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CHANEL : Une instrumentalisation hollywoodienne de l'histoire

Mieux qu'Indiana Jones et James Bond : Coco Chanel en agent secret au service de l'Abwehr nazie pendant l'Occupation ! Bien trouvé comme scénario, mais la réalité historique est beaucoup moins hollywoodienne, et beaucoup plus complexe que ne peut l'imaginer un Américain racoleur... ▷▷▷ Le fait que Mademoiselle Chanel ait couché ou non avec un Allemand pendant l’Occupation à Paris n’a guère d’intérêt, d’autant qu’il n’y a pas le moindre mystère : elle a couché ! ! Et l'heureux portait …


Mieux qu'Indiana Jones et James Bond : Coco Chanel en agent secret au service de l'Abwehr nazie pendant l'Occupation ! Bien trouvé comme scénario, mais la réalité historique est beaucoup moins hollywoodienne, et beaucoup plus complexe que ne peut l'imaginer un Américain racoleur...

▷▷▷ Le fait que Mademoiselle Chanel ait couché ou non avec un Allemand pendant l’Occupation à Paris n’a guère d’intérêt, d’autant qu’il n’y a pas le moindre mystère : elle a couché ! ! Et l'heureux portait l'uniforme allemand ! Elle-même n’a jamais caché son aventure avec le baron Hans Günther von Dincklage, qui apparaît comme un de ces "agents secrets" dont l’Europe cosmopolite avait le secret dans les années 1930 et 1940. Pire : ce baron est resté son compagnon après la guerre... L’écrivain Patrick Modiano aurait dû en faire un roman. L’Américain Hal Vaughan, qui est apparemment un peu historien et un peu diplomate (un peu barbouze aussi), a préféré en faire toute une... histoire, et même tout un "roman" qui tient assez médiocrement la route. Ce qui est intéressant, ce n’est pas ce qu’il pense avoir découvert [Coco Chanel aurait été un agent secret de l’Abwehr, le service de renseignements allemand], mais la manière dont l’histoire de cette « collaboration horizontale » est aujourd’hui instrumentalisée, alors qu’elle était manifestement beaucoup plus horizontale sur l'oreiller que collaboration sur les idées...

