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COMMUNICATION #1 : Les blogueurs sont-ils des journalistes comme les autres ?

Les vrais vedettes de la récente Wonder Week n'étaient plus les journalistes, ni même les détaillants, mais les blogueurs qui se sont abattus sur Genève comme un nuage de sauterelles. Faut-il s'en affoler ou s'en féliciter ? Le nouveau rôle joué par les blogueurs dans l'information horlogère est riche d'enseignements...   ▶ POSTURES DE POSTEURSUn blogueur, ça va ! Trois cents, bonjour les dégâts... ◉◉◉ Le rituel est désormais bien cadré …


Les vrais vedettes de la récente Wonder Week n'étaient plus les journalistes, ni même les détaillants, mais les blogueurs qui se sont abattus sur Genève comme un nuage de sauterelles. Faut-il s'en affoler ou s'en féliciter ? Le nouveau rôle joué par les blogueurs dans l'information horlogère est riche d'enseignements...

 
 
 POSTURES DE POSTEURS
Un blogueur, ça va ! Trois cents, bonjour les dégâts...
 
◉◉◉ Le rituel est désormais bien cadré : une demi-minute après l'ouverture d'un salon, quel qu'il soit, les marques mettent en ligne le contenu de leurs vitrines et des dossiers de presse. Lesquels sont immédiatement relayés, blogués, facebookés, retweetés, linkedinés et pinterestés – on en oublie ! – par une armée de petites mains qui pianotent sur leurs tablettes en disséminant l'information à travers toute la planète. Là où les marques avaient à gérer quelques dizaines de journalistes, toujours un peu blasés, bougons et capricieux, il faut maintenant faire avec quelques centaines de blogueurs [nom générique pour toute la nouvelle génération des "posteurs" numériques], venus parfois de très loin ou tout simplement connectés de l'autre bout du monde. Les posteurs sont bien postés – sinon bien embusqués – sur les réseaux numériques ! Des posteurs dont il est à peu près impossible de vérifier les auditoires virtuels, faute d'outils adaptés, d'autant qu'ils ont immédiatement adopté les bonnes vieilles habitudes de bidonnage de l'audience pratiquées par leurs confrères de l'ancienne presse écrite...
 
◉◉◉ Confrères, vraiment ? Pas si sûr ! On ne peut pas dire que le respect soit mutuel. On se souvient des allusions perfides lâchées contre les forums horlogers par le supplément Montres de L'Express (information Business Montres du 17 décembre) : il s'y mêlait une évidente jalousie, attisée par les querelles d'égos et les audiences massives indiscutables des médias en ligne (par rapport aux médias en papier). Le moins qu'on puisse dire, c'est que les journalistes horlogers de la presse traditionnelle ne sont pas très cybercâlins pour les blogueurs. Le parallèlisme en miroir des reproches mutuels est d'ailleurs amusant : chacun traite l'autre de "pourri", sinon de "vendu" – le débat réel portant sur la nature de la transaction (soucoupe de cacahuètes, assiette au beurre ou gastronomie étoilé en Relais & Châteaux ?)...
 
◉◉◉ Pendant les salons, les marques n'étaient pas vraiment préparées, ni à cette rapidité dans l'art de dégainer les mises en ligne plus vite que leur ombre, ni à ces gros bataillons [les blogueurs se déplacent souvent en bandes, sinon en binome ou en trinome], ni à ces interminables séances de photo qui dupliquent ad libitum les mêmes poignets plus ou moins poilus [où sont les femmes ?], avec les mêmes montres noyées dans d'aveuglants reflets. D'où quelques embouteillages dans les stands et une course aux montres, voire une chasse aux pièces uniques qui n'étaient souvent que des prototypes. D'où quelques courses épiques dans Genève, à la recherche des salons et des expositions concurrentes du SIHH. D'où quelques leçons majeures à tirer de cette Wonder Week numérisée comme elle ne l'avait jamais été..
 
 
◉◉◉ Première leçon : si le journaliste classique est un emmerdeur chronique, le blogueur, lui, ne respecte rien ! Ni les marques, ni leur hiérarchie "naturelle", ni les montres, ni les horaires, ni les bons usages, ni peut-être même ses lecteurs. Plutôt jeune et très typé "Génération Y", le blogueur de base est un égotiste forcené, très soucieux de ses intérêts matériels directs [il faut bien vivre, même si l'existence de tel ou tel blog ne semble pas s'imposer dans le paysage digital mondial] et prêt à tout pour se faire une place au soleil : par comparaison, les journalistes classiques sont de paisibles pères de famille, sinon des rentiers historiques campés sur leurs droits acquis. Le blogueur fait feu de tout bois : le nanard comme le chef-d'oeuvre, le jeune créateur moribond comme la vénérable maison centenaire, Flik Flak et Patek Philippe, le bon grain comme l'ivraie. Au lecteur de faire le tri et de se débrouiller entre les dossiers de presse bruts de décoffrage, les opinions péremptoires et les émerveillements forcément énamourés...
 
