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SANS FILTRE #40 (accès libre)
Les marques horlogères ont-elles décidé de se débarrasser de leurs propres boutiques ?

La bonne météo, c’est celle qui vous annonce la pluie, pas celle qui constate que les gouttes crépitent sur votre parapluie. Il faut donc anticiper et c’est l’honneur des médias indépendants de prévoir, quand les médias couchés avalisent. Qu’est-ce qu’il se prépare dans l’univers feutré des boutiques du haut luxe horloger ?


Comme ce ne sont que des signaux faibles qui viennent de s’allumer ici et là dans les grandes métropoles horlogères, mais que ces clignotements dessinent une nouvelle perspective pour la distribution des montres, nous ne donnerons aucun nom pour les marques concernées, mais les initiés sauront précisément de qui nous voulons parler. Ce qui est important, c’est la tendance et la visée de la ligne de mire. Cela fait quelques années que les marques se posent la question : à quoi bon dépenser des fortunes pour mettre en place des boutiques dans les rues les plus chères de la planète, si c’est pour ne plus rien y vendre tellement les montres y sont allouées à l’avance, avant même d’être mises dans des vitrines, où ne trouve plus que des « modèles d’exposition » postiches ou factices. Deux exemples de signaux faibles récents pour commencer…

❑❑ UNIQUEMENT SUR RENDEZ-VOUS : sans doute lassée de devoir passer ses journées à éconduire les gogos et les naïfs qui se risquaient dans la boutique et leur expliquant qu’il n’y avait plus rien à vendre, l’équipe d’une des plus fameuses boutiques d’une très grande marque – une des plus grandes – a décidé de ne plus recevoir ses vrais clients que sur rendez-vous. Il faudra désormais montrer patte blanche pour entrer dans le Saint des Saints. Ce n’est pas une fermeture pour le vulgum pecus, mais ça y ressemble fort : les rendez-vous auront été préalablement filtrés pour éliminer les importuns. La boutique n’est pas formellement fermée, mais c’est tout comme : « Circulez, il n’y a rien à voir ». On ne vous donne que l’exemple de cette marque, mais on pourrait en citer plusieurs autres, dans la short list de la crème de la crème – ces marques « magiques » qui trustent 80 % du chiffre d’affaires de l’horlogerie…

❑❑ RIDEAU DE FER BAISSÉ : même réaction pour une autre très grande marque, obligée de déclarer toute la journée à une clientèle qui n’en a pas forcément les moyens que tout est sold out pour de longs mois ou de longues années. La solution est plus radicale : on ferme sa propre boutique et on la rapatrie en étage, dans un immeuble cossu et mieux sécurisé que dans la rue, avec de la place pour traiter décemment le SAV et assurer l’administration des ventes de la marque. La fermeture sera effective dans quelques semaines, les « franchises » commerciales monomarques [développées en partenariat avec des grands détaillants] continuant à assurer un maillage horloger minimum dans la grande ville en question. On ne parlera plus de « boutique », un concept balzacien qui sentait encore trop la poussière mercantile, quelque part entre César Birotteau et l’illustre Gaudissart ! Les montres seront proposées uniquement sur rendez-vous dans une « Maison » – House en franglais, c’est tellement plus chic – à l’ambiance très cosy, avec jolies hôtesses, fauteuils profonds, finger food et bar aux flacons rares. On pourra y organiser des dîners privés et des micro-événements ultra-ciblés. On y trouvera même des bureaux privés pour que les clients puissent y traiter leurs propres affaires dans un cadre prestigieux. Promis : pour les « connoisseurs » comme pour les clients connus et reconnus, tout n’y sera que luxe, calme et volupté. Et même tranquillité absolue, puisque la Maison dont nous donnons l’exemple sera située dans un des quartiers les mieux sécurisés de Paris, à deux pas de l’ambassade la plus sensible de la capitale et donc la mieux verrouillée par la police. Avantage complémentaire de cette « Maison » : il sera évidemment plus facile d’y traiter directement et discrètement les transactions qui concernent le marché secondaire (reprise ou revente de montres de seconde main, etc.) – on sait que de nombreuses marques ont entrepris de gérer elles-mêmes leurs pièces pre-owned (CPO), même quand elles n’ont pas la moindre expertise dans ce domaine…