▷▷▷ Résumons en quelques phrases. Femme issue du peuple, mais attirée vers la fréquentation des élites de la société par ses amants successifs, Gabrielle Chanel a partagé les préjugés de son peuple et des élites de son époque. Cette autodidacte, qui n’avait pas fait d’études et qui était sans doute plus intelligente qu’intellectuelle, n’aimait pas beaucoup les Juifs, les homosexuels, les socialistes, ls syndicalistes, les communistes, les étrangers, et pas moins les Allemands que les autres ! Ce qui était l’opinion commune des « 40 millions de pétainistes » dont parlent les historiens pour les années 1940-1944. Créatrice de talent lancée dans la haute société, Gabrielle Chanel a vécu, dans les années 1930, une aventure chaotique et passionnée avec le duc de Westminster, proche parent de la famille royale anglaise, qui lui a fait rencontrer des personnalités comme Winston Churchill, qui deviendra un de ses plus fidèles amis. Enrichie par sa maison de couture et par son parfum (le fameux n° 5), Coco Chanel a vécu les contradictions et les difficultés de l'Occupation, comme les autres Françaises, sans doute avec plus de facilités financières ou nourricières, mais pas moins de chagrin. Un de ses neveux ayant été fait prisonnier lors de la capitulation de l’armée française en 1940, elle a tout mis en œuvre pour le faire libérer, d’autant qu’il était malade et qu’on pouvait craindre pour sa vie. ▷▷▷ Dans le Paris de l’Occupation, difficile d’entreprendre des démarches sans passer par un quelconque service allemand. Difficile, quand on tient boutique rue Cambon, de refuser tout contact avec l’occupant : la Wehrmacht faisait camper 300 000 hommes dans Paris et dans ses environs. Difficile, même, quand on habite au Ritz, de ne pas y côtoyer des officiers supérieurs allemands. Quand l’un d’eux lui fait la cour, fin 1940, pourquoi pas lui ? Elle est célibataire. Lui aussi. En parfait cosmopolite, il parle couramment français et anglais. Haut gradé des services secrets allemands (il appartient à l’Abwehr), il peut notamment permettre à Gabrielle Chanel de continuer à loger dans sa suite du Ritz, qui était depuis des années son appartement parisien. Rappelons que le palace avait été réquisitionné pour loger les officiers de l’état-major allemand et les « personnalités » du Reich. De là à faire du baron Hans Günther von Dincklage un nazi fanatique, il y a un pas qu’un grand naïf américain comme Hal Vaughan s’empresse de franchir, avec une désarmante vision hollywoodienne de l’Occupation en France. Allemand, Dincklage devient immédiatement un hitlérien obsessionnel. Fonctionnaire de l'Abwehr, il se mue aussitôt en semi-James Bond semi-Indiana Jones du côté obscur de la Force. Ce que rien dans son parcours ne permet de vérifier, au contraire ! L’Abwehr était probablement le service secret le moins "nazi" de tous les réseaux du Reich. L’état-major parisien de la Wehrmacht était sans doute plus francophile que les ministres du maréchal Pétain à Vichy. D'ailleurs, terrifiant et diabolique agent d'influence que que ce baron von Dincklage, dont on fait un deus ex machina du Paris occupé, mais qui aura réussi à ne pas laisser de photo de lui dans la chronique militaro-mondaine de l'époque, alors que les moindres réceptions officielles avec les dignitaires du Reich étaient l'objets des mêmes compte-rendus dans la presse que les Oscars d'Hollywood dans les médias contemporains... ▷▷▷ Donc, voici Mademoiselle Chanel chez les Allemands pour tenter d’arracher son neveu à son camp de prisonniers. Elle a également besoin des Allemands pour obtenir le passeport qui lui permettrait d'aller acheter, hors de cette France occupée (tout particulièrement dans l'Espagne restée neutre), les matières premières de son parfum n° 5, qu’elle continue à fabriquer – les « touristes » parisiens de la Wehrmacht sont ses meilleurs clients. On notera, au sujet de ce parfum, que la féroce « antisémite » qu’aurait été Gabrielle Chanel n’a pas tenté d’aryaniser – comme on disait à l’époque – sa société de parfums, qui appartenait à 90 % aux frères Wertheimer, réfugiés aux Etats-Unis pour échapper aux persécutions anti-juives de la France occupée. D'autres maisons de luxe n'ont pas eu cette élégance pendant les années noires... C’est donc là qu’elle va être « enregistrée » par l'Abwehr, avec le n° matricule F-7124 et sous le pseudonyme « Westminster » : les officiers de l’Abwehr avaient le sens de l’humour – ce nom de code tendrait d'ailleurs à prouver que l'Abwehr ne prenait pas ce recrutement très au sérieux. Pourquoi immatriculer un « agent » potentiel ? Parce que c’est une pratique usuelle dans la bureaucratie allemande : on créait systématiquement une fiche, en pensant utiliser cette « Gabrielle Chanel » moins pour les services qu’elle rendrait – elle serait plutôt demandeuse – que pour ceux qu’elles pourraient rendre. Il suffisait de feuilleter les revues mondaines d’avant-guerre pour comprendre que son carnet d’adresses personnel était sans frontières. Une telle personnalité pouvait toujours se révéler utile pour nouer des relations secrètes hors de l’Europe occupée et pour... ménager l’avenir : l’état-major allemand avait déjà des doutes sur l’issue de la guerre et sur la capacité d’Hitler à la gagner [doutes qui conduiront certains officiers à fomenter un attentat contre le Führer et qui pousseront le directeur de l'Abwehr à se suicider – un comble pour un supposé "nazi fanatique"]... ▷▷▷ Ensuite, toujours aussi naïf et toujours aussi bien cinématographiquement orienté, Hal Vaughan fait voyager Chanel à la recherche d’une filière de contact avec Churchill, dans l’espoir un peu fou de jouer les intermédiaires pour parvenir à une paix séparée. Il est indéniable qu’elle a pu être manipulée à son insu par l’Abwehr pour des contacts exploratoires, parallèles à ceux qui s’étaient terminés par le parachutage de Rudolf Hess, un des dauphins d’Hitler, au-dessus de l’Ecosse. Le problème est que l’auteur accorde un foi aveugle à des documents de police on ne peut plus douteux et aux déclarations recueillies, après guerre, par les services de police alliés qui interrogeaient des officiers allemands soucieux alors de passer pour des pacifistes avant l’heure... C’est encore une déformation typique d’Américain, né dans un pays où on ne badine pas avec les déclarations faites sous serment et où mentir à un juge est plus grave que le crime dont on est accusé. La culture judiciaire française n’est pas aussi formaliste et chacun sait qu’il faut se garder de prendre au pied de la lettre les déclarations enregistrées par un greffier. De même, il ne faut accorder qu’une attention opératoire limitée aux rapports des services de police ou de contre-espionnage, qui mélangent allègrement le faux et le vrai, le pire et le meilleur, le rationnel et le fantasmatique. Hal Vaughan n’a pas ces scrupules : pour lui, le source est fiable si elle procède d’un rapport officiel ou d’un document judiciaire. Sans le moindre recul critique, il prend tout pour argent comptant, en multipliant les conditionnels, les « peut-être » et les « probablement » afin de ravauder les pièces d’un puzzle qui lui échappe... ▷▷▷ Aux yeux de l’auteur, Mlle Chanel aggrave son cas en tentant de faire libérer une amie italienne [l'histoire est passablement embrouillée], puis en se réfugiant en Suisse dans les temps incertains de la Libération, après laquelle les juges l’interrogeront sur ses contacts avec les Allemands et avec les collaborateurs pendant les années d'Occupation. Rien ou presque, sinon la fiche d'immatriculation, dans les archives de l’Abwehr, qui ont pourtant été passées au peigne fin à la Libération. Pas grave, l'auteur se refera sur les rapports de police ! Le livre tourne court en publiant in-extenso les documents d’un dossier marginal par rapport au cas Chanel, mais où son nom et celui de Dinckage sont cités puisqu’il s’agissait d’un des contacts requis pour faire libérer le neveu de Chanel. Conclusion : Coco Chanel n’a sans doute pas été une résistante de la première heure, ni une combattante de l’ombre, ni non plus une anti-nazie frénétique. Pas la moindre trace de collaboration idéologique ni économique chez elle, tout juste un peu de légèreté et d’imprudence dans le choix de ses fréquentations, avec une collaboration « horizontale » qu’elle a largement partagé avec plusieurs centaines de milliers de Françaises, puisqu’on a compté à l’époque 130 000 naissances de bébés « franco-allemands ». Pas de quoi en faire 370 pages... ▷▷▷ Aujourd’hui, mieux vaut s’en prendre à une personnalité connue, surtout si elle est liée à une marque de notoriété internationale, pour vendre un livre qui sera édité et traduit dans de nombreux pays. Si Hal Vaughan a un atout, c’est de parler français [sa femme était française], et donc de lire les documents d’archives qu’il étudie. Il a aussi un handicap majeur : sa culture anglo-saxonne, dont il ne peut se défaire et qui l’empêche de comprendre de façon intelligible ce qu’il lit. Un numéro matricule à l’Abwehr ne fait pas de vous un agent secret nazi, pas plus qu’une contravention impayée fait de vous un chauffard fiché au grand banditisme automobile. En revanche, le nom de Chanel fait saliver. Associé au mot « Occupation », il fait vendre. Si on y ajoute la connotation sexuelle du mot « lit », on tient les trois ingrédients majeurs de toute tragédie, avec ce parfum de scandale qui affolent les médias. Sauf que, sur ce coup, le parfum est éventé et le scandale fait long feu : rien de convaincant dans ce fatras, mais on touche aux limites du storytelling historique des marques. Celles-ci sont devenues des cibles idéales, incapables de se défendre dans une société de communication où les risques pour l'image sont considérables... Même s’il ne comprend pas grand-chose au monde qu’il décrit, Hal Vaughan a au moins la bonne idée de faire revivre cet univers un peu frelaté des années 1930, avec le grand chaos des années 1940 et les mutations des années 1950, quand Chanel a eu le courage et le culot de revenir affronter Paris, à soixante-dix ans. Les rapports de police passent, la légende reste... ••• Dans le lit de l’ennemi - Coco Chanel sous l’Occupation, de Hal Vaughan (Albin Michel)

G.P.

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