◉◉◉ Deuxième leçon : le blogueur travaille dans le temps quand le journaliste classique travaille dans l'espace. La différence est fondamentale.  Le blogueur est pressé quand le journaliste est compressé : ce dernier a besoin de place [qui ne lui sera concédé qu'en fonction du retour publicitaire escompté], mais le blogueur a besoin de rapidité. Normal, puisqu'il livre un produit généralement lyophilisé, du genre instant coffee tranféré en instant post : il faut alimenter la fournaise, poster, poster, poster jusqu'à la lie, en rêvant d'un référencement optimisé qui permettra de vendre quelques clics pour quelques cents supplémentaires. Le temps, c'est ce qui manque au blogueur pour prendre de la distance [cet espace où le journaliste classique devrait – conditionnel dubitatif – faire la différence] et mettre son information en perspective en la hiérarchisant [encore un problème de gestion de l'espace où le journaliste devrait exceller]...
 
◉◉◉ Troisième leçon : le blogueur ne lésine jamais sur la flagornerie, là où le journaliste classique – encarté ou non – tient à sauver la face, même dans un contexte déontologique déjà passablement écorné par la pression publicitaire. Insatiable avaleurs de banners et gros consommateurs de partenariats tarifés à des prix ridicules, les blogueurs vivent de l'amour qu'on leur porte (personnellement), alors que les journalistes classiques vivraient plutôt de la cote d'amour de leur titre, sans lequel ils ne sont plus rien. La nuance est de taille. La brosse à reluire n'est donc jamais assez lustrante, ni le cirage assez gras pour se complaire dans l'admiration indifférenciée pour les vessies comme pour les lanternes. Quand on ne se vend pas cher, il faut se vendre beaucoup et souvent : question élémentaire de marge unitaire !
 
◉◉◉ Quatrième leçon : le blogueur est une excellente affaire pour les marques ! Toujours content, rarement exigeant, pas comme ces fat cats du journalisme institutionnel qui font le tour du monde en business class aux frais des marques, le blogueur est facile, pas cher et il peut rapporter gros tellement il a le don d'ubiquité. Il poste partout comme un serval dans son biotope. Pourquoi un serval ? Cet adorable félin africain a plusieurs caractéristiques, dont celle de ronronner comme un chat, mais aussi celle d'uriner trente fois par heure pour marquer son territoire – ce qui fait penser à certains maniaques du tweet, qui nous préviennent dès qu'ils ont changé de terrasse de bistrot. Les marques savent contenter les blogueurs avec un peu de verroterie : un stylo griffé, une clé USB, quatre sushis pâteux à l'open bar du SIHH, une casquette pour ceux qui auraient déjà la grosse tête, cinq minutes avec la montre hands-on (la montre déjà rayée par les autres blogueurs), une entrevue exclusive – forcément nirvanesque – avec le CEO qui ne leur tiendra de toute façon aucun propos exclusif. Il n'en faut pas plus pour appâter les nouveaux "amis des marques" : ils ristournent en espaces éditoriaux gratuits [qui auraient normalement un prix de marché] le temps qu'on leur a vaguement consacré...
 
◉◉◉ Cinquième leçon : au fond, le blogueur se moque de l'information. Ne serait-ce que parce qu'elle lui vient directement, naturellement, sans efforts, à travers une sorte de distributeur automatique. Il n'y a pas dix ans, les journalistes classiques devaient mériter les dossiers de presse et leurs images : que de candidats blackboulés avant même d'avoir franchi la porte du bunker Rolex de Bâle. Ce privilège d'intermédiation a longtemps été la seule force et la seule légitimité des journalistes, qui ont eu le malheur de s'en contenter et de l'accepter pour prix de leur docilité. Les marques ont changé la règle du jeu en mettant tout en ligne, en accès libre, avant même l'ouverture des hostilités. Dépouillés de ce privilège, que reste-t-il aux journalistes face aux blogueurs ? On se gardera de répondre, mais on en déduira que ce n'est plus l'accès à l'information qui distingue le journaliste. Pas plus que cet accès aux dossiers officiels ne fait le blogueur : lui, il est dans la dissémination de la communication des marques [qui n'est pas de l'information : nuance !] et dans la numérisation forcenée de tout ce qui peut l'être [on n'a pas écrit de tout ce qui mérite de l'être]. Le blogueur est prodigue : il sème à tous les vents une marchandise relativement inconsistante, des images et des mots, avec une logique de quantité plus que de qualité. C'est une sorte de revendeur à la sauvette, quand les journalistes classiques entendaient tenir une épicerie de quartier. Autres temps, autres moeurs...
 