La tentation d’un grand remplacement des boutiques traditionnelles par une série de « Maisons » devient lancinante pour les marques, qui ont tout fait pour se débarrasser de leurs anciens réseaux multimarques et qui commencent à douter de l’efficacité de leurs propres boutiques monomarques et de l’utilité des « expériences » qu’elles prétendent procurer à leurs clients – « expériences » forcément peu valorisantes quand il ne s’agit plus que d’opposer des réponses poliment négatives à toutes les demandes de montres recherchées et devenues introuvables. Ceux qui sont pris au piège sont évidemment les détaillants qui ont fait confiance aux marques et qui ne sont plus livrés qu’au compte-gouttes, en modèles pas forcément très recherchés par leurs clients, alors qu’on les a incités à assumer des loyers très coûteux dans les meilleurs spots marchands des grandes métropoles…

Ces « Maisons du bonheur » – Happy Houses pour les initiés anglomanes – ont une utilité complémentaire. Quand on a raclé jusqu’à l’os les moindres marges auparavant consenties aux détaillants, puis quand on les a poussés à des partenariats plus forcément très profitables, comment générer de la croissance, sinon en changeant une fois de plus les règles du jeu. On ferme donc les boutiques ouvertes à grand frais sur les grandes artères du luxe, histoire de réduire les coûts d’accès au marché, et on ouvre des « Maisons » en étage, dans ces mêmes rues pour ne pas dérouter les clients – ce qui est encore moins coûteux, puisqu’on y récupèrera la totalité de la marge. Moins de frais, plus de profits et une relation directe avec les amateurs : c’est le retour d’une croissance annuelle garantie à deux chiffres pour les marques qui seront les premières à opérer cette mutation. Il est évident que ce genre de Maison ne peut concerner que des marques de luxe très exclusives, dont les produits à très forte valeur ajoutée, peuvent ne tenir que dans quelques vitrines [c’est le cas de l’horlogerie ou de la joaillerie] : la tendance ne concerne que marginalement les maisons de mode ou de maroquinerie, qui ont besoin de davantage d’espace pour s’exprimer…

C’est là qu’il nous revient en mémoire une citation du grand Alphonse Allais (1854-1905), qui nous expliquait dans son Tintamarre : « Le comble du cynisme, c’est d’assassiner la nuit un boutiquier et de déposer sur sa devanture un écriteau “Fermé pour cause d’assassinat” » (série des « combles », 1879). Ne le répétez pas, mais les nouveaux tenanciers de ces Maisons horlogères auront sans doute le cynisme de déplorer cette nouvelle archipellisation d’une distribution horlogère qu’ils auront sciemment poignardée dans le dos [manqueraient-ils de tolérance, avec leurs Maisons ?]. Pour ces nouveaux curateurs de bonheur, les lois de l’économie capitaliste financiarisée et le dopage mental à la croissance double digit sont d’autant plus inexorables qu’elles sont génératrices de somptueux avantages en nature, de confortables stock options et d’alléchants bonus de foin d’année. « Oh, non, ils n’oseraient pas nous faire ça, s’indignent les ravis de la crèche » ! On prend les paris – ils ont fait pire ? On en reparlera en 2025, autant dire demain matin : en attendant, le vrai snobisme, c'est d'avoir rendez-vous, mais ce n'est pas avec de telles Maisons que les marques vont se rapprocher des attentes de leurs clients normaux

NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES

Des pages en accès libre pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les trente premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #30 ci-dessous)…  

❑❑❑❑ SANS FILTRE #39 Quelle montre a maintenant une chance de s’imposer comme la « Nautilus des années 2020 » ? (Business Montres du 1er décembre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #38 « Les crétins de Baselword n’ont définitivement rien compris » (Business Montres du 13 novembre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #37 Les supposés « maîtres du temps » ont décidément perdu tout sens du tempo (Business Montres du 3 novembre )

❑❑❑❑ SANS FILTRE #36 « Les montres ne s’usent que si l’on ne s’en sert pas ! » (Business Montres du 21 septembre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #35 « Mais non, mais non, il ne se passe rien d’alarmant du côté de la Chine néo-communiste ! » (Business Montres du 14 septembre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #34 « Le con-cerné se reconnaît toujours » (Business Montres du 2 septembre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #33 « Un excellent motif d’émerveillement horloger » (Business Montres du 19 août)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #32 « Pourquoi les horlogers suisses ont-ils eu si peur de Napoléon ? » (Business Montres du 7 mai)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #31 « Désolé, mais le compte n’y est pas » (l’ahurissante inflation de nos temps d’écran : Business Montres du 10 novembre 2020) 

❑❑❑❑ SANS FILTRE #30 « Mais veulent-ils vraiment que le salon Watches & Wonders 2020 ait vraiment lieu en 2021 ? » (Business Montres du 28 octobre 2020)


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