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SANS FILTRE #44 (accès libre)
« De trop rares courageux ne compensent pas une masse de frileux et de peureux » (à propos du conflit en Ukraine)

Remarquable, le mutisme des élites horlogères à propos de ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine, vous ne trouvez pas ? Remarquable, cet assourdissant silence à propos d’un marché qui constituait un des meilleurs gisements d’amateurs de montres de luxe, vous ne trouvez pas ? Remarquable, du coup, la résistance d’un ilot de générosités personnelles, face à un océan de frilosité et d’hébétude morale, vous ne trouvez pas ? Autant dire les choses comme elles sont…


Pour commencer, pas question ici de prendre une position qui serait trop tranchée sur la culpabilité des uns par rapport à la responsabilité des autres dans ce conflit à trois heures d’avion de Paris : l’histoire jugera ! Pas question non plus de jouer les psychiatres de plateau ou les va-t-en-guerre de grand chemin pour décerner des brevets d’honorabilité aux uns ou des certificats d’improbité aux autres. Sans entrer dans les détails, il est cependant clair qu’il s’est produit une agression [invasion, intervention, opération, réaction, rectification : rayez les mentions inutiles] de l’un par l’autre : il faut avoir le courage de le dire et de trouver inexcusable cette situation, quelles que soient les sympathies connexes qu’on pourrait afficher pour tel ou tel camp…

Par principe éthique, au-delà des postures inspirées par les guerres de l’information et l’influence d’un soft power qui brouille les repères, on se doit de soutenir le faible contre le fort, le plus petit contre le plus grand, le démuni contre le puissant, le pauvre contre le riche, sinon le civil contre le militaire et les peuples contre les princes qui entendent régenter leur existence : il en était déjà ainsi dans nos cours de récréation, on a pu le vérifier dans les grands conflits mondiaux du XXe siècle et il n’est pas question de transiger avec ce pilier moral d’un héritage culturel qui remonte à l’Antiquité. C’est un premier garde-fou pour rester lucide face à une situation dont nous avons encore du mal à discerner les vraies causes et les engrenages qui peuvent nous mener au pire : donc, sans entrer dans la querelle du « c’est-lui-qui-a-commencé », solidarité immédiate et comme instinctive avec un peuple agressé qui compte parmi nos cousins les plus proches de l’est européen [sa résistance spontanée à l’agression est une preuve supplémentaire de sa qualité substantielle] et qui avait précisément l’avantage d’être, pour nous Européens de l’Ouest, le chaînon manquant entre nos vieilles lignées germano-celtico-ibérico-gréco-latines et les remuantes et toujours un peu mystérieuses lignées slavo-eurasiatiques, dans ce grand continuum civilisationnel qui court de l’Atlantique à la mer d’Okhotsk, en passant par l’Oural et la Sibérie…

Le second garde-fou est encore plus évident : c’est celui des intérêts bien compris de notre communauté horlogère au sens large, les deux belligérants figurant, si on consolide leur impact commercial global sur les exportations horlogères européennes, parmi les dix premiers clients de notre industrie des montres. Dans cette logique avouons-le un peu comptable, il est évident que nous n’avons aucun avantage à tirer d’un engagement partisan au profit de l’une ou l’autre partie, mais que nous devons cependant sauver notre honneur, en accord avec les impératifs catégoriques de notre code moral. Rappelons aussi que cette éthique exige aussi de toujours favoriser la paix sur la guerre et la résolution des conflits sur l’excitation des tensions. Pour cela, sans préjuger de l’avenir, on doit pouvoir estimer intolérable ce qui l’est, on doit pouvoir le dire et on doit pouvoir prouver cette indignation…

Or, que constate-t-on depuis une semaine au sein d’une communauté horlogère qui sait à quel point les bruits de bottes sont incompatibles avec la sérénité des marchés et qui a fini par comprendre, après deux ans d’une pandémie dont les effets se trouvent surinfectés par la crise ukrainienne, que l’histoire était tragique, le monde dangereux et l’avenir imprévisible ? Précisément, on ne constate rien… qu’un silence assourdissant des élites et des décideurs de la montre et un lâche empressement à baisser les yeux en courbant l’échine sous l’orage…

• Pas un mot de la Fédération horlogère suisse, alors que les conséquences prévisibles de ce conflit sur les exportations de ces prochains sont catastrophiques, non seulement sur le marché russe et ukrainien [dont les économies ne se relèveront pas de sitôt, si elles ne s’effondrent pas avant], mais aussi sur les achats de montres de luxe que les richissimes oligarques des deux camps pratiquaient allègrement dans le monde entier [les avoirs des uns seront gelés quand la fortune des autres sera sérieusement révisée à la baisse : ce n’est pas un bon climat pour flamber !]

