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SANS FILTRE #36 (accès libre)
« Les montres ne s’usent que si l’on ne s’en sert pas ! »

Ce n’est pas la peine d’avoir autant de managers horlogers qui sont passés par les plus grandes écoles de commerce ! S’ils comprennent de moins en moins le marché, c’est qu’ils ont oublié des notions aussi élémentaires que la valeur d’usage et la valeur d’échange…


Sans avoir la cuistrerie de remonter à Aristote, qui distinguait déjà clairement la « valeur d’usage » de la « valeur d’échange », rappelons cependant que ces notions élémentaires sont à la base de l’enseignement prodigué dans les écoles de commerce. Elles sont au cœur des théories économiques contemporaines, tantôt à la lumière des analyses d’Adam Smith, tantôt avec le regard de l’école marxiste, parfois même avec le regard de David Ricardo ou du Manuel d’économie politique d’Alfredo Pareto. Rappelons synthétiquement ces observations :

•  La « valeur d’usage » désigne très prosaïquement la valeur (économique) des avantages qu’on peut retirer de l’utilisation d’un bien quelconque. Elle dépend de l’utilité concrète de ce bien, ici et maintenant. L’explication d’Adam Smith, souvent désignée comme le paradoxe de l’eau et du diamant, semble on ne peut plus limpide : « « il n'y a rien de plus utile que l'eau, mais elle ne peut presque rien acheter ; à peine y a-t-il moyen de rien avoir en échange. Un diamant, au contraire, n'a presque aucune valeur quant à l'usage, mais on trouvera fréquemment à l'échanger contre une très grande quantité d'autres marchandises ». En fait, c’est un peu plus compliqué, mais passons…

• La « valeur d’échange » est beaucoup plus subjective et liée à chaque situation économique, en fonction de l’existence ou non d’un marché. Le symbole le plus abstrait et le plus universel en est la monnaie, étalon des échanges entre les acteurs de l’économie. Cette valeur d’échange constitue un « prix relatif » : c’est une propriété de la marchandise qui permet de la confronter avec d'autres marchandises sur le marché en vue de l'échange. Contrairement à la « valeur d’usage », qui tient davantage à la relation entre un bien et une personne, la « valeur d’échange » s’inscrit davantage dans la relation entre une personne et celles et ceux qui l’entourent – ces autres, que Sartre définissait comme un… enfer ! En fait, c’est un petit plus compliqué, mais passons…

Ce qui se passe actuellement sur le marché des montres, cette fantastique mutation qui emporte toutes les vieilles certitudes, cette déprogrammation des certitudes les mieux ancrées, ce reformatage des marchés autour de nouvelles polarités, c’est tout simplement un affrontement dialectique entre la « valeur d’usage » et la « valeur d’échange ». Ici, toutes les marques horlogères ne boxent pas dans la même catégorie !

• 90 % des acteurs de cette industrie s’en tiennent – assez passivement, mais c’est dans la nature humaine – à la conception classique de la montre comme simple « valeur d’usage » : on a besoin d’une montre pour soi, donc on en achète une pour son usage personnel, dans une perspective « à chacun selon ses envies et à chacun selon ses moyens ».

• À peine 10 % des marques de montres semblent s’être engagées dans une horlogerie de moins en moins centrée autour d’une quelconque « valeur d’usage », mais de plus en plus orientée vers une logique de « valeur d’échange » à forte tendance spéculative : on n’achète plus une montre pour soi, mais par rapport à l’image qu’elle procure au sein de sa « tribu » et par rapport à ses perspectives de revente ultérieure. Ces marques – une vingtaine de maisons, qui réalisent en fait plus de 80 % de l’activité économique de l’horlogerie – polarisent l’attention des amateurs, des investisseurs et des agioteurs de la montre [ils sont de plus en plus nombreux]

Cette évolution n’est que le fruit du caractère cyclique de l’économie des montres, qui vit au rythme des pulsations – diastole et systole – qui font alterner, de « crise » en « crise », les phases d’optimisme et de pessimisme et les séquences de croissance dans la fermeté avec les épisodes de récession dans l’instabilité. Disons, pour simplifier [même si c’est plus compliqué que cela], que les séquences d’instabilité sont celles qui correspondent à l’exacerbation irrationnelle des dérives spéculatives : l’horlogerie ressemble alors à une sorte de pyramide de Ponzi où il ne fait pas bon être le dernier à avoir investi sur un produit horloger (en achetant au plus haut), ni le dernier à avoir accédé à un marché (en s’y établissant au prix fort). Parallèle à la financiarisation des économies globalisées, qui en vient à monétiser les comportements sociaux, a financiarisation de l’économie des montres a accéléré cette dérive, qui nous fait vivre à présent un de ces « moments Minsky » [du nom d’Hyman Minsky, le théoricien de l’instabilité financière, elle aussi enseignée dans toutes les bonnes écoles de commerce] qui nous font errer de bulle en bulle et de crise monétaire ou crise financière. Le « moment Minsky », c’est un peu la conjonction des catastrophes – hyper-spéculation, endettement, aggravation des risques extérieurs, aléas politiques et géopolitiques, mutations sociétales, etc. Soudain, les commandes ne répondent plus, les compteurs de bord deviennent incohérents et les logiciels de travail passent en mode 404. Les directions se tétanisent face au moindre risque. L’instabilité menace de tout emporter, le bébé avec l’eau du bain…

