ROCK’N’HORL 2021 (accès libre)
C’est l’histoire d’une belle idée, trop fixe pour être du luxe
Après une semaine de campagne, quand on recueille un euro (!) de souscription sur les 28 000 euros qu’on espère, c’est qu’il y a un petit problème quelque part. Pas forcément dans le concept, mais sûrement dans l’approche du marché…
Sur Kickstarter, il n’y a pas si souvent que ça des campagnes horlogères lancées en Suisse, mais elles méritent généralement le détour. Celle du designer et architecte lausannois Christian Moriggi, qui a choisi de se battre sous ses propres couleurs, avec son nom sur le cadran, est d’autant plus courageuse qu’il s’agit de sa seconde tentative. Au printemps 2020, alors que la pandémie s’abattait sur l’Europe, il avait lancé une première campagne pour sa montre « chaînon manquant », mais il n’avait recueilli que 2 500 euros sur les 147 000 euros qu’il attendait – sa montre était alors proposée à 1 250 euros. Ce premier échec ne l’a pas découragé et le voici qui se relance dans une seconde campagne, toujours avec une montre « chaînon manquant », fondée sur à peu près le même concept, mais proposée cette fois autour des 600 euros.
En quoi consiste ce concept, annoncé comme une révolution dans l’histoire de l’horlogerie de ces cinq derniers siècles ? Christian Moriggi confie : « Créer une nouvelle montre, une montre totalement novatrice, mais non pas une esthétique de plus dans l'univers de l'horlogerie. Telle a été le but de ma recherche pendant de nombreuses années. Ma recherche a pris fin le jour où j'ai réalisé que depuis la création de la première montre par Peter Henlein en 1508, l'horloger a toujours fait tourner les aiguilles autour de la montre. Après 513 années, j’ai décidé d’inverser le processus et de faire tourner la montre autour de l’aiguille, qui, elle, reste fixe, puisque c’est le cadran qui tourne ! La lecture de l'heure reste d'une identique facilité. Unique au monde, ce garde-temps renverse les conventions horlogères ». Pour le créateur de ce « chaînon manquant » de l’évolution des montres, ce serait ainsi un renversement conceptuel, une forme de révolution anti-copernicienne qui remettrait le fixe à la place du mobile et qui ferait tourner les heures autour de l’aiguille, un peu comme on pensait que le ciel tournait autour de la Terre (modèle géocentrique adopté du temps de la Grève antique) avant d’adopter un modèle héliocentrique – la Terre qui tourne autour du Soleil, ce dont les Grecs avaient parfaitement conscience, mais leur modèle géocentrique leur paraissait d’un usage plus pratique…
Christian Moriggi signe ainsi de son nom une montre zéro aiguille [même pas mono-aiguille], avec un repère fixe calé vers ce qui serait une heure du code horloger classique et un disque des heures, gradué en quarts d’heure, en rotation sous ce repère fixe. Le tout Swiss Made, dans un boîtier en acier de 44 mm, étanche à 100 m, avec un mouvement électronique Ronda et une précision horaire forcément à l’estime, disons à cinq minutes près. Le futur prix public de ce « chaînon manquant » est annoncé par Christian Moriggi Créations dans les 850 euros, pour un prix de souscription demandé de 600 euros sur Kickstarter, où la campagne prendra fin un peu avant Noël. Ces montres anti-stress – du fait de leur approche approximative de l’heure – sont personnalisables à volonté (couleur de l’aiguille, couleur du bracelet, couleur des surpiqûres). Si le projet est sympathique, on doit cependant s’interroger sur ses faiblesses en matière de design, notamment le problème de la lecture des chiffres quand ils passent sous le repère fixe ou l’idée de voir le logo (le nom du créateur) se promener la tête à l’envers une bonne partie de la journée…
Malheureusement, cette révolution anti-copernicienne a de fortes chances de faire pschitt pour la seconde fois : pas un seul souscripteur après dix jours de campagne, avec un seul contributeur à hauteur d’un seul euro – c’est presque humiliant. Ce n’est pas que l’idée soit foncièrement stupide : elle est même plutôt créative et originale. C’est une des innombrables tentatives de disrupter les codes horlogers traditionnels, pour le meilleur comme pour le pire : après tout, pourquoi toute la planète devrait-elle lire l’heure selon une convention mathématique [la position angulaire de deux droites inscrites dans un parcours circulaire] qui semble bien être devenu le seul code abstrait commun à toute l’humanité ? Ce concept n’est donc ni absurde, ni même illégitime. Si ce principe adopté par Christian Moriggi ne manque pas d’intérêt, pourquoi un tel dédain de la part des amateurs et pourquoi cette condamnation à mort d’une montre qui ne devrait logiquement pas voir le jour à la fin de campagne menée sans le moindre savoir-faire en marketing sociofinancé ?
Cet unique euro symbolique versé après dix jours de campagne est très révélateur des attentes du marché. Hormis une frange d’entre eux résiduelle, quoique très radicalisée dans son non-conformisme existentiel, les amateurs sont plus à présent en quête de réassurance que de prise de risques – que ces consommateurs relèvent des nouvelles générations ou de la séniorité babyboomeuse. Si mobile spéculatif il y a, il se porte sur les valeurs sûres de l’iconologie vintage plus que sur l’avant-gardisme au poignet. Les nouveaux concepts font peur, la disruption effarouche dès qu’elle touche au quotidien – et quoi de plus quotidien qu’une montre ? Quand on sait que les cadrans vingt-quatre heures ne représentent guère que 0,01 % de l’offre, ou que les montres mono-aiguilles de type MeisterSinger ne font guère que rajouter un zéro à ce score (soit 0,001 %), on comprend que Christian Moriggi a du souci à se faire, avec sa montre à quartz au prix totalement hors marché, sa campagne Kickstarter totalement hors sol et son concept horloger totalement hors champ. C’est dommage, mais l’époque n’est plus [provisoirement ?] aux révolutions horlogères : le message, c’est maintenant le massage, la répétition, la réédition vintage qu’on annone jusqu’à la nausée, le réencodage perpétuel d’un éternel retour de l’identique. Basse époque ?