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SANS FILTRE #43 (accès libre)
« Amis détaillants, ne poussez quand même pas le bouchon trop loin ! »

On ne le sait que trop : sur cette planète, tous les acheteurs de montres rêvent tous au même moment des mêmes modèles, ce qui rend ces montres introuvables et si disputées qu’elles valent sur le marché secondaire deux, trois ou quatre fois leur prix neuf, quand ce n’est dix, vingt ou trente fois leur valeur en boutique. Du coup, certaines boutiques abusent de la situation…


Nous aimons beaucoup nos amis détaillants horlogers et nous partageons largement leur point de vue sur la stratégie commerciale des marques. Raison de plus pour qu’on se parle franchement et qu’on tire les oreilles de ceux qui abusent du pouvoir écrasant que la spéculation leur a conféré : celui de faire plaisir à tel amateur plutôt qu’à tel autre ! On sait que les grandes marques sont devenues très attentives à la qualité de « vrai client » de ceux qui achètent les rares montres disponibles – un « bon client » étant un amateur honorablement connu, fidèle à la marque et peu suspect de revendre sa montre dès le lendemain matin sur les réseaux parallèles, et non un de ces flippers qui écument les boutiques de la planète pour acheter ici et négocier là des pièces impossibles à acheter en boutique. Si ces flippers sont souvent des bricoleurs sans envergure, nous connaissons néanmoins bon nombre de « revendeurs en chambre » qui pratiquent ce trafic international à une échelle qui leur procure de confortables revenus de CEO horloger – juste en sachant où se procurer, souvent à des prix très élevés, des montres qu’ils revendront à des prix encore plus élevés à des « amateurs » qui sont en fait des spéculateurs en quête de placements sécurisés (pour avoir une idée de cette ambiance de souk qui est aujourd’hui celle du marché secondaire, voir notre éditorial Business Montres du 7 février).

Tout irait mieux dans le meilleur des mondes horlogers si tout le monde jouait le jeu : les marques en produisant plus et mieux des montres qui sont réclamées par les clients ; les détaillants en proposant aux clients de s’intéresser à des marques et à des montres alternatives aux icônes plébiscitées par la vox populi ; les clients en privilégiant la passion par rapport à l’instinct de spéculation qui les pousse à brouiller le marché avec du trading de haute intensité ; les médias en cessant de parler de l’argent des montres plus que des montres elles-mêmes. On n’a oublié personne ? Le problème reste que certains abusent de leur situation dominante, notamment chez les détaillants. Nous n’allons stigmatiser tel ou tel, ni donner le nom de la marque. Nous allons même, en fiers démineurs-pacificateurs, éviter de prendre des exemples de marques ou de détaillants suisses, quoiqu’ils pratiquement allègrement ces franchissements de ligne jaune continue – voici quelques années, avant que la folie spéculative n’éclate au grand jour, Business Montres avait raconté avoir trouvé, chez un même paralléliste du marché secondaire, onze montres ultra-recherchées des plus grandes marques (Rolex, Patek Philippe, Richard Mille, Audemars Piguet), toutes authentiques, bien entendu, et même dotées de cartes de garantie datant de moins de deux semaines et contresignées par deux célèbres revendeurs de la Suisse horlogère [nous n’avions pas non plus donné les noms, ni « balancé » ce paralléliste dont les clients étaient célèbres]

Prenons donc, au hasard, une marque allemande très connue pour sa production haute horlogère de grande réputation, et resserrons la focale sur trois de ses propres boutiques (en franchise), ici où là sur les marchés occidentaux – histoire de ne pas trop incriminer tel ou tel autre détaillant. Les montres de cette marque sont certes recherchées, souvent difficiles à dénicher, mais absolument pas introuvables à travers le monde : il suffit de choisir la bonne boutique ! Les faits pointés du doigt ci-dessous sont établis et, si nous les mentionnons, c’est parce qu’ils témoignent d’un comportement systémique qui n'innocente en rien bien d’autres marques, en Suisse ou ailleurs.