Le vrai problème, pour l’horlogerie, c’est que les montres ont perdu toute « valeur d’usage » : depuis une génération, les marques ne communiquent plus que sur leur « valeur d’échange » ou sur leurs qualités relationnelles [statutaires, ostentatoires, identitaires, etc.], voire sur leur seule valeur monétaire – c’est cher, donc c’est mieux ! C’était ouvrir la porte à la spéculation dont les mobiles ont fini par gangréner toute la chaîne de valeur qui reliait l’humble atelier de la watch valley au propriétaire final de la montre. Le culte forcené de la « valeur d’échange » n’a fait qu’attiser les délires spéculatifs, polarisés autour de quelques modèles, dans un climat d’instabilité financière de plus en plus paralysant et dans une sorte de course au record débranchée des réalités de la vraie vie économique (l’enchère la plus élevée, la liste d’attente la plus longue, la montre la plus introuvable, etc.). Au point de menacer tous les équilibres industriels et d’accentuer la fragilité d’un système économique qui sacrifie les volumes à la valeur et qui pense naïvement trouver la voie de sa survie dans une fuite en avant perdue vers le luxe, l’exclusivité et les prix inflationnistes – là où il y a de moins en moins d’oxygène commercial et de moins en moins de clients, qui s’avèrent cependant de plus en plus capricieux. Les spéculateurs ne portent pas leur investissement, qu’ils rangent dans un coffre [n’est-ce pas une contribution à l’occupation des poignets par les objets connectés ?] – c’est normal, ils n’aiment pas les montres, mais l’argent des montres…

En misant tout sur la Chine et sur ses clients qui n’étaient pas des amateurs de montres, mais des gamers avides de spéculer en affichant toujours plus de fétiches ostentatoires à forte valeur ajoutée statutaire [on se bat toujours pour ce dont on manque !] et en confondant « valeur d’usage » et « valeur d’échange », les marques horlogères ont fini par tuer la poule aux œufs d’or. Ces nouveaux clients spéculateurs, enrichis par les profits de la mondialisation et par la pratique d’un fantastique endettement collectif (privé et public), ont généré un de ces « paradoxes de tranquillité » parfaitement décrit par des économistes comme Hyman Minsky : c’était devenu trop facile de vendre à ces Chinois ivres d’ostentation dans la corruption comme dans la collection. C’était trop facile de vendre n’importe quoi à n’importe quel prix et peut-être même à n’importe qui ! C’était trop facile de générer de la croissance et des profits sans adapter ni son marketing, ni sa communication, ni surtout son logistique de production. C’était trop facile de considérer que les arbres montaient au ciel. Pendant ce temps, on négligeait les amateurs qui avaient la faiblesse de croire encore à la « valeur d’usage » et à l’excellence de montres qu’ils avaient de moins en moins les moyens de s’offrir [en l’an 2000, il ne fallait à un jeune cadre qu'un petit mois de salaire pour s’offrir sa première Rolex, là où il lui en faut désormais près de cinq]

Avec la Chine, qui semble guettée par une déstabilisation majeure du fait des abus de sa spéculation immobilière et de son endettement, un Chine qui se met soudainement à lutter contre les inégalités de richesse et contre l’« expansion désordonnée du capital » [Xi Jinping retrouve ici les accents de Karl Marx], ce qui nous annonce une « chasse aux riches » de plus prometteuses, les horlogers suisses ressemblent à autant de lapins hypnotisés par les phares de la voiture : ils continuent mécaniquement à bourrer les tiroirs de leurs boutiques locales sans même imaginer que la conjoncture puisse brutalement se retourner. Ils continuent à augmenter des prix qu’il ne sera possible de baisser quand l’orage éclatera et qu’il faudra alors déstocker en urgence dans une ahurissante dynamique de destruction de valeur. En se gargarisant des tensions spéculatives qui font flamber les prix sur le marché gris, qui génèrent des enchères aberrantes et qui poussent à des manipulations éhontées sur certaines marques, les maisons horlogères aggravent leur cas : elles sacrifient tout au court-terme et à leur compte d’exploitation immédiat…

Faire reposer toute une industrie sur la seule « valeur d’échange » de sa production est à la fois une impasse économique, une mise en danger de la vie de toute une profession et une imbécillité qui insulte l’avenir, puisqu’il faudra une autre génération pour reconstruire cette « valeur d’usage » et tout ce qui aura été gaspillé par la génération précédente. Parce que « valeur d’usage » il y a, même et surtout face aux montres connectées qui ont colonisé les poignets : la montre traditionnelle est loin d’avoir dit son dernier et la flamboyante démographie horlogère le prouve jour après jour, avec les centaines de nouvelles marques qui éclosent tous les ans. Nous en reparlerons plus tard. En attendant, on vous laisse réfléchir là-dessus…

NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES

Des pages en accès libre pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les trente premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #30 ci-dessous)…  

❑❑❑❑ SANS FILTRE #34 « Mais non, mais non, il ne se passe rien d’alarmant du côté de la Chine néo-communiste ! » (Business Montres du 14 septembre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #34 « Le con-cerné se reconnaît toujours » (Business Montres du 2 septembre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #33 « Un excellent motif d’émerveillement horloger » (Business Montres du 19 août)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #32 « Pourquoi les horlogers suisses ont-ils eu si peur de Napoléon ? » (Business Montres du 7 mai)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #31 « Désolé, mais le compte n’y est pas » (l’ahurissante inflation de nos temps d’écran : Business Montres du 10 novembre 2020) 

❑❑❑❑ SANS FILTRE #30 « Mais veulent-ils vraiment que le salon Watches & Wonders 2020 ait vraiment lieu en 2021 ? » (Business Montres du 28 octobre 2020)






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