ont sans doute la vue trop basse et les neurones incompétents pour détecter les bizarreries d’apports en nature qui valorisent à plusieurs dizaines de millions de francs un parc machine aussi virtuel qu’hypothétiquement up to date et certainement pas de nouvelle génération [la précédente embrouille de cette fine équipe avait consisté à enfumer une grande manufacture de Neuchâtel en lui faisant dépenser des millions pour produire un mouvement « in-house » qui pouvait d’autant moins voir le jour que l’outil de production qui devait assurer cette mission était totalement obsolète : certains disent même que les machines provenaient d’un pillage précédent].
On croit savoir que l’administration régionale de la Franche-Comté, berceau historique traditionnel de l’horlogerie française, avait poliment mais fermement décliné les demandes d’aides de cette équipe de Pieds-Nickelés grandiloquents et refermé les robinets des possibles subventions économiques à un grand projet horloger. On est sans doute moins regardants dans le sud de la France : il suffisait pourtant de quelques clics sur Internet pour respirer les puissants remugles carambouillesques du passé pas si lointain de certains membres de cette mirobolante équipe. Et, quand on dit mirobolant, on sait de qui il est question…
C’est vrai, nous aimerions tous voir renaître une vraie filière mécanique française, dans le goût de celle que la manufacture La Joux-Perret a commencé à mettre en place avec l’atelier Humbert-Droz et les premières commandes de marques comme March LA.B : du tricolore encore un peu suisse, mais déjà très français. Bien sûr, on aimerait croire à cette belle fable d’un « retour de l’horlogerie française » sur le devant de la scène, alors qu’on a vu naître dans l’hexagone, au cours de ces dernières années, une grosse soixantaine de nouvelles marques – lesquelles sont lamentablement obligées d’emboîter des mouvements suisses, japonais ou chinois. Il est évident qu’il faut à présent passer à la vitesse supérieure pour consolider ce réveil horloger des indépendants français, mais ce n’est pas une raison pour se laisser fasciner par le premier miroir aux alouettes qu’on nous tend…
Attention, vous allez passer pour un doux dingue si vous croyez dur comme fer que les machines sont déjà au travail [l’usine panoramique n’est pas encore sortie de terre], que des milliers de mouvements sont en production et qu’un réseau de boutiques n’attend plus que les montres en instance de livraison au départ de la Méditerranée. Laissez aux médias perroquets leurs illusions et régalez-vous plutôt du spectacle de cette fabuleuse arnaque en formation, en riant à l’avance des déconvenues bureaucratiques qui se paieront sans doute au prix fort lors des prochaines élections locales. S’il est urgent et prioritaire de (re)constituer une nouvelle filière mécanique pour l’horlogerie française, ce n’est pas en mobilisant faisans et forbans de rencontre qu’on y parviendra. Le rêve passe… On vous en reparlera certainement [nous attendons de nouveaux détails sur cette nuée d’orage en gestation], mais on vous laisse réfléchir là-dessus…
NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES
Des pages en accès libre pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les quarante premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #40 ci-dessous)…
❑❑❑❑ SANS FILTRE #44 : « À propos du conflit en Ukraine, de trop rares courageux ne compensent pas une masse de frileux et de peureux » (Business Montres du 2 mars)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #43 : « Amis détaillants, ne poussez quand même pas le bouchon trop loin ! » (Business Montres du 8 février)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #42 : « Le jour où le Yuka de la montre sera au point, l’horlogerie tremblera » (Business Montres du 26 janvier)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #41 : « Reviens, Pierre, on a encore besoin de toi ! » (Business Montres du 11 janvier)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #40 : Les marques horlogères ont-elles décidé de se débarrasser de leurs propres boutiques ? (Business Montres du 5 décembre 2021)