• Pas un mot de la quasi-totalité des managers horlogers et des dirigeants des groupes de luxe, qui n’avaient pas assez de courbettes à réserver à un Vladimir Poutine qu’on disait si grand amateur de montres [en fait, il porte la même Blancpain basique depuis des années] que tout le monde lui en offrait – et non des moindres et des moins compliquées. Quand on recomposera l’album de tous les empressés qui ont serré la main du chef de l’État russe, l’univers du luxe tremblera.

• Pas un mot de tous les experts, analystes, influenceurs et autres gourous de la montre [à quelques exceptions près] à propos d’une situation qui, même si elle ne dégénère pas outre-mesure, va, du fait de l’effet pervers des sanctions, avoir des effets ravageurs sur les économies occidentales [marché américain compris] et donc sur la consommation de montres, sinon sur la spéculation qui en dynamise le marché secondaire…

Soyons justes ! Il y a cependant une exception, une seule, dans le camp des CEO horlogers : on a vu Georges Kern (le patron de Breitling) prendre publiquement fait et cause contre l’invasion de l’Ukraine et se découvrir, à 57 ans, une vocation de manifestant de rue et d’activiste « pour la paix, la liberté et la démocratie en Ukraine » (Linkedin). Nous serions heureux d’être dans l’erreur et dans l’oubli, que nous réparerons avec nos excuses à ceux que nous oublierons. Un seul CEO sur tous ceux du Top 10 ou du Top 20, voire du Top 50 de l’horlogerie : c’est terrifiant face à la marée informe de centaines de frileux ou de peureux qui semblent surtout soucieux de ne pas prendre parti en ménageant la chèvre et le chou. Alors que, précisément, ce que les amateurs attendent des marques, c’est qu’elles prennent parti.

Seules autres exceptions notables que nous avons pu repérer au niveau des groupes qui possèdent des intérêts horlogers [il semblerait que la mode se soit mieux mobilisée, du côté des conglomérats de luxe comme des grands indépendants] : l’appui direct apporté par le groupe Kering aux réfugiés ukrainiens dans les pays limitrophes des zones de conflit. Sans doute les actionnaires des autres groupes redoutaient-ils qu’on leur ressorte leur poutinophilie antérieure, sinon leur poutinodépendance passée, servilité étayée par les innombrables images qui circulent à ce sujet sur les réseaux sociaux. Pour la seule Suisse horlogère, on attend avec impatience des initiatives que prendraient ces messieurs de Rolex, du Swatch Group, de Richemont, de LVMH, de Movado, de Festina et de bien d’autres indépendants. Là encore, nous serions trop heureux d’être dans l’erreur à propos de ce mutisme horloger et nous signalerions avec bonheur par une rectification l’engagement concret des uns et des autres…

Se taire, aujourd’hui, c’est ajouter une faute morale à une faute commerciale. Pour paraphraser ce que disait Churchill à Chamberlain à propos des Accords de Munich, en 1938 (« Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre »), la classe dirigeante horlogère vient ainsi d’ajouter son manque d’honneur et sa lâcheté morale à sa courte vue sur l’évolution de ces marchés d’excellents clients : les peuples – donc les amateurs de montres – n’oublieront pas de sitôt comment leurs « amis » suisses les ont lâchés dans la tourmente. On ne vend pas beaucoup de montres dans les camps de réfugiés, ni dans les villes dévastées par les bombardements ! Ceci sans évoquer les possibles sanctions commerciales qui pourraient frapper les marques et les groupes qui continueront à exporter leurs montres en Russie : il faut s’attendre non à des sanctions économiques au niveau étatique, mais à un harcèlement des marques par les groupes de pression et les lobbies suractivés dans leur volonté de chantage. Il ne faudra pas s’étonner si les marques chinoises et japonaises commencent à rafler la mise en Russie et en Ukraine. Malheureusement, de trop rares courageux ne compensent pas une masse de frileux et de peureux. On vous en reparlera certainement, mais on vous laisse réfléchir là-dessus…

NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES

Des pages en accès libre pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les quarante premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #40 ci-dessous)…  

❑❑❑❑ SANS FILTRE #43 « Amis détaillants, ne poussez quand même pas le bouchon trop loin ! » (Business Montres du 8 février)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #42 « Le jour où le Yuka de la montre sera au point, l’horlogerie tremblera » (Business Montres du 26 janvier)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #41 « Reviens, Pierre, on a encore besoin de toi ! » (Business Montres du 11 janvier)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #40 Les marques horlogères ont-elles décidé de se débarrasser de leurs propres boutiques ? (Business Montres du 5 décembre 2021)


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