◉◉◉ Sixième leçon : le blogueur est très sympa. Il est toujours content, positif [parce que souvent américain ou de culture anglo-saxonne], fraternel avec les autres médias, friendly en diable, volontiers chahuteur, rigolard comme ne le sont plus les professionnels d'une presse écrite vouée à l'obsolescence, jamais radin dans ses enthousiasmes, ni d'ailleurs négatif dans son appréciation des marques [au pire, il s'abstient ou il copie-colle le dossier de presse sans commentaires], rarement exigeant et finalement plutôt agréable à vivre. C'est le good guy, même quand il a une réputation de bad boy depuis qu'il s'est permis un vague commentaire dont une virgule suspecte aurait pu être interprétée comme un soupçon de scepticisme. Chez les blogueurs, il n'en faut pas beaucoup pour poser au rebel without a cause et au desesperado : il suffit que le shérif ait un jour froncé les sourcils ! Et le blogueur a une autre qualité majeure : il fait le service après vente lui-même, par une auto-promotion forcenée capable de démultiplier la moindre de ses citations.
 
◉◉◉ Septième et dernière leçon (du moins provisoirement) : s'il n'est pas encore très professionnel, comme on vient de le voir, le blogueur le devient très vite, à sa manière. Il commence à transformer son enthousiasme d'aficionado en regard de passionné. Il se fait plus intransigeant, moins naïf. On le voit prêt à moins se laisser engluer dans les multiples "villages Potemkine" du paysage horloger [qui n'en manque pas !] et on le sent davantage enclin à exprimer des goûts personnels intelligemment argumentés – au-delà du "j'aime-j'aime pas" initial. Si guerre il doit y avoir entre blogueurs et journalistes classiques, comment ne pas miser sur le victoire des blogueurs, quand ils auront compris où se situaient le mérite réel et les secrets de la puissance des anciens "tigres de papier" ? Avec quelques années de plus, les poneys sauvages de la génération Y finiront peut-être même par devenir des journalistes à part entière. 
 
 
◉◉◉ Les marques vont devoir s'y faire : pour paraphraser Victor Hugo à propos de Waterloo, le combat a changé d'âme et l'espoir a changé de camp. On ne peut imaginer, dans les années qui viennent [et sans doute dès Baselworld] qu'un peu moins de journalistes classiques – au sens large – et un peu plus de blogueurs – au sens tout aussi large. Ces derniers ont des exigences de travail et des constantes de temps différentes : aux marques de les comprendre, sans vouloir les reformater à l'image des anciens médiacrates et en préservant leur (relative) fraîcheur d'âme, en se souvenant qu'ils sont souvent venus à l'information horlogère par passion plus que par obligation. L'issue du combat ne se joue sur la sélectivité dans la distribution de la communication [de plus en plus de sites presse sont désormais en accès libre, ce qui est tout-à-fait normal à l'ère des "journalistes-citoyens"], mais sur l'intelligence dans la rediffusion de l'information : tous ces mots ont un sens ! Co-producteurs de cette information avec les marques [et donc respectables dans cette mission], les blogueurs sont ici le reflet d'une translation du pouvoir qui est en train de s'opérer entre les marques et leurs publics, devenus "co-propriétaires" non des entreprises, mais de leur essence immatérielle – celle qui fonde leur vraie valeur...
 
◉◉◉ Pour les lecteurs distraits, Business Montres est aussi – mais sans l'être vraiment – un blog : enfin, pas tout-à-fait, mais quand même beaucoup... Notre choix du numérique au détriment du papier date à peu près de la crise de 2008 – ce qui ne signifie pas que le papier est pour nous une option définitivement interdite ! Tout ce qui vient d'être d'être dit sur les blogueurs nous concerne donc, de même que tout ce qui a été dit à propos des journalistes classiques. À chacun de décider si nous avons pris le meilleur – ou le pire ! – des deux univers...
G.P.
 
 
 
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