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SANS FILTRE #35 (accès libre)
« Mais non, mais non, il ne se passe rien d’alarmant du côté de la Chine néo-communiste ! »

Apparemment, les horlogers suisses opposent un impavide optimisme et une sérénité coulée dans le marbre face à tous les signaux faibles qui nous arrivent de Chine. Apparemment, la campagne de Xi Jinping pour la « prospérité commune » n’alarme personne. « Business as usual ». Apparemment, tout est sous contrôle. Sauf que…


La fracture entre les propos publics des directions horlogères – celles que relayent les ravis de la crèche des médias perroquets – et leurs directives privées est à présent un gouffre béant. En public, « tout va très bien, Madame la marquise ». En privé, les ordres fusent pour se montrer plus que circonspect face à l’évolution de la Chine. On peut le comprendre quand les médias perroquets en question sont financés par la publicité des marques et relèvent donc de la communication institutionnelle de ces marques : la « bonne parole » managériale s’y écoule d’un amusant robinet à bullshit. C’est plus problématique quand il s’agit de médias indépendants, généralement pertinents et dotés d’un minimum de recul critique. Quand la gentille et délicieuse Miss Tweed (12 septembre) interroge quelques patrons de marques horlogères pendant les Geneva Watch Days à propos de la Chine, c’est toujours un optimisme de façade et un appel au calme face à la réaction excessive des marchés, qui ont eu l’insolence de brutalement dégrader les valeurs du luxe – il est toujours curieux de constater qu’on se gargarise de la hausse de ces valeurs pour stigmatiser la fébrilité des analystes quand elles baissent.

Astrid Wendlandt (Miss Tweed, ci-dessous), qui n’est cependant pas un lapereau de l’année, nous berce ainsi : « Luxe et communisme poursuivent leur lune de miel sous le ciel de la “prospérité commune” » – n’est-ce pas mignon ?

• Jean-Christophe Babin (Bvlgari) y va de son couplet rassuriste : « Il ne faut pas s’attendre, dit-il en substance à Miss Tweed, que les réformes annoncées aient beaucoup d’impact sur l’industrie du luxe » – le même Babin a par ailleurs la lucidité de considérer que la Chine a un énorme problème démographique, sauf que c’est précisément la tempête de cette démographie défaillante qui fait réagir aussi violemment le régime de Xi Jinping face aux inégalités.

• Georges Kern (Breitling) explique doctement  à Miss Tweed : « Je pense que la demande pour le luxe accessible ne sera pas affectée par ces changements en Chine. Les gens continueront à acheter du luxe, mais ils devront peut-être se montrer plus discrets sur le très haut de gamme ». On prend les paris sur cette continuité ?

• Niels Eggerding (Frederique Constant) est tout aussi impavidement rassuré : « L’écart entre les pauvres et les riches est devenu trop important. Je pense que ce qui se passe en Chine est normal. ». Vous avez dit « normal » ? Est-ce bien normal ?

• Édouard Meylan (H. Moser & Cie) n’est pas en reste : « Tous les dix ans, il y a des messages autour de la redistribution de la richesse en Chine. Déjà en 2012, quand la campagne anti-corruption a été lancée, tout le monde avait pris peur. Mais regardez comme le marché chinois a explosé. En Chine, il y a un énorme appétit pour le luxe et il existe une véritable culture de possession du luxe mais peut-être les gens vont-ils moins exposer leurs possessions ». Euh… Cette campagne anti-corruption, dont les effets négatifs n’avaient absolument pas été anticipés en dépit de tous les avertissements [les lecteurs de nos chroniques en témoigneront], ont fait gravement plonger l’industrie des montres entre 2014 et 2017, et ainsi mis fin à la « bulle chinoise », non ?

• David Baverez, spécialiste du luxe chinois (Chine-Europe : le grand tournant, 2021), pronostique : pour les millenniaux chinois et la « génération Z », les marques de luxe occidentales les plus performantes sont « comme une famille virtuelle, une communauté dont ils veulent faire partie ». La preuve ? Le 200e anniversaire de Louis Vuitton a eu un impact considérable sur les réseaux sociaux et il comportait même des jeux vidéo : « Il a attiré presque autant de spectateurs que le Parti communiste chinois a de membres ». Ça, c’est un indice !

• On laissera à Bertrand Savary (Arnold & Son) le privilège d’un certain réalisme : l’emprise croissante du régime communiste sur l’économie et sa mise en surveillance totalitaire de tous les Chinois signifient que « nous ne devons pas être trop dépendants de la Chine et qu'il faut bien équilibrer nos marchés ». Ouf, il y en a au moins qui suit…

Le rassurisme ambiant chez les managers horlogers serait amusant, mais anecdotique et pas bien méchant, s’il ne trahissait pas la perspective d’un nouveau déni de réalité face à ce qui se prépare en Chine, où le régime de Xi Jinping a le dos au mur : ou bien ça passe, ou bien ça casse ! La situation économique est très tendue, avec des risques d’effondrement systémique aggravés par les bulles sporadiques (celle de l’endettement public et privé, celle de l’immobilier, celle de la spéculation boursière, celle de l’hyperconsommation morbide dans une Chine confinée, etc.), par les tensions géopolitiques avec les autres grandes puissances (États-Unis, Japon, notamment, demain peut-être Europe) et par les fractures sociales grandissantes entre les enrichis de ces bulles et les exclus de l’atelier du monde.