❑❑❑❑ L’ABUS GÉOGRAPHIQUE : prévenu par un ami de la disponibilité d’une pièce, un amateur collectionneur de cette marque [il possède une dizaine de montres de cette maison] se présente dans une de ces boutiques et commence à montrer patte blanche. Puisqu’on l’interroge sur sa collection, il en détaille les pièces, ainsi que les boutiques où il a pu les acheter. On lui présente la montre qu’il souhaite acheter, une pièce tarifée à cinq chiffres qui frôlent l’addition à six chiffres. L’affaire pourrait se conclure très vite, mais… En prenant son client de très haut, le vendeur lui explique alors que, comme il n’a pas acheté la plupart de ses montres dans la boutique où il se trouve, il ne peut donc lui vendre cette pièce. Le ton monte, mais le vendeur n’en a manifestement rien à faire, ayant sans doute déjà alloué la montre à un autre de ses clients. Quelques jours plus tard, cet amateur déçu mettra en vente les dix montres de cette marque, avec laquelle il ne voulait plus avoir à faire…

❑❑❑❑ L’ABUS COMMERCIAL : renseigné par un de ses amis vendeurs dans cette boutique, un amateur insiste pour voir une pièce assez recherchée. Comme elle est disponible, on lui présente et, comme il répond aux multiples critères d’honorabilité requis par la marque, l’affaire pourrait se conclure, mais le directeur de la boutique intervient dans la négociation. Pour avoir le droit d’acheter une telle montre, au prix boutique, l’amateur est vivement pressé d’acheter deux autres montres, en or celles-là, nettement moins recherchées, mais beaucoup plus sévèrement tarifées – montres dont il n’a guère envie et dont la facture quadruplerait sa dépense dans cette boutique. Le ton monte face à ce chantage et la porte claque. Quelques jours plus tard, cet amateur déçu revendra les cinq montres de cette marque qui entendait lui tordre le bras pour écouler une marchandise nettement moins désirables.

❑❑❑❑ L’ABUS FINANCIER : l’amateur est ravi, la belle montre en acier est là, dans la boutique, il la passe à son poignet et, heureux comme un gamin, il se considère déjà comme son futur propriétaire. Le vendeur douche cependant son enthousiasme. En fait, l’icône horlogère tant recherchée, d’ailleurs introuvable à moins de cinq heures d’avion de la boutique, a été promise à un… autre client, qui n’en a mystérieusement pas encore pris livraison, mais qui se trouve miraculeusement présent dans la ville ces jours-ci. Le vendeur se propose donc de voir si ce mystérieux client est toujours preneur de la montre. Il va donc lui passer un discret coup de téléphone et, quelques minutes plus tard, il revient vers notre amateur en lui racontant que le client qui avait réservé la montre accepterait volontiers de passer son tour, mais en réclamant une sorte d’« indemnité » au nouvel acheteur : quelques billets dans une enveloppe feraient l’affaire pour que l’amateur reparte avec cette belle montre sport chic à son poignet. Pourquoi pas, sauf que l’amateur en question a le sentiment très vif qu’on le prend pour un crétin : ce n’est pas une histoire de cash, mais d’honneur blessé [« Il y a quand même des limites à tout ! »]. Il claque la porte de la boutique et lui aussi, dans les jours suivants, revendra les trois montres de cette marque qu’il était si fier de collectionner…

Choses vues et histoires vécues, bien entendu ! Il y aurait des dizaines d’anecdotes de ce genre à raconter sur la plupart des marques qui pratiquent la pénurie iconique – volontaire ou involontaire – pour certains de leurs modèles. Scènes ordinaires qui commencent à alimenter un certain ressentiment chez les amateurs et les collectionneurs, avec d’autant plus d’acrimonie que se pressent à présent sur les marchés primaire et secondaire des acheteurs de montres qui n’ont pas la patience de la vieille génération des collectionneurs, ni l’indulgence des amateurs pétris d’une solide culture horlogère qui leur permettrait de « comprendre » pourquoi ces icônes sont devenues rares et plus chères en seconde main qu’en boutique. Les nouveaux clients de la montre supportent de moins en moins de se faire éconduire par des vendeurs de plus en plus hautains, qui ne les acceptent même plus sur des » listes de souhaits » ou qui les soumettent à des véritables interrogatoires policiers avant de leur promettre des mois, voire des années d’attente. Il y a quelque chose de pourri dans le royaume des montres, mais il en va de la responsabilité des détaillants – ceux qui aiment vraiment leur métier et qui croient à l’avenir de la montre traditionnelle – de maintenir un lien de confiance avec les vrais amateurs ! On vous laisse réfléchir là-dessus…

NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES

Des pages en accès libre pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les quarante premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #40 ci-dessous)…  

❑❑❑❑ SANS FILTRE #42 « Le jour où le Yuka de la montre sera au point, l’horlogerie tremblera » (Business Montres du 26 janvier)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #41 « Reviens, Pierre, on a encore besoin de toi ! » (Business Montres du 11 janvier)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #40 Les marques horlogères ont-elles décidé de se débarrasser de leurs propres boutiques ? (Business Montres du 5 décembre 2021)





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