Pratiquant la classique fuite en avant dans le nationalisme qui réoriente les colères vers l’étranger et dans l’austérité programmée d’un égalitarisme néo-maoïste, le pouvoir n’a plus d’autre choix que de piloter tous les secteurs de l’économie avec toujours plus d’emprise « sociale » sur la population. La « chasse aux riches » d’aujourd’hui n’est que le coup d’envoi d’une campagne de harcèlement de tous contre tous les signes extérieurs de richesse – le premier de ces signes étant la montre. La récente campagne orchestrée contre Audemars Piguet par les réseaux sociaux chinois était tout sauf anodine : les plates excuses de la marque ont mis l’eau à la bouche des agitateurs patriotiques, qui n’ont de cesse que de préparer une nouvelle offensive contre ces Européens qui s’exécutent sans combattre : tous les prétextes seront bons, même les plus anodins [et le fait de considérer Taïwan comme un « pays » était vraiment une broutille médiatique !]. Avec huit cent millions de Chinois connectés, il est devenu très facile et très payant de faire monter la mayonnaise. Très payant médiatiquement et surtout économiquement : le mignon et lisse Lu Han, qui s’en est pris à Audemars Piguet alors qu’il en était l’ambassadeur mercenaire, est à présent une star encore plus bankable qu’auparavant !

Ce que les directions horlogères européennes ne réalisent pas dans ce contexte chinois [il en va de même pour toutes les industries du luxe], c’est leur extraordinaire fragilité dans des querelles qui les dépassent et pour lesquelles elles sont totalement désarmées.

• Elles n’ont pas la culture idéologique qui leur permet de lire entre les lignes les directives du Parti communiste chinois – directives qui donnent une direction, celle de la ligne du Parti.

• Elles n’ont pas la sensibilité culturelle qui leur permettrait de comprendre les subtilités d’un univers qui ne relève pas des codes euro-américains : les managers de l’horlogerie prennent encore trop souvent les Chinois pour de simples Européens aux yeux bridés et aux poches pleines…

• Elles n’ont pas la sensibilité géopolitique qui leur permettrait d’analyser ce qui est en jeu dans la partie en cours pour la domination du monde, domination qui n’est pour la Chine qu’une fuite en avant pour mieux comprendre sa propre population en trouvant ici et là des relais de vassalisation internationale, des poches de colonisation économique, des espaces de (re)peuplement ou des « ateliers du monde » délégués.

Quand on constate avec quelle efficacité le pouvoir central chinois a mis au pas l’industrie des jeux, avec quelle rapidité il a fait main basse sur les géants des réseaux sociaux et avec quelle déconcertante facilité il a réduit les milliardaires de tech chinoise à n’être plus que de serviles relais de ses ambitions, on se dit que l’industrie du luxe – et, a fortiori, l’industrie des montres – ne pèse rien dans la main de fer de Xi Jinping, qui dispose de tous les atouts pour la contraindre :

• La force administrative et réglementaire (notamment les taxes sur le luxe ou les futures « lois somptuaires »)…

• La force juridique [l’arsenal de coercition est déjà impressionnant pour punir en Chine les marques qui n’auraient pas un « comportement approprié » hors de Chine]

• La force économique (avec la capacité de promouvoir une campagne « Achetez chinois en Chine » qui déstabiliserait les marques européennes)…

• Enfin la force politique, celle d’un régime qui joue sa survie sur le coup de dé d’une re-maoïsation austéritaire et autoritaire de la société – en misant sur la résurrection d’un bon vieux cliché de classe : « Le vrai bonheur du peuple menacé par les méchants riches »…

Croire que les Chinois seront toujours, ad vitam aeternam, et par nature, des grands amateurs de ce luxe occidental qui les fascine aujourd’hui, c’est les prendre pour de simples et lointains Européens, qui sont, eux, imprégnés depuis de nombreux siècles des codes de cette culture du luxe. On ne saurait les réduire à cette seule fonction masticatoire des fétiches marchands du luxe occidentale. Le croire, c’est refuser de voir que l’âme chinoise ne se satisfait probablement pas de cette american way of life qu’on veut lui imposer ; avec toute la bimbeloterie des objets transactionnels européens. On peut légitimement considérer que le bonheur des peuples n’est pas forcément dans la voiture allemande, la montre suisse, le sac à main français, la mode italienne, le téléphone californien et le parfum parisien. On peut parfaitement imaginer un monde apaisé, celui de l’être plutôt que celui de l’avoir frénétique, mais c’est une autre histoire : on vous laisse réfléchir là-dessus…

NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES

Des pages en accès libre pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les trente premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #30 ci-dessous)…  

❑❑❑❑ SANS FILTRE #34 « Le con-cerné se reconnaît toujours » (Business Montres du 2 septembre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #33 « Un excellent motif d’émerveillement horloger » (Business Montres du 19 août)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #32 « Pourquoi les horlogers suisses ont-ils eu si peur de Napoléon ? » (Business Montres du 7 mai)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #31 « Désolé, mais le compte n’y est pas » (l’ahurissante inflation de nos temps d’écran : Business Montres du 10 novembre 2020) 

❑❑❑❑ SANS FILTRE #30 « Mais veulent-ils vraiment que le salon Watches & Wonders 2020 ait vraiment lieu en 2021 ? » (Business Montres du 28 octobre 2